SOMMAIRE
 
 
 
 

INTRODUCTION............................................................................................... 1

  1. De la sélection naturelle à l'idée d'instinct moral......................................... 6
  1. Les pré-darwiniens et les darwinistes sociaux........................................... 6
  2. Ouvertures naturelles vers autrui............................................................. 8
  1. La sociobiologie : retrouver ego dans alter............................................ 8
  2. L'entraide, le groupe.............................................................................. 10
  3. Conclusion.............................................................................................. 11
  1. De l'instinct moral à la conscience morale.................................................... 12
  1. Morale subjective....................................................................................... 13
  1. La tribu.................................................................................................. 13
    1. Tribu et instinct moral...................................................................... 13
    2. Caractèrisation.................................................................................. 13
  1. Le totem................................................................................................. 15
    1. Le totem en général........................................................................... 15
    2. Le langage comme totem................................................................... 18
  1. Le respect............................................................................................... 19
    1. De la tribu au respect........................................................................ 20
    2. Du respect à la tribu.......................................................................... 22
    3. Conclusion.......................................................................................... 23
  1. Typologie des sentiments moraux......................................................... 24
    1. La structure affective morale............................................................. 25
    2. Les sentiments moraux...................................................................... 26
    3. Latitude de la conscience morale....................................................... 27
  1. Réfutation du subjectivisme.................................................................. 29
  1. Morale objective........................................................................................ 30
  1. L'instinctivisme n'est pas un subjectivisme.......................................... 30
  2. Typologie des principes moraux............................................................. 34
    1. Des sentiments moraux de base aux principes moraux.................... 34
    2. Morale objective et totem................................................................... 36
    3. Les raisonnements moraux................................................................ 39
  1. Réfutation du culturalisme.................................................................... 41
  1. Morale réflexive........................................................................................ 49
  1. Le cognitivisme et le problème du tout de la morale............................. 49
  2. Comment la morale devient réflexive.................................................... 51
    1. Evolution du totem.............................................................................. 51
    2. Adhésion au groupe............................................................................ 53
  1. Typologie des principes politiques......................................................... 54
  2. Critique du cognitivisme........................................................................ 56
  3. L'instinctivisme et les stades de Kohlberg............................................ 62
  1. Conscience morale et éthique........................................................................ 64
  1. L'erreur naturaliste.................................................................................... 65
  2. L'erreur nihiliste........................................................................................ 67
  3. Pour une moralité du sens commun........................................................ 69
  4. Pourquoi les hommes sont-ils immoraux................................................. 73
CONCLUSION................................................................................................... 76


INTRODUCTION
 
 
 
 

L'éthique et la morale bénéficient ces dernières années d'un regain d'intérêt dont témoigne le nombre important d'ouvrages parus leur étant consacrés. Mais loin de s'effectuer dans une seule direction, ce renouveau ressemble davantage à un feu d'artifice, où chaque théorie part dans une direction différente : qu'il s'agisse de fonder la morale en raison, ou de nier la possibilité d'une telle fondation, de l'appuyer sur une transcendance, ou au contraire sur la culture, voire la biologie... Pourtant, le plus étonnant est que tout le monde semble d'accord sur l'essentiel, à savoir sur ce qu'il faut faire, sur le contenu de la conscience morale. Celle-ci est considérée comme un fait, une évidence, qui n'est pas à déterminer, mais à expliquer. Pour cette raison, la conscience morale est au centre de toute théorie morale. En effet, soit la réflexion sur la question "que dois-je faire" conduit à un résultat conforme à la conscience morale, auquel cas il convient de justifier cette adéquation (il faut alors produire une théorie de la conscience morale comme précompréhension éthique du bien, du juste... ), soit ce n'est pas le cas, et alors il faut produire une théorie de la conscience morale comme illusion. Dans tous les cas, on ne peut simplement l'ignorer, car l'évidence et la force avec lesquelles elle s'impose à nous la rendent incontournable.

La question qui se pose est alors la suivante : comment se fait-il qu'en dépit d'un consensus aussi large sur le point le plus important, à savoir le contenu de la conscience morale, il soit impossible par ailleurs de se mettre d'accord ? A cela, il y a deux raisons principales :

(1) Peut-être a-t-on confondu l'évidence de la conscience morale, et la simplicité. Ce n'est pas parce qu'elle s'impose à tous avec la même évidence que nous parlons vraiment de la même chose. On a trop souvent tendance à ramener la conscience morale à quelques formules du type "ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'il te fasse", ou "n'agis pas en pensant à ce que ton action peut t'apporter"... Le consensus qui s'opère sur de tels principes masque les réelles divergences qui existent sur des points comme le rapport de la conscience morale aux sentiments ou aux raisonnements, ou encore sur la nature de relations privilégiées telles que l'amitié... L'évidence de la conscience morale ne doit en aucun cas dissimuler sa très grande complexité.

(2) D'autre part, toute théorie éthique se compose généralement de trois moments : un moment proprement moral où il s'agit de répondre à la question "que dois-je faire ?", un moment anthropologique dans lequel, à partir d'une théorie de l'homme, il faut montrer comment naît en nous la conscience morale, quel est son rapport avec les lois morales qui ont été dégagées... Enfin, un moment psychologique, sociologique, ethnologique, voire phénoménologique lors duquel il s'agit de mettre la théorie anthropologique de la conscience morale à l'épreuve des faits. Or, la plupart du temps, les théories sont avant tout des théories morales, c'est-à-dire qu'elle s'attachent en priorité à déterminer le bien, le juste..., la confrontation à la conscience morale n'étant dès lors qu'un moyen de confirmer cette théorie. Par conséquent, il est très difficile de ne pas céder à la tentation de simplifier abusivement la conscience morale, de n'en retenir que ce qui corrobore une théorie morale, en rejetant le reste parmi les illusions de la "volonté pathologiquement affectée". Peut-être obtiendrait-on de meilleurs résultats en inversant la démarche, ainsi que le fit naguère Kant dans la Fondation de la métaphysique des moeurs, en partant de la conscience morale comme d'un fait, et en en cherchant les conditions de possibilité.

La question qui se pose alors est : pourquoi faut-il le refaire après Kant ? L'analyse de Kant a un défaut majeur, mais très instructif : elle part d'une version minimaliste de la conscience morale. En réduisant cette dernière à la "volonté bonne", Kant passe à côté de toute sa richesse et sa complexité. En quoi est-ce instructif pour nous ? Cela montre qu'il est impossible de partir de la conscience morale elle-même, justement du fait de sa très grande complexité, et que l'on est toujours obligé de présupposer une certaine anthropologie. En l'occurrence, chez Kant, il s'agit d'une conception de la faculté de désirer qui précède toute analyse : celle-ci est considérée comme une faculté essentiellement passive et empirique, par laquelle nous ne désirons que les choses dont nous avons pu constater qu'elles étaient bonnes pour nous (d'où la nécessité d'introduire une exception, la loi morale, pour rendre compte du phénomène moral de la volonté bonne qui n'est pas subordonnée au plaisir).

Puisqu'il est impossible de partir du fait moral lui-même, nous devrons donc partir d'une anthropologie primitive, mais au moins essaierons-nous de faire en sorte que celle-ci ne gomme pas la complexité de la conscience morale. Reste à répondre à la question essentielle : quelle anthropologie choisir ? Quelle théorie de l'homme nous permettra de rendre compte le plus fidèlement de la conscience morale ? Un grand choix s'offre à nous, allant de l'homme transcendant à l'homme sensible en passant par l'homme rationnel ou culturel. Nous essaierons de bâtir une anthropologie reposant sur une conception de "l'homme instinctif". Comment justifier ce choix ? Ce n'est qu'à la fin de ce mémoire que nous pourrons juger s'il était judicieux, néanmoins nous pouvons d'ores et déjà avancer un argument en faveur de l'instinct (terme qu'il ne faut pas entendre au sens restreint d'une suite de comportements déterminés innés, mais au sens large de comportement dont l'origine, ou dont la structure a une origine innée). Nous avons vu que l'anthropologie kantienne reposait sur une conception passive de la faculté de désirer. C'est également le cas des deux principales théories alternatives à la théorie instinctiviste (c'est ainsi que nous appellerons désormais cette théorie tentant de rendre compte de la conscience morale par un instinct) : le culturalisme et le cognitivisme. Ces deux théories ont en commun de considérer la moralité comme quelque chose qui advient à l'homme pour ainsi dire par accident. Ainsi, pour le culturalisme, l'homme est moral du fait d'une adaptation à la société. Pour le cognitivisme, la moralité est une conséquence de la rationalité de l'homme, ce dernier est rationnel avant d'être moral, la moralité est découverte, trouvée. Dans les deux cas, l'homme n'est pas un être essentiellement moral. Seule la transcendance (la liberté) permettait de considérer l'homme comme un être à qui la moralité n'advient pas, mais dont elle fait essentiellement partie. En adoptant une anthropologie instinctiviste, qui implique une conception dynamique de la faculté de désirer, nous pourrons peut-être rendre compte de l'homme comme d'un être essentiellement moral sans avoir recours à la transcendance, ce qui marquerait l'étape ultime de la sécularisation de la morale.

L'objectif de ce mémoire sera donc de rendre compte de la conscience morale à l'aide d'une anthropologie laissant une place importante aux instincts, ces instincts étant eux-mêmes dus à la sélection naturelle. Avant même de commencer ce travail de nombreuses objections pourraient nous être adressées. Les culturalistes objecteront que la fixité d'un instinct est incompatible avec la grande diversité des morales humaines, les cognitivistes, qu'on ne peut expliquer la conscience morale sans invoquer des principes et des raisonnements, ce qui semble incompatible avec des instincts, sans oublier les arguments kantiens contre l'idée selon laquelle la morale pourrait avoir une origine naturelle. Nous aurons donc une double tâche : d'une part développer une théorie instinctiviste de la conscience morale cohérente, et d'autre part, tenter de réfuter les théories alternatives, tout en intégrant leurs critiques.

Le plan de ce mémoire suivra les trois moments que nous avons exposés : (1) anthropologie ; (2) psychologie, sociologie, phénoménologie... (3) éthique. Dans la première partie, nous tenterons de montrer que des instincts dus à la sélection naturelle peuvent être à l'origine de comportements altruistes, et nous verrons de quel type de comportements altruistes il peut s'agir. Dans la seconde partie, nous essaierons de faire sortir de cette ébauche toute la conscience morale dans sa richesse et sa complexité. Enfin, dans la dernière partie, nous étudierons les conséquences de la théorie instinctiviste de la conscience morale sur le plan éthique, et nous verrons en quoi elle peut permettre de répondre à la question "que dois-je faire ? ".

A. DE LA SELECTION NATURELLE A L'IDEE D'INSTINCT MORAL
 
 

Expliquer la conscience morale par la sélection naturelle peut sembler une aberration au regard de l'histoire de la philosophie. En effet, il ne s'agit pas d'une idée neuve, et avant même Darwin, Kant semblait avoir réfuté définitivement toute tentative d'explication de la moralité humaine par son animalité. Après Darwin, ceux que l'on appelle les darwinistes sociaux ont encore renforcé ce clivage. Dans cette première partie nous nous proposerons d'analyser rapidement l'histoire des conceptions sur les rapports entre la sélection naturelle et la morale. Cette rétrospective nous permettra de dire si oui ou non la sélection naturelle est susceptible de produire chez l'homme des comportements altruistes. Mais surtout, nous pourrons dire quel type de comportements altruistes elle rend possible.
 
 

I. Les pré-darwiniens et les darwinistes sociaux
 
 

Aristote et Kant n'avaient pas la notion de sélection naturelle, mais ils n'en possédaient pas moins une certaine conception de la nature que Kant résume de la manière suivante: "[...] il ne se présente nul organe à destination d'une fin quelconque qui ne soit en outre le plus adapté et le plus approprié à cette fin.". Ce principe est finalement assez proche de l'idée darwinienne d'adaptation au milieu. Mais si la nature est toujours bien faite, il reste à déterminer ce que ce "bien" signifie. Or, ce qui immédiatement vient à l'esprit lorsque l'on parle de perfection de la nature, ce sont les moyens, parfois extraordinairement complexes, grâce auxquels les individus (animaux ou végétaux) survivent dans un environnement hostile. Si bien que le principe de perfection naturelle devient un principe de survie de l'individu que l'on peut formuler de la manière suivante : les organes, les comportements et toutes les caractéristiques d'un individu (animal ou végétal) ont pour but de lui permettre de survivre le mieux et le plus longtemps possible dans son environnement. Par conséquent, le principe de perfection naturelle est un principe "égoïste" (non pas au sens moral, mais au sens où il est tourné vers l'individu).

Les darwinistes sociaux, quant à eux, se sont servis de la théorie darwinienne pour justifier une vision inégalitaire de la société. Leur raisonnement, qui est devenu un lieu commun, est basé sur une conception de la sélection naturelle qui est celle de la lutte de tous contre tous : dans une espèce donnée, seuls les individus les plus forts et les mieux adaptés à leur milieu peuvent survivre et transmettre leur patrimoine génétique, les autres sont condamnés à la disparition. On voit que dans une telle conception les individus d'une espèce donnée sont des ennemis les uns pour les autres, et que par conséquent, si la sélection naturelle devait sélectionner un comportement, ce serait un comportement "égoïste" au sens ou il permettrait à un individu de prendre le dessus sur ses rivaux, et finalement de les éliminer.

Nous sommes donc en présence d'une tradition scientifique, qui pour les animaux lie la sélection naturelle aux comportements "égoïstes" au sens non moral mais purement descriptif du terme. Transposée chez l'homme, cette tradition a donné naissance à des conceptions philosophiques liant l'animalité, la corporéité, et finalement le caractère naturel de l'homme, à ses penchants égoïstes (au sens moral du terme).

Dès lors, l'on se trouve devant la nécessité de scinder l'homme en deux, avec une partie naturelle et égoïste, et une autre partie surnaturelle et morale, (qu'il s'agisse de la scission entre l'âme et le corps, ou comme chez Kant, entre l'ordre de la nature et celui de la liberté... )

Cette conception de l'homme interdit formellement que l'on rende compte de la conscience morale en termes d'instincts dus à la sélection naturelle.
 
 

II. Ouvertures naturelles vers autrui
 
 

Mais bien que de telles théories soient les plus répandues, et les plus profondément enracinées dans la conscience collective (que l'on songe à l'expression "agir comme un animal"), elles n'en sont pas pour autant indiscutées. Dès les débuts du darwinisme, l'on a avancé l'idée que la sélection naturelle pouvait être à l'origine de comportements altruistes. Nous exposerons donc les deux principales théories qui prétendent expliquer les comportements altruistes à l'aide de la sélection naturelle : la sociobiologie, et la théorie de l'entraide.
 
 

1) La sociobiologie : retrouver ego dans alter
 
 

La sociobiologie, qui s'est développée récemment, et est au centre d'un vif débat, prétend expliquer un certain nombre de comportements altruistes chez des animaux, par un mécanisme de sélection de la parentèle. Certains individus peuvent aider des membres de leur parentèle, voire se sacrifier pour eux. Ce type de comportements, qui peut sembler contraire à la sélection naturelle est en fait explicable. En effet, ce qui compte, ce ne sont pas les individus, mais les gènes, dont ils sont en quelque sorte les "véhicules", si bien qu'un individu qui se sacrifie pour ses enfants, ou pour des membres de sa famille proche, favorise en fait la propagation de son patrimoine génétique.

Une telle explication des comportements altruistes ne peut se comprendre qu'envers des membres de la parentèle, en effet, seuls des individus dont le patrimoine génétique est très semblable, peuvent avoir intérêt, du point de vue de la sélection naturelle, à se sacrifier les uns pour les autres. Ici, le comportement altruiste n'a de sens que dans la mesure où c'est pour ce qu'il y a de commun génétiquement entre moi et un autre individu que je me sacrifie ; d'une certaine manière, c'est la part de moi qui se trouve en autrui que je cherche à sauver.

Un tel modèle explicatif n'est pas inintéressant. En particulier, chez l'homme, il pourrait très bien expliquer un certain nombre de comportements familiaux, comme l'instinct maternel (s'il existe)... Mais on voit bien qu'il ne pourrait expliquer la très grande majorité des comportements moraux. En effet, la morale humaine est indifférenciée, c'est-à-dire que je peux avoir un comportement altruiste avec n'importe qui (même si statistiquement, certaines catégories de la population sont davantage favorisées par moi que d'autres). L'altruisme humain ne se limite pas à la parentèle.

2) L'entraide, le groupe
 
 

On peut néanmoins tenter d'expliquer les comportements altruistes en faisant appel à la sélection naturelle, mais sans avoir recours à la parentèle. Car l'altruisme peut être payant s'il est réciproque, plus précisément, s'il est mutuel. Il s'agit simplement de dire que des individus sont plus performants à plusieurs que seuls : qu'il s'agisse d'être plus efficace dans l'utilisation du milieu (entraide pour la chasse, défense contre les prédateurs... ), ou qu'il s'agisse de la lutte contre des concurrents au sein même de l'espèce. Evidemment, à l'intérieur de cette structure de base (le groupe), l'altruisme peut avoir un degré fort variable : depuis la simple alliance ponctuelle pour accomplir une action qui serait inaccessible aux individus isolés, jusqu'à des relations stables et durables d'entraide.

De manière générale, ce qui caractérise ce mode d'altruisme naturel c'est une relation prioritaire réciproque. Elle est prioritaire en ce que les individus constitutifs du groupe se traitent entre eux mieux qu'ils ne traitent ceux qui n'y appartiennent pas. Elle est réciproque en ce qu'elle n'est possible qu'à condition que ce sentiment de préférence soit partagé par tous.

On voit bien que ce type d'altruisme est indifférencié, c'est-à-dire qu'il peut profiter à n'importe quel individu d'une espèce donnée. C'est donc ce type d'instincts altruistes que nous prendrons comme point de départ pour rendre compte de la conscience morale.
 
 

3) Conclusion
 
 

Nous avons mis en évidence un processus adaptatif susceptible d'avoir produit chez l'homme un instinct permettant de rendre compte de la conscience morale. Evidemment, il ne s'agit que d'une ébauche : il n'est pas question de ramener toute la conscience morale à cette relation prioritaire réciproque. Au contraire, en la prenant pour point de départ, pour esquisse, nous tenterons dans la seconde partie d'extraire toute la richesse, la diversité et la complexité de la conscience morale.

Nous pouvons néanmoins, d'ores et déjà, avancer les points suivants :

(1) La relation étant "prioritaire", il faudra renoncer à toute idée d'humanisme égalitariste : la conscience morale, si elle a une origine instinctive ne saurait se contenter de donner une égale dignité à tous les hommes. Au contraire, elle est originairement inégalitaire : certains individus valent mieux que les autres à mes yeux, et j'attends de leur part qu'ils ne me traitent pas comme si j'étais "n'importe qui". Mais ça ne veut pas dire que nous ne pourrons pas, malgré tout, faire surgir de cet "instinct moral" un sentiment de respect pour tout homme.

(2) La relation étant "réciproque", il faudra renoncer à toute idée de gratuité de l'acte altruiste : j'attends toujours quelque chose en échange. Mais là encore, ça ne veut pas dire que toute action altruiste se fasse en vue de la réciprocité.

Ces deux points semblent compromettre dès le début notre tentative de rendre compte de la conscience morale par un instinct (c'est pourquoi nous les avons soulignés dès maintenant). Mais nous verrons par la suite qu'ils nous permettent de rendre compte de la conscience morale avec beaucoup plus de finesse qu'en se contentant de ses déterminations habituelles (tous les hommes sont dignes d'un égale respect, une action n'est bonne que si elle est désintéressée) qui sont certes vraies, mais ne reflètent qu'un aspect de la complexe structure de la conscience morale.

Enfin, nous n'avons pas traité dans cette partie des conditions de possibilité biologiques d'un tel instinct altruiste. Comment des comportements aussi complexes et aussi flexibles que l'altruisme, la préférence, la réciprocité..., peuvent-ils être dus à un instinct inné ? Nous verrons par la suite que l'instinct est secondé par la culture et la raison, néanmoins cet instinct reste problématique. Mais cela rentre dans un débat plus large sur l'inné et l'acquis, qui n'est toujours pas tranché (que l'on songe par exemple aux discussions sur l'existence d'un instinct maternel). Par conséquent, nous mettons ce problème entre parenthèses, tout en gardant à l'esprit que la cohérence de la théorie instinctiviste est suspendue aux progrès que feront les sciences de l'esprit dans ce domaine.
 
 

B. DE L'INSTINCT MORAL A LA CONSCIENCE MORALE
 
 

Nous avons mis en évidence la possibilité d'un instinct moral chez l'homme qui se traduirait sous la forme d'une relation prioritaire réciproque. Mais cet instinct reste hypothétique. Nous devrons donc dans cette partie, examiner si l'on retrouve bien chez l'homme des comportements ou des penchants qui y soient conformes. D'autre part, une fois ceux-ci mis à jour, nous devrons les prendre comme point de départ pour en dégager l'ensemble de la conscience morale dans toute sa richesse.

I. Morale subjective
 
 

La première manifestation de l'instinct moral va se faire sous la forme d'un sentiment subjectif.
 
 

1) La tribu
 
 

a) Tribu et instinct moral
 
 

Nous avons ramené l'instinct moral à des relations prioritaires réciproques. Or, de telles relations existent bien chez l'homme : qu'il s'agisse de l'amitié, mais aussi de sentiments tels que le patriotisme, le racisme..., ou encore des relations qui prévalent au sein d'associations... Toutes ces relations ont en commun d'avoir pour origine un sentiment.

Ce sentiment d'appartenance à un groupe dans lequel les relations sont prioritaires et réciproques, nous l'appellerons "sentiment de tribu", et ces relations elles-mêmes, nous les nommerons "tribus". Il s'agit par ce terme de regrouper une pluralité de relations dont la base est la même.
 
 

b) Caractérisation
 
 

Nous allons à présent dégager les caractères essentiels de cette relation que nous avons appelée tribu.

(1) La tribu est indifférenciée : Je ne suis pas destiné à l'origine à appartenir à une tribu déterminée, je suis potentiellement membre de (presque) toutes les tribus. Je peux me lier d'amitié avec n'importe qui, ou me sentir membre ou non d'un groupe national, racial, idéologique ou simplement reposant sur des goûts ou des comportements. Ce qui compte, c'est mon sentiment d'appartenance à un groupe, à une tribu. Des amis ont toujours entre eux ce genre de sentiment, en revanche, il ne suffit pas d'être blanc pour avoir un sentiment d'appartenance à la race blanche (entraînant un respect plus grand envers les blancs). Ce n'est donc aucun critère objectif qui fait de moi un membre d'une tribu, seul mon sentiment d'appartenance à la tribu en fait de moi un membre (même si cette tribu peut reposer sur des critères spécifiques (race, nationalité, mode vestimentaire, goûts, passe-temps, idéaux... ).

(2) Dans la tribu, la relation prime sur les services : la tribu est antérieure aux comportements d'entraide et de soutien qu'elle permet. C'est parce que tu es mon ami que je t'aide, c'est parce qu'elle est de la même nationalité que lui, qu'un nationaliste aidera une personne, et non le contraire. Ce ne sont pas les services qui constituent la tribu (même s'ils aident à l'entretenir), mais c'est la tribu qui justifie les services.

(3) La tribu est une relation prioritaire : c'est une façon de se sentir protégé (indépendamment de toute agression concrète). Au sein d'une tribu, j'ai le sentiment de ne pas être n'importe qui, je vaux mieux aux yeux des membres de ma tribu que des étrangers, je passe en priorité.

(4) La tribu est une relation réciproque : j'aime les membres de ma tribu, je veux leur bien davantage que celui des autres (si j'ai à choisir, je privilégierai mon ami, mon compatriote, si je suis nationaliste... ).

(5) La tribu n'est pas une relation exclusive : Je peux appartenir à plusieurs tribus en même temps (je peux à la fois me sentir basque, amateur d'un certain type de musique..., ou bien me sentir Français, et plus encore Breton, et plus encore Brestois... ).

(6) Il y a un rapport entre l'extension de la tribu (le nombre de ses membres) et l'intensité du sentiment de protection qu'elle me procure : plus une tribu est restreinte, plus elle est sécurisante : appartenir à une tribu très étendue me donne certes l'impression de ne pas être seul et noyé dans la masse, mais au sein même de cette tribu, en revanche, je ne vaux pas mieux que les autres, j'en suis un membre quelconque.
 
 

2) Le totem
 
 

a) Le totem en général
 
 

Nous avons donc passé en revue les caractéristiques de la relation qui est à la base de la conscience morale : la tribu. Or, parmi ces caractéristiques, nous avons vu que la relation primait sur les services (point 2) ; mais alors en quoi cette relation consiste-t-elle exactement ? Si l'on analyse la tribu en profondeur, on voit qu'elle consiste en une mise en commun, une unification de ses membres qui ne font alors plus qu'un. La tribu existe par le fait que ses membres en dépassant leurs différences individuelles se reconnaissent tous dans une entité supra-individuelle en laquelle ils placent tout ce qui les rapproche et qu'ils ont en commun. Cette entité, nous l'appellerons "totem". Le totem, en nous englobant tous, nous rend solidaires, nous ne faisons plus qu'un. Et c'est parce que nous avons le sentiment de cette unité que nous avons le désir de nous entraider.

Le totem est tout à fait évident dans un grand nombre de tribus qui le revendiquent : certains groupes posent un totem donné comme leur condition de possibilité, ce en quoi ils se reconnaissent. Ainsi c'est bien parce qu'ils partagent sa nationalité qu'un nationaliste peut avoir un sentiment de tribu envers ses compatriotes, c'est parce qu'ils partagent ses goûts (vestimentaires, musicaux...) qu'un membre d'un courant culturel peut éprouver un sentiment de tribu envers les autres membres... On voit qu'il existe une multitude de tribus qui sont rendues possibles par l'existence antérieurement à la tribu d'un totem. Rappelons que ce totem n'est jamais objectif, mais que chacun peut se reconnaître, ou non dans un totem. Lorsque nous éprouvons le besoin de nous sentir protégés au sein d'une tribu, nous rentrons dans une véritable quête d'un totem, qui soit un milieu raisonnable entre nos propres goûts, opinions..., et ceux qui nous permettront d'intégrer une tribu. Le totem résulte bien de cet effort de mise en commun, d'unification de nos déterminations individuelles avec celles des autres en vue de former une tribu. Il est évident qu'il sera plus aisé de s'intégrer dans une tribu avec les membres de laquelle nous avons beaucoup à partager, mais inversement, ce n'est pas parce que nous avons beaucoup de points en commun avec les membres d'un groupe, que nous voudrons nécessairement nous y intégrer.

La tribu qui rend ce mécanisme le plus visible, c'est l'amitié, justement parce qu'il n'y a pratiquement jamais en amitié de totem préétabli : l'amitié entre deux personnes est une perpétuelle recherche de totem : l'ami est le sujet agissant qui actualise ses dispositions pour parvenir à des traits de caractère du même type que les miens. Si nous sommes amis, ce n'est généralement pas parce que nous avons un certain nombre de points en commun (même si c'est souvent le cas), mais c'est par notre capacité à toujours trouver de nouveaux éléments qui nous rapprochent et nous unissent. Même si nous sommes pratiquement identiques, l'amitié cesse quand nous n'avons plus rien à nous dire, plus rien de nouveau nous permettant de nous rapprocher encore.

Le totem est donc cette entité supra-individuelle qui rend possible une tribu en unifiant et solidarisant ses membres. Il faut remarquer, avant d'aller plus loin, que si le besoin de tribu et les sentiments qui se nouent à l'égard des membres d'une tribu sont d'origine instinctive, le choix du totem, en revanche relève de la raison : il ne s'agit certes pas de raisonner, mais de rechercher et de trouver ce qu'il y a de commun entre moi et d'autres individus. On voit donc que loin d'être opposés, instinct et raison sont complémentaires dans le processus de la conscience morale.

Enfin, il conviendrait de justifier les relation entre raison et instinct, tribu et totem, mais nous ne pouvons ici émettre que des hypothèses : le totem tel que nous le constatons pourrait provenir d'un totem élémentaire et instinctuel qui se rencontre chez les grands singes sous la forme de l'épouillage, du jeu..., mais seuls la raison et le langage peuvent lui donner l'ampleur que nous lui connaissons.
 
 

b) Le langage comme totem
 
 

Nous avons vu le rôle et l'origine du totem. Celui-ci peut reposer sur les caractéristiques des individus (race, nationalité, aspect... ), sur leurs opinions, leurs goûts, leurs intérêts... Mais l'élément essentiel du totem, c'est le langage. Quand je parle à quelqu'un, je forme toujours une unité avec lui. Le langage est une mise en commun par sa nature-même. Mise en commun de nos avis, de nos conceptions du monde, de nos goûts... Quand je parle à quelqu'un, je forme toujours déjà une tribu avec lui : "Adresser la parole à quelqu'un, signifie au fond le reconnaître comme un membre possible de la communauté... ". Il y a cependant des degrés dans la puissance unificatrice du langage : le bavardage est déjà une mise en commun, mais la discussion en constitue le plus haut degré, car elle permet en outre de tomber d'accord, de dégager des consensus. Le langage ici n'est plus seulement une mise en commun, il uniformise les partenaires de la discussion dans leurs points de vue sur le monde.
 
 

3) Le respect
 
 

Nous avons mis en évidence une forme d'altruisme d'origine instinctive : celle qui a lieu dans le cadre de la tribu. Cette forme d'altruisme a deux caractéristiques principales : la première est qu'elle repose à l'origine sur un sentiment (c'est d'abord un besoin subjectif de protection, d'appartenance à une tribu, puis ce sont les sentiments d'attachement, de réciprocité, d'amour..., qui interviennent à l'intérieur de la tribu). La seconde est que cet altruisme est préférentiel, voire exclusif. En effet, si j'aime et apporte mon soutien aux membres de ma tribu, ce ne sera pas le cas pour ceux qui n'y appartiennent pas, et même très souvent, mon sentiment d'appartenance à la tribu me conduit à favoriser un des membres de cette tribu, au détriment de personnes n'en faisant pas partie. Ces comportements et ces sentiments font partie de notre quotidien, et il paraît difficile de les nier. En revanche, leur rapport à la conscience morale est problématique, car la plupart du temps, lorsque l'on cherche à définir cette dernière, on ne se contente pas d'invoquer un altruisme préférentiel, mais plutôt un amour des hommes en général. Si bien que l'on peut penser que la tribu, sans nier son existence, n'est pas à l'origine de la conscience morale. Il existerait donc une forme d'altruisme n'ayant rien à voir avec la tribu, et c'est cette forme d'altruisme qui serait à l'origine de la conscience morale.

Nous ne pourrons pas démontrer de manière définitive qu'il n'existe pas d'autres origines à la conscience morale. Cette démonstration, nous ne pourrons l'accomplir que dialectiquement en tentant de réfuter, dans le cours de ce travail, les théories alternatives à la théorie instinctiviste.

En revanche, nous pouvons montrer dès à présent, que la tribu exige comme condition de possibilité un sentiment de respect envers tout homme, ce qui rend plus satisfaisante une tentative d'explication de la conscience morale par les sentiments relatifs à la tribu, et donc par un instinct.
 
 

a) De la tribu au respect
 
 

Nous avons vu que la tribu était une relation indifférenciée, c'est-à-dire que le champ de nos partenaires possibles n'est pas restreint, sinon à l'humanité en général : n'importe qui peut devenir mon ami.

Mais comment cette relation débute-t-elle ? Comment devient-on l'ami de quelqu'un ? "Il est très difficile de reconnaître [les bons amis] autrement qu'en les mettant à l'épreuve, et l'épreuve en pareille matière s'effectue dans l'amitié-même, de sorte que l'amitié devance le jugement et rend l'épreuve impossible au préalable". On ne peut passer de l'indifférence totale à l'amitié, ni même à un début d'amitié. En effet, si une personne m'était totalement indifférente, je ne serais à aucun moment poussé vers elle, il n'y aurait tout bonnement aucune relation entre elle et moi, elle serait semblable pour moi à un meuble, ou à un animal. Mais s'il n'existe aucune relation entre nous, si je ne me sens pas poussé vers l'autre, comment une relation privilégiée pourrait-elle naître entre nous, d'où proviendrait-elle?

En vérité, l'observation des relations d'amitié nous apprend tout autre chose : je suis toujours avec autrui dans une certaine relation, autrui ne m'est jamais indifférent, il ne se confond pas avec les choses ou les animaux, même quand il m'est totalement inconnu et que nous n'avons jamais échangé la moindre parole, ni le moindre regard.

La nature de cette relation qui précède la tribu peut s'éclairer à la lumière de ce que nous avons dit du totem : le totem résulte d'une construction, d'une recherche de ce qu'il y a de commun entre des individus. Or, le totem étant condition de possibilité de la tribu, cette recherche et cette construction précèdent nécessairement toute relation privilégiée entre deux individus. Par conséquent, je suis toujours avec autrui dans une relation où je le considère comme un partenaire possible.

Nous pouvons encore affiner un peu plus cette définition en montrant qu'il n'y a pas de différence entre cette activité que j'exerce sur un parfait inconnu, et celle que j'exerce sur mes amis. Pour s'en convaincre, imaginons que nous nous trouvions seuls dans une pièce avec une personne inconnue. On voit tout de suite qu'elle ne m'est pas indifférente, je ne peux pas ignorer sa présence, je la ressens, il se crée une tension, voire une gêne entre nous. Le silence est pesant, comme dans une réunion entre ami où soudain l'on ne sait plus quoi dire. Même avec un inconnu, nous sommes toujours dans une relation qu'il s'agit d'entretenir, de développer en bâtissant un totem. Cette relation, qui précède la tribu, a donc fondamentalement la même structure qu'elle, si ce n'est qu'ici, le totem est entièrement à construire. Nous sommes donc toujours avec autrui dans une relation proche de la tribu, qui en constitue en quelque sorte l'embryon : cette relation, nous l'appellerons proto-tribu.

Par conséquent, j'éprouve toujours envers autrui les sentiments caractéristiques de la tribu. Le respect que nous éprouvons envers tout homme, est le sentiment d'appartenir avec lui à une proto-tribu, c'est-à-dire à une tribu dont le totem reste entièrement à construire.
 
 

b) Du respect à la tribu
 
 

En sens contraire, nous allons montrer à présent que les actions accomplies par respect tendent toujours à instaurer une tribu. En effet, de telles actions se caractérisent par le passage. Lorsque j'agis par respect, la personne bénéficiant de mon acte est pour moi une inconnue, semblable à toutes les autres (ce qui ne veut pas dire qu'elle m'est indifférente). Mais à peine cette action est-elle accomplie, que la personne n'est plus tout à fait une inconnue, elle n'est plus non plus totalement semblable aux autres : un lien s'est établi entre nous, nous sommes passés d'une relation proto-tribale, à une relation tribale. Le simple fait d'agir par respect fait aussitôt cesser le respect qui devient amour, si ténu soit-il. Quand j'aide un inconnu, il n'y a là rien de préférentiel, et j'aurais agi de même quelle que soit la personne en difficulté, j'ai donc agi par respect, en revanche, si par la suite, cette même personne avec d'autres se trouvait à nouveau en difficulté, je lui prêterais assistance plutôt qu'aux autres, car nous ne sommes plus des étrangers, ici, le respect proto-tribal a fait place à l'amour tribal.

Il convient néanmoins de remarquer que certains comportements apparemment dus au respect ne rentrent pas dans ce schéma : il s'agit d'actions altruistes, mais qui ne s'adressent à personne en particulier (comme donner de l'argent à une oeuvre caritative). Ici, on ne peut parler de relation proto-tribale. Ce type de comportements ne se caractérise pas du tout par le passage : nous verrons plus tard qu'il n'a pas la même origine. Le respect à proprement parler est donc un sentiment qui ,certes, s'adresse à tous les hommes, mais seulement à des hommes qui sont, pour ainsi dire, en face de moi.
 
 

c) Conclusion
 
 

En partant de la tribu qui est une relation altruiste prioritaire, nous avons mis en évidence l'existence de proto-tribus qui sont des relations altruistes universelles, le respect s'adressant à tous les hommes. Nous avons par conséquent dégagé les bases naturelles et instinctuelles d'un certain humanisme, respect des hommes en général, et pas seulement de certains hommes. Mais cela ne doit pas nous tromper, et nous ne devons pas ramener la morale du sentiment au respect. L'humanisme dans son sens le plus fort n'est qu'une vision parcellaire de la conscience morale. En effet, le respect, tel que nous l'avons décrit, constitue le plus bas degré de la moralité, la proto-tribu n'est qu'une tribu réduite à sa plus simple et plus médiocre expression. L'instinctivisme n'est donc pas un humanisme, car les sentiments moraux qu'elle décrit sont d'une richesse et d'une complexité qui dépassent largement le simple respect. Ce dernier ne constitue qu'une partie des sentiments moraux.

D'autre part, il convient d'introduire dès à présent une remarque qui aura une importance capitale par la suite : l'homme éprouve un sentiment de respect envers tous les hommes, mais pas envers les choses, par conséquent, il faudrait déterminer exactement ce qu'on entend ici par "homme" qui le distingue de tous les autres objets. Or notre théorie du respect permet de répondre à cette question : est objet de respect, tout individu susceptible de constituer avec moi une tribu, et donc capable d'élaborer avec moi un totem. Or ces conditions sont satisfaites par tout individu qui soit :

(1) Moral : c'est-à-dire qui éprouve lui aussi de tels sentiments envers moi, et qui désire constituer une tribu. Il est impossible de se lier avec quelqu'un qui n'a aucun désir de le faire.

(2) Raisonnable : car comme nous l'avons dit, la constitution du totem est l'oeuvre de la raison.
 
 

4) Typologie des sentiments moraux
 
 

Dans cette partie, nous récapitulerons ce que nous avons déjà dit, afin d'avoir un aperçu synthétique de la structure affective de notre conscience morale. Puis, nous dégagerons la liste des sentiments moraux à proprement parler, c'est-à-dire des sentiments qui sont à l'origine de nos comportements moraux.

a) La structure affective morale
 
 

La structure affective de notre conscience morale est la suivante :

(1) une relation proto-tribale que nous avons avec chaque homme.

(2) cette relation vise à la constitution d'un totem.

(3) l'émergence d'un totem transforme la relation proto-tribale en tribu qui est une relation prioritaire réciproque, c'est-à-dire :

(3a) j'éprouve de la bienveillance, de l'amour envers les membres de ma tribu.

(3b) j'attends de leur part cette même bienveillance, la tribu permet donc de satisfaire mon besoin de protection.

(4) il existe quatre différentes sortes de tribu, selon que la tribu est intensive (tous les membres se connaissent) ou extensive (les membres ne se connaissent pas) et selon que le totem est défini ou indéfini :

(4a) l'amitié est une tribu intensive (tous les amis se connaissent) et dont le totem est indéfini (l'amitié est une perpétuelle quête de totem, elle ne se définit jamais par un totem donné).

(4b) les tribus de type associatif sont intensives, mais le totem y est défini (par exemple, dans une association d'anciens marins, tous les membres se connaissent, mais ce qui les réunit, c'est un totem déterminé : le fait d'avoir été marin).

(4c) le nationalisme, le racisme, le fait d'adhérer à des modes..., sont des tribus extensives car elles sont trop vastes pour que les membres se connaissent, et leur totem est défini : si je suis raciste, j'ai le sentiment d'une relation privilégiée avec les individus de même race, même si je ne les connais pas.

(4d) la dernière forme de tribu, extensive et à totem indéfini, peut sembler impossible (comment me lier avec quelqu'un que je ne connais pas et dont je ne me sens pas proche a priori ?), mais elle n'est en fait rien d'autre que la relation proto-tribale elle-même, dont on voit bien alors qu'elle n'est que la forme la plus élémentaire et la plus pauvre de la tribu.
 
 

b) Les sentiments moraux
 
 

A présent que nous avons une idée claire de la structure de notre affectivité morale, il reste à dresser la liste des sentiments que l'on peut appeler "moraux" parce qu'ils sont à l'origine de notre moralité :

(1) le respect : c'est le sentiment qui nous fait vouloir le bien des hommes en général, et inversement nous empêche de leur faire du mal.

(2) l'amour : c'est le sentiment qui nous fait préférer le bien de nos proches à celui des autres. Avec le respect, nous voulons le bien de tous, avec l'amour, s'il faut choisir, nous privilégierons nos proches.

(3) la reconnaissance : comme nous l'avons vu, l'action accomplie par respect se caractérise par le passage, autrement dit, une "bonne action" place celui qui l'accomplit et celui qui en bénéficie dans la situation de membres d'une tribu, or comme les membres d'une tribu attendent toujours de la bienveillance les uns des autres, le destinataire d'une "bonne action" se sent bienveillant (ou reconnaissant) envers celui qui l'a accomplie, de même que ce dernier attend du premier qu'il soit dorénavant bienveillant envers lui. Il ne s'agit pas du tout d'un prêté pour un rendu, mais d'une disposition particulière de l'esprit mise en place par un bienfait.

(4) l'horreur du mensonge : le mensonge a un rôle particulier, car il est à la base du totem. En effet, trouver des points communs avec quelqu'un exige bien souvent que l'on s'adapte à cette personne, que l'on adopte ses goûts (tandis qu'elle fait de même) : tout totem repose sur un grand nombre de petits mensonges qui sont tout à fait nécessaires. En revanche, découvrir que l'autre a menti, c'est tout à coup découvrir que le totem sur lequel s'appuyait notre relation est artificiel et faux, et soudainement, c'est la relation elle-même qui n'a plus de contenu. Ce dont nous avons horreur, ce n'est donc pas tant du mensonge en lui-même, qui parfois est utile et même nécessaire, mais c'est de découvrir ce mensonge, cet usage faux du langage qui constitue la base de la tribu.

Cette liste n'est pas exhaustive, et on pourrait déduire de notre structure affective morale la plupart des sentiments moraux. A titre d'exemple, la fidélité qui est une variante de l'amour tribal ( je ne dois pas faire de mal aux membres de ma tribu), ou encore, le sens de la justice et de l'équité (si je m'approprie pour moi seul la plupart des ressources qui reviennent à la tribu, c'est comme si je volais les autres membres).
 
 

c) Latitude de la conscience morale
 
 

La typologie des sentiments moraux que nous avons dégagée, semble bien constituer un ensemble de prescriptions morales, affectives certes, mais tout de même assez strictes, ce qui semble contradictoire avec la grande diversité des morales que l'on observe dans le monde. Comment l'instinctivisme peut-il rendre compte d'une telle hétérogénéité ?

Nous avons déjà esquissé la réponse à cette question, en effet, tout au long de cette première partie, nous avons utilisé, pour illustrer nos dires, des types de comportements aussi divers que l'humanisme, le racisme, le nationalisme..., et nous les avons tous fait remonter à la même structure affective primitive. Mais ce qui distingue ces différents types de comportement, c'est le totem, dont nous avons vu qu'il ne relevait justement pas de l'instinct, mais de la raison : en d'autres termes, l'instinct nous pousse bien à créer des "valeurs", c'est-à-dire à privilégier certains groupes, certains comportements, certains goûts..., mais il nous laisse libre de choisir lesquels (l'homme, la race, la nation, tel ou tel courant musical...).

C'est par cette coopération entre instinct et raison que les morales sont si variées :

· entre les individus, car chacun au cours de sa vie est amené à privilégier telle ou telle forme de vie, de comportement..., qui constituent les valeurs de l'individu.

· entre les cultures, car une culture donnée est une forme d'unité entre des individus, une tribu. Chaque culture se constitue donc autour d'un totem qui correspond aux valeurs de cette culture.

L'instinctivisme permet donc de rendre compte d'une infinité de morales différentes. Pour autant, l'instinctivisme n'est pas un pur relativisme, car s'il laisse une quasi-liberté dans le choix du totem, il prescrit néanmoins de façon universelle certains comportements (amour, respect...). Or, il peut bien exister des totems qui soient contraires à ces prescriptions instinctives, mais les individus se conformant à de tels totems sont condamnés à être déchirés. Ces morales, que l'on peut appeler "non classiques" (qui prescrivent le meurtre, le mensonge, la trahison...) peuvent, certes, exister, mais elles ne peuvent être heureuses, car elles sont intrinsèquement contradictoires. C'est pourquoi la très grande majorité des morales réelles, si elles peuvent varier à l'infini, doivent converger sur l'essentiel, à savoir les prescriptions instinctives telles que nous les avons décrites.
 
 

5) Réfutation du subjectivisme
 
 

Nous avons mis en évidence l'existence d'une structure morale subjective d'origine instinctive d'une très grande complexité. Celle-ci nous permet de rendre compte assez finement des sentiments moraux qui nous animent.

Néanmoins, ce serait une erreur de vouloir limiter la conscience morale aux sentiments moraux : c'est cette erreur, le subjectivisme, que nous allons à présent tenter de réfuter.

En premier lieu, nous avons d'autres sentiments que les sentiments moraux (désir, domination, mais aussi faim, soif... ) et on voit mal au nom de quoi les sentiments moraux pourraient se prévaloir d'une supériorité sur les autres, ce qui semble pourtant bien être le cas.

D'autre part, la conscience morale ne se limite pas à moi, par elle, je juge aussi les autres. Je ne dirais pas de quelqu'un qui n'a pas les mêmes goûts que moi qu'il est mauvais, j'ai purement conscience de la subjectivité de mes goûts. En revanche, la conscience morale semble dotée d'une objectivité contraignant tous les individus, si bien qu'il paraît impossible de la limiter à de simples sentiments subjectifs.

Enfin, lorsque j'évalue la moralité d'une action, je ne me contente pas de la ressentir subjectivement, j'effectue un raisonnement moral : "En général, un trait nécessaire des sentiments moraux qui permet de les distinguer des attitudes naturelles est constitué par le fait que la personne qui explique son expérience invoque un concept moral et les principes qui y sont associés."

Nous voyons que nous ne pouvons restreindre la conscience morale aux sentiments moraux : nous devons donc dépasser la simple morale subjective en vue d'une morale objective.
 
 

II. Morale objective
 
 

1) L'instinctivisme n'est pas un subjectivisme
 
 

Dans cette partie, nous allons essayer de montrer qu'en partant des sentiments moraux tels que nous les avons décrits dans la morale subjective, on peut produire des concepts et des principes moraux objectifs. Qu'est-ce qui différencie donc l'instinctivisme du subjectivisme ? C'est que le subjectivisme est une simple coloration de la réalité : de même que j'attribue à des aliments différents une valeur différente selon mes goûts, j'attribuerais une valeur à l'homme en général. Or, il n'en va pas ainsi avec l'instinctivisme : certes, il existe des sentiments qui donnent une certaine valeur aux individus (amour, respect). Mais à l'origine de tous ces sentiments, il y a le désir de tribu. Il ne faut pas oublier, en effet, que nos sentiments moraux n'ont de sens que dans la mesure où ils permettent la création entre moi et d'autres individus d'une relation que nous avons appelée tribu.

Nous avons vu que nous sommes toujours déjà avec tout homme dans une proto-tribu, c'est-à-dire une tribu dont le totem reste entièrement à construire. Cela implique plusieurs choses, la première est que nous respectons tous les hommes, la seconde est qu'étant toujours déjà avec lui dans une proto-tribu, nous le considérons toujours déjà comme un être moral et rationnel (cf. B,I,3,c). En effet, une proto-tribu n'a de sens que si elle peut devenir une tribu réelle (cela ne veut pas dire que toutes les proto-tribus deviennent nécessairement des tribus, mais que toutes pourraient le devenir). Or, une telle chose n'est possible qu'entre des individus : (1) Moraux, c'est-à-dire qui ont un désir de tribu, pour qui la tribu a un sens, qui sont sociaux... Je ne peux être membre d'une tribu avec quelqu'un qui n'a aucune idée de ce qu'est une tribu, qui est tourné sur lui-même et n'a pas besoin de la présence des autres ; (2) Rationnels, condition nécessaire pour bâtir un totem, base de la tribu.

Du fait que nous sommes toujours déjà avec tout homme dans une proto-tribu, nous attendons et exigeons toujours de lui qu'il possède les attributs caractéristiques d'un "animal moral" tels que nous les avons décrits dans la typologie des sentiments moraux, c'est-à-dire qu'il constitue un membre possible d'une tribu.

Des sentiments tels que le goût, l'envie, la faim..., sont purement subjectifs, car nous n'exigerions pas de quelqu'un qu'il les partage : ces sentiments nous sont propres, et nous en avons pleinement conscience. En revanche, il ne peut nous être indifférent que les autres possèdent ou non des sentiments moraux, car avant même de connaître une personne, nous présupposons toujours qu'elle est morale et rationnelle, c'est-à-dire quelle possède ces sentiments moraux. Ces derniers passent ainsi du statut de sentiments purement subjectifs, à celui de normes objectives, car ils ne s'imposent pas seulement à moi, mais j'exige de tout homme qu'il les partage.

D'autre part, à partir du moment où j'exige des autres qu'ils possèdent ces sentiments, j'exige ,en même temps, qu'eux aussi les exigent de tout homme, y compris de moi. Posséder des sentiments moraux, c'est donc, du même coup, exiger et accepter tout un réseau d'attentes interpersonnelles, dont je fais moi-même partie, c'est-à-dire créer des normes morales objectives qui s'imposent à tous de la même manière.

Cela ne signifie évidemment pas que tous les hommes agiront moralement, mais que tous auront le sentiment qu'ils doivent agir moralement (même si parfois notre égoïsme est plus fort que notre moralité). Ce sentiment de transgression d'une norme que l'on nomme culpabilité ou honte lorsqu'on la commet soi-même, ou réprobation morale, indignation lorsque ce sont les autres, se comprend très bien grâce à l'instinctivisme. En effet, nous avons vu que nous possédions un sentiment de respect envers tout homme, c'est-à-dire envers tout être moral et rationnel. Or lorsqu'un individu agit sans égard pour la morale, il perd son statut d'être moral et, par la même occasion, notre respect, ce qui correspond aux sentiment d'indignation, ou de culpabilité et de honte lorsque c'est le respect des autres, et le nôtre propre, qui nous sont enlevés. Cependant, un homme ne peut jamais perdre totalement le respect qu'on peut lui porter, dans la mesure où ses actions ne sont pas achevées, et qu'on attend toujours de lui qu'il se ressaisisse et change son comportement : même de l'homme le plus méchant de la terre, on ne peut jamais croire qu'il ne pourrait un jour ou l'autre se comporter conformément à la morale. Même un tel être, on ne peut le placer en dehors de l'objectivité morale.

Enfin, il reste un point important à élucider avant d'aller plus loin : nous avons vu que nous étions toujours déjà avec tout homme dans une proto-tribu. Mais d'où vient notre concept d'homme ? Qu'est-ce qui fait que nous ne formons pas une proto-tribu avec une table ou avec une mouche ? Nous pourrions avoir une connaissance innée et instinctive de l'homme, mais cette position paraît difficile à soutenir. Cette connaissance pourrait être empirique, mais alors on voit mal comment on pourrait exiger de lui qu'il soit moral, car alors la moralité de l'homme ne serait qu'un fait empiriquement constaté. Pour résoudre cette apparente contradiction, nous ne pouvons que formuler une hypothèse : le jeune enfant exige de toute chose qu'elle soit morale, il moralise tout son univers (anthropomorphiser n'est pas un bon terme, car il ne sait pas encore ce qu'est un homme). Cette exigence de moralité est instinctive, en revanche, par expérience, il apprend que seuls certains "objets" répondent positivement à cette exigence : il scinde donc progressivement son univers en un monde amoral et un monde moral (les hommes, mais aussi, peut-être certains animaux, comme les chiens, dont les comportements se rapprochent parfois des comportements moraux).

Nous avons montré l'objectivité dont peuvent jouir les sentiments moraux, reste à répondre à la troisième objection : quels sont les normes et les principes moraux, et quelle est la nature des raisonnements moraux ?
 
 

2) Typologie des principes moraux
 
 

a) Des sentiments moraux de base aux principes moraux
 
 

Dans la typologie des sentiments moraux, nous avions détaillé les différents sentiments moraux. Nous allons maintenant voir comment ces sentiments se transforment en principes selon le processus que nous venons d'étudier.

(1) principe de fidélité aux membres de la tribu : j'exige toujours d'un individu qu'il traite les membres de sa tribu de manière prioritaire, qu'il éprouve de l'amour envers eux.

(2) principe de respect : j'exige toujours d'un individu qu'il se sente avec quiconque membre d'une proto-tribu dont le totem reste à construire, et donc, qu'il le respecte ; cela revient au principe kantien consistant à toujours considérer autrui comme une fin, et pas seulement comme un moyen.

(3) principe de véracité : j'exige toujours d'un individu qu'il ne mente pas, sans quoi une tribu solide (qui ne repose pas sur un artifice) serait impossible avec lui.

Il existe également des principes ne relevant que de la morale objective et qui ne sont pas des reformulations de sentiments moraux :

(4) règle d'or : "ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'il te fasse". La règle d'or est en fait un principe général permettant de donner une valeur objective à toutes nos actions. Elle n'est possible que grâce au réseau d'attentes interpersonnelles que nous avons mis en évidence : en exigeant d'autrui qu'il soit moral, j'exige en même temps qu'il manifeste ces exigences envers moi. La règle d'or caractérise la morale objective en ce que la norme de mes actions morales ne réside plus dans mes penchants moraux (du type "je veux son bien"), mais dans autrui, en tant qu'il partage ces penchants (ce qui donne "si j'étais à sa place, je voudrais... ").

(5) principe d'intention bonne : j'exige de chacun qu'il soit moral, mais comment déterminer si une personne l'est ou non ? Par "moral", nous entendons seulement qu'elle soit capable de bâtir une tribu et un totem. Etre moral désigne donc une capacité, une potentialité. Par conséquent, une action conforme à la moralité ne permet pas de dire qu'une personne est morale, car ce qui compte, c'est qu'elle puisse reproduire de telles actions. Or celles-ci, bien que conformes à la moralité, peuvent avoir été accomplies avec un motif purement égoïste, auquel cas rien ne permet d'affirmer que celui qui les a accomplies agira toujours conformément à la moralité dans d'autres circonstances. Une personne n'est donc morale qu'à condition de posséder des sentiments et des principes moraux : les actes dans ces conditions ne constituent que des signes de la moralité de quelqu'un, mais cette moralité-même réside dans l'intention, c'est-à-dire dans le motif de l'action qui doit être un des sentiments moraux (amour, respect... ), ou un des principes moraux.
 
 

b) Morale objective et totem
 
 

Nous avons montré comment la structure affective qui constituait notre conscience morale dans son moment subjectif pouvait devenir objective. Par objective, nous ne voulons évidemment pas dire que les principes moraux caractérisent les choses-mêmes, mais simplement qu'ils prennent pour moi la forme d'une exigence (j'exige de tout homme qu'il partage ces principes), en revanche dans les faits, rien ne garantit qu'il existe d'autres êtres moraux que moi. Néanmoins, nous constatons bien que les hommes, d'une manière ou d'une autre, répondent à cette exigence. Mais cette adéquation entre ce que nous exigeons des hommes et ce qu'ils sont vraiment n'est garantie que par la nature. C'est parce que ces hommes possèdent tous le même instinct moral, qu'ils répondent positivement aux exigences que les autres manifestent à leur égard.

Or parmi les éléments constitutifs de la structure affective morale, il en est un, le totem, qui n'est pas directement déterminé par l'instinct, mais par la raison (pas la raison déductive, mais plutôt la raison interprétative). Ce totem, bien évidemment n'est pas le même pour tous les hommes. Il importe donc au plus haut point de savoir si lui aussi acquiert une valeur objective.

Tout d'abord, faisons un rappel : tous nos goûts et toutes nos préférences ne constituent pas un totem. Je peux adorer Bach, tout en considérant que cela ne regarde que moi. En revanche, il y a totem lorsque par une sorte de libre décision, je me sens lié à toutes les personnes qui aiment Bach, je me sens proche d'elles... Le totem ne correspond à rien d'objectif, il résulte d'un choix du sujet qui décide que dorénavant, il appartient à une tribu dont il fixe lui-même l'extension. Le goût est donc une valeur subjective que nous attribuons aux choses, tandis que le totem est une valeur que nous attribuons aux individus qui partagent certains goûts, certaines opinions...

Mais dans le cadre de la morale subjective, le totem est une valeur subjective que j'attribue aux individus (je ne prétends pas que ces individus sont meilleurs que les autres, mais qu'ils sont plus aimables pour moi. La question est donc de savoir si en passant à la morale objective, ces totems acquièrent une valeur objective. A priori, il semble que non. En effet, nous avons vu que l'objectivité des sentiments moraux tels que le respect, l'amour..., venait de ce qu'ils sont nécessaires à la constitution d'une tribu. Or, la tribu est une relation indifférenciée et non exclusive, c'est-à-dire qu'elle ne repose sur aucun totem prédéterminé, et que l'on peut appartenir à plusieurs tribus (reposant sur des totems différents). Par conséquent, ce n'est pas parce que je me reconnais dans une tendance musicale et que j'éprouve un sentiment de tribu envers ceux qui la partagent, que je ne pourrais pas également me lier avec d'autres individus ne la partageant pas. Aucun totem n'est donc condition de possibilité a priori d'une tribu.

Néanmoins, à l'intérieur d'une tribu, j'exige toujours que tous les membres en partagent le totem. Or, parmi les tribus, certaines n'ont pas de totem défini (l'amitié), si bien que je n'exige rien de mon ami. D'autres (associations, clubs...) ont un totem défini mais comprenant un nombre limité d'individus : j'exige donc de ceux-là, et de personne d'autre, qu'ils partagent le totem. D'autres enfin ont un totem défini, mais ne sont pas cantonnées à un nombre déterminé de personnes (nationalisme, racisme, modes, goûts, normes culturelles...). Dans de telles tribus, je peux être le seul membre, et c'est paradoxalement parce que mon sentiment de tribu ne s'adresse à personne en particulier, qu'il s'adresse à tout le monde. En effet, comme je ne connais pas les membres d'une telle tribu, j'attends de chacun qu'il en fasse partie. Je projette donc mon totem sur tous, et j'attends de leur part qu'ils le partagent. Dès lors, j'exige d'eux qu'ils exigent de quiconque de partager ce totem. Ce faisant, je lui confère une objectivité qui n'est autre que ce réseau d'attentes interpersonnelles entre tous les hommes. C'est parce que de telles tribus ne s'adressent à personne en particulier, et que parfois je ne connais personne qui en fasse partie, qu'inévitablement je tends intentionnellement vers un monde idéal où tous les hommes partagent ce totem, créant ainsi une valeur objective.

Deux remarques s'imposent concernant l'objectivité du totem :

(1) Contrairement aux sentiments moraux (amour, respect... ), je peux malgré tout bâtir une relation avec des individus qui ne partagent pas mes totems, bien que j'attende de chacun qu'il les partage.

(2) Cette intentionnalité est bien sûr idéelle, et dans les faits, la plupart du temps, tout le monde ne partage pas mes totems. Cette objectivité est donc illusoire (contrairement à l'objectivité des sentiments moraux qui est garantie par la nature).

De là vient que l'on confond dans la conscience morale des principes culturels ou personnels qui ne font jamais l'unanimité, et des principes moraux d'origine instinctive qui sont les mêmes pour tous. Cette double structure de la conscience morale, partagée entre instinct et raison a deux conséquences importantes :

(2a) le fanatisme, l'intégrisme, l'intolérance..., résultent du fait que les règles culturelles acquièrent par le processus que nous avons étudié la même valeur objective que les principes moraux universaux.

(2b) le nihilisme total résulte du fait qu'en rejetant toutes les valeurs culturelles comme arbitraires, on rejette en même temps les principes moraux.

Ces deux erreurs morales viennent de ce qu'on ne fait pas de distinction, au sein de l'objectivité, entre les principes moraux instinctifs, et les principes culturels ou autres. Or, cela pose un problème fondamental : a-t-on moyen de distinguer intuitivement entre ces deux objectivités (sans avoir recours à une analyse du cerveau humain, ou à une étude comparée des différentes civilisations) ? Y a-t-il une différence dans la façon dont nous ressentons ces deux objectivités ? Nous verrons dans la réfutation du culturalisme que l'on peut répondre positivement à cette question.
 
 

c) Les raisonnements moraux
 
 

Après avoir dégagé des principes moraux, il paraît normal de chercher les conditions de possibilité de jugements et de raisonnements moraux (nous ne parlerons ici que des raisonnements moraux objectifs lors desquels je me mets à la place de l'autre pour juger de mon acte. Nous verrons plus tard qu'il existe également des jugements moraux réflexifs où je me place du point de vue de l'universel, de la société...). Il faut se garder d'une erreur qui consisterait à considérer les raisonnements moraux comme s'ils relevaient d'un système axiomatico-déductif. En effet, il ne faut pas croire que dans un raisonnement moral, on parte des principes (ne fais pas de mal à autrui, sois fidèle... ) et qu'on arrive par déductions successives à juger des situations complexes. C'est très exactement l'inverse qui se produit. Devant une situation complexe, nous émettons toujours immédiatement des jugements moraux approbateurs ou réprobateurs. Ces jugements ont déjà une valeur objective, ils correspondent à la manière dont nous ressentons subjectivement ces situations, mais ces sentiments, déjà complexes, acquièrent par le processus que nous avons vu une valeur objective. Nous n'avons pas besoin de raisonnement pour émettre des jugements moraux sur des situations complexes, nous avons toujours et immédiatement un avis sur la question, car un jugement moral ne résulte pas d'un raisonnement à partir de principes, mais du passage à l'objectivité d'un sentiment moral qui peut être simple ou complexe.

Néanmoins, il existe bien des raisonnements moraux, de même qu'il existe des principes moraux. C'est qu'en effet, tous les jugements moraux n'ont pas la même clarté et la même évidence. Devant une situation complexe, nous éprouvons des sentiments complexes, et par conséquent, nous émettons des jugements incertains. Le raisonnement moral est l'opération par laquelle nous ramenons une situation complexe à des situations simples. Le raisonnement moral ne produit pas des jugements, il les justifie, il les décompose en jugements plus simples qui sont plus évidents. Les principes moraux ne sont, dès, lors que les jugements qui se rapportent aux situations les plus élémentaires, aux sentiments les plus simples. Et c'est bien le cas des principes que nous avons dégagés dans la typologie, puisqu'ils renvoient eux-mêmes à des sentiments élémentaires.

Il est très important de noter que l'objectivité de nos jugements moraux ne dépend pas du tout de notre capacité à les justifier. L'expérience montre au contraire que chacun est prompt à émettre son avis, auquel il donne une valeur tout à fait universelle, quand bien même il serait incapable de le justifier.

La situation est d'ailleurs la même en morale et en mathématiques. En géométrie, par exemple, l'ensemble des propositions dont l'évidence est intuitive ne se limite pas (loin s'en faut) à la liste des axiomes, et il y a bien des problèmes de mathématiques dont la solution semble évidente et où l'élève argue que "ça se voit sur le dessin", et qui pourtant sont infiniment difficiles à résoudre en partant des axiomes.

De la même manière, en morale, le clivage entre propositions ou jugements moraux et principes moraux est quelque peu arbitraire. Ce qui est indubitable en revanche, c'est une diminution progressive de l'évidence de l'intuition morale, à mesure que la situation se complexifie.
 
 

3) Réfutation du culturalisme
 
 

Dans cette deuxième partie que nous avons appelée "morale objective", nous avons montré que l'instinctivisme pouvait surmonter les critiques adressées au subjectivisme. Mais il nous reste la tâche inverse à accomplir, à savoir montrer qu'une morale objective n'est possible que grâce à l'existence antérieure d'une morale subjective constituée par les sentiments moraux. Cette tâche va prendre la forme d'une critique du culturalisme.

Le culturalisme nie que l'homme soit moral par nature. Les théories culturalistes tentent, en partant d'un homme foncièrement égoïste mais rationnel, de montrer comment l'altruisme et les autres comportements moraux peuvent naître grâce à un processus d'adaptation au milieu. La morale est en quelque sorte une tactique, une stratégie acquise pour satisfaire plus efficacement son propre égoïsme dans une société et une culture donnée.

Le culturalisme n'est pas une théorie, mais un ensemble de théories concurrentes, d'où l'extrême difficulté de le réfuter. Nous les ramènerons au nombre de deux : tout d'abord, un culturalisme que l'on pourrait dire forcé, dans lequel les adultes par le biais de punitions ou de récompenses inculquent aux enfants les valeurs et les règles culturelles, dont les règles morales. Ainsi, si je ne fais pas de mal à autrui, c'est parce que j'ai été puni dans mon enfance lorsque je le faisais. Ensuite, un culturalisme que l'on pourrait appeler d'adaptation réciproque, dans lequel ce sont les enfants qui acquièrent spontanément entre eux des comportements altruistes, comme des moyens de conserver les autres auprès de soi, de se garantir leur amitié, leur protection... Il s'agit donc d'un apprentissage de règles de la vie sociale qui sont plus originaires que les règles conventionnelles et culturelles d'une société donnée.

Nous réfuterons ces deux formes de culturalisme en trois temps : nous montrerons tout d'abord que ces théories culturalistes admettent l'existence de sentiments moraux (1), puis nous montrerons que malgré leurs tentatives, elles échouent à rendre compte de ces sentiments (2), enfin, nous montrerons que l'objectivité qu'elles procurent aux règles morales n'est pas celle que nous éprouvons réellement, et que seule une théorie plaçant les sentiments moraux à l'origine de l'objectivité morale peut en rendre compte correctement (3).

(1) Le culturalisme rend compte des stades trois et quatre de Kohlberg, dits conventionnels, c'est-à-dire de l'émergence chez l'enfant de règles morales propres à une société. Ces règles sont objectives, elles ne relèvent donc pas du sentiment. Pourtant, les culturalistes ne nient pas l'existence de tels sentiments distincts des règles morales (mais qui s'expliquent par elles). Pour s'en convaincre, il suffit de lire la description que Kohlberg fait des stades conventionnels : "Le droit, c'est [...] être motivé dans le respect des règles[...]", "cela signifie [...] que l'on entretient la confiance, la loyauté, le respect, la gratitude". Les sentiments moraux sont aussi importants dans la description des stades conventionnels que les règles et les attentes.

(2) Quel statut le culturalisme donne-t-il à ces sentiments moraux ? La première théorie en rend compte par l'intériorisation des sentiments de douleur et de plaisir liés aux punitions et aux récompenses. Le sentiment de plaisir que j'éprouve à l'idée de faire du bien à autrui viendrait du plaisir que j'éprouvais dans mon enfance à être récompensé pour de telles actions.

Une telle théorie suggère qu'il n'y a pas de différence de nature entre une règle telle que "tu ne dois pas tuer" et une autre comme "tu ne dois pas manger de porc". Or, une telle position paraît difficile à soutenir. D'une part, les stades dits conventionnels se caractérisent moins, finalement, par le fait que les individus se plient aux règles arbitraires de la société, que par le fait qu'ils obéissent à certaines règles caractérisant universellement ce stade comme : "être bon", "rester loyal et digne de confiance", "avoir de bonnes intentions", "entretenir la confiance, la loyauté, le respect, la gratitude"... D'autre part, des études récentes ont mis en évidence le fait que des enfants, appartenant manifestement au stade conventionnel, font très bien la différence entre des règles comme "tu ne tueras point" et d'autres comme "tu ne mangeras point de porc". En particulier, ces enfants, bien qu'issus de milieux très croyants et voyant en Dieu l'origine de toutes les règles morales, reconnaissent que si dieu avait dit "tu mangeras du porc" il faudrait en manger, mais en revanche, même s'il avait dit "tu tueras", il ne faudrait pas le faire.

Cette première version du culturalisme ne paraît donc pas pouvoir rendre compte des sentiments moraux, parce qu'elle n'introduit pas de différence entre toutes les règles morales, différence qui pourtant se manifeste dans les jugements et sentiments moraux.

La théorie que nous avons appelée culturalisme d'adaptation réciproque, en revanche, rend bien compte de ces règles qui semblent dépasser les conventions propres à certaines cultures. Pour la réfuter, nous montrerons ,dans un premier temps, en nous basant sur l'analyse que fait Selman de l'amitié, que celle-ci n'est possible que grâce à un sentiment, un besoin d'autrui originaire, puis en affinant cette analyse, nous critiquerons la théorie que développe Kohlberg pour l'apparition des sentiments moraux.

Selman tente de rendre compte de l'apparition de l'amitié chez l'enfant en considérant l'homme comme un être à l'origine totalement égoïste mais rationnel. Il montre que l'ami est d'abord pour moi celui qui me rend service, qui m'est utile (stade 1 où l'enfant reste en lui-même, et ne peut prendre la place d'autrui). L'amitié n'impliquerait alors de ma part aucun altruisme. Celui-ci apparaîtrait seulement quand je prends conscience de la nécessité de "bien traiter" mon ami si je veux le conserver (stade 2 caractérisé par la possibilité pour l'enfant de se mettre à la place d'autrui), mais cet altruisme est encore conditionné, je le considère comme un moyen en vue d'une fin. Ce n'est que plus tard (stade 3) que cet altruisme apparaît comme une chose tout à fait nécessaire et inconditionnée, grâce au passage au point de vue de la troisième personne qui permet de prendre conscience d'un réseau d'attentes interpersonnelles constituant une normalité morale. Or, le point de départ de Selman entre en contradiction avec ses développements ultérieurs. En effet, au stade 0, il localise les premières manifestations de l'amitié dans le jeu. Mais si l'ami n'avait d'intérêt qu'en vue de la satisfaction de nos besoins particuliers, il ne devrait pas seulement satisfaire mon besoin de jouer, mais aussi de manger, d'être protégé... Plutôt qu'un besoin à satisfaire parmi d'autres, le jeu semble être une modalité de "l'être ensemble", à ce titre, il est proche du totem. L'ami n'est pas originairement celui qui satisfait mes besoins, mais celui qui est avec moi, avec lequel je constitue un tout par la médiation du jeu. Notons que l'amitié de la petite enfance ne diffère pas essentiellement de l'amitié entre adultes où, comme nous l'avons vu, la relation prime sur les services (un ami est quelqu'un avec qui j'ai plaisir à être, avant d'être quelqu'un qui me rend des services). Ce résultat est à rapprocher des expériences effectuées sur les rapports mère-enfant chez les singes, qui montrent clairement que les jeunes singes privés de leur mère resteront près d'un simple bout de tissu, plutôt que près d'un sein artificiel leur fournissant de quoi se nourrir. Qu'il s'agisse de la mère ou de l'ami, ces relations prioritaires n'ont pas pour origine les bénéfices matériels que je peux en tirer, mais un besoin primitif qui me pousse à chercher la présence d'autrui.

Approfondissons cette analyse avec la théorie que défend Kohlberg pour l'apparition des sentiments moraux. Celui-ci admet qu'il existe des sentiments antérieurs aux règles pratiques que nous acquérons. Mais ces sentiments ne sont pas encore moraux :

"Notre point de vue est que est que la définition "cognitive" de la situation morale détermine directement l'émotion morale que cette situation éveille".

Il donne l'exemple de la sympathie. Originairement, seul existe le sentiment d'empathie (qui est inné). Ce n'est pas encore un sentiment moral, car il ne prescrit aucune action. Mais les règles morales que nous acquérons (nous avons vu un exemple de telles acquisitions avec l'amitié selon Selman) se plaquent sur ce sentiment comme une forme sur une matière et produisent ainsi des sentiments moraux comme la sympathie.

Or, cette solution est illusoire, en effet, l'empathie est un sentiment qui nous indique seulement l'état dans lequel se trouve autrui, et la sympathie, telle que Kohlberg la conçoit, consiste en ceci que nous devons faire en sorte qu'autrui se sente bien (c'est une règle accolée à un sentiment non moral). Au contraire, la sympathie consiste plutôt en ce que nous voulons qu'autrui se sente bien : il y a deux sentiments accolés : l'empathie qui est une connaissance des sentiments d'autrui, et la sympathie par laquelle nous voulons son bien. La sympathie est un sentiment moral à part entière. Elle est plus qu'un sentiment non moral accolé à une règle morale, car ce qui caractérise le sentiment, c'est la spontanéité : l'action vient de moi, c'est ce qui différencie le devoir du vouloir.

(3) Le culturalisme échoue donc à rendre compte de façon satisfaisante des sentiments moraux. Nous allons montrer à présent qu'il ne parvient pas non plus à expliquer le caractère spécifique de l'objectivité des principes moraux (ces deux critiques vont de paire, elles tendent à montrer qu'on ne peut comprendre l'objectivité en morale que si on pose à son origine des sentiments moraux).

La théorie culturaliste de l'objectivité (cela vaut aussi bien pour Kohlberg et Selman que pour Habermas et Mead) repose sur le passage au point de vue de la troisième personne (Selman) ou à celui de l'autrui généralisé (Mead), c'est-à-dire que l'individu prend conscience de la société comme étant l'ensemble des attentes interpersonnelles émises entre les individus. Ce réseau d'attentes et d'attentions constitue une normalité, c'est ce qu'on fait, ce qu'il faut faire, il devient l'ensemble des normes d'une société donnée (dès lors l'action n'est plus subjective mais objective). Or, l'objectivité morale est de nature différente. Quand j'accomplis une action morale, je ne fais pas seulement ce qu'on fait, ou ce qu'il faut faire, mais ce que je dois faire. L'objectivité morale ne résulte pas d'un monde qui serait donné indépendamment de moi, et qui s'imposerait à moi de l'extérieur. Au contraire, dans le "je dois", il y a coïncidence entre une telle objectivité et la volonté d'un sujet : le "je dois" est l'unité du "il faut" et du "je veux". Or, une telle appropriation de l'objectivité par un sujet ne se comprend pas à partir des théories culturalistes. En effet, quelle que soit la théorie envisagée, il s'agit toujours pour l'individu d'adapter ses désirs égoïstes à une réalité sociale dont on prend conscience peu à peu. Cette réalité s'impose à moi, loin de l'exiger et de la vouloir, je la subis. Même si je m'intègre à cette structure sociale, il y a toujours hétéronomie dans la mesure où je dois m'adapter aux règles que je découvre. A l'inverse, l'instinctivisme rend très bien compte du statut particulier de l'objectivité morale, car elle place le sentiment à l'origine de l'objectivité morale, qui dès lors est une projection de mes propres sentiments moraux sur les autres. L'objectivité morale résulte de mon exigence, et non d'un simple état de fait auquel je m'adapte : il y a donc autonomie dans la mesure où c'est ,d'une certaine manière, moi qui prescris les règles qui seront universellement valables.

Cette analyse nous donne les moyens de répondre à la question que nous nous étions posée à la fin du chapitre intitulé "objectivité et totem" : comment peut-on distinguer intuitivement l'objectivité légitime résultant des sentiments moraux et celle illégitime résultant du totem, en d'autres termes, comment distinguer des principes comme "tu ne tueras point" d'autres comme "tu ne mangeras pas de porc" ? La réponse tient justement dans la différence entre le "je dois" et le "il faut", entre l'objectivité qui s'impose à moi (hétéronomie) et celle que je peux revendiquer parce qu'elle vient de moi (autonomie). Tandis que je peux exiger de chacun qu'il partage mes sentiments moraux, le totem, en revanche, est toujours constitué de valeurs, de comportements, de goûts indépendants de moi, que j'adopte, et auxquels je confère une valeur objective afin d'intégrer une tribu. Le totem ne vient pas de moi (même si je me l'approprie), il est donné ou découvert. Il n'a donc pas la même objectivité que les principes moraux (respect, fidélité... ).
 
 

III Morale réflexive
 
 

1) Le cognitivisme et le problème du tout de la morale
 
 

Au terme des deux premières parties, nous sommes parvenus, en partant d'un instinct, à développer une théorie de la conscience morale qui tienne compte à la fois de ses aspects subjectifs (morale du sentiment), et de ses aspects objectifs (principes et raisonnements moraux). Mais ces deux facettes de la conscience morale ont en commun de ne considérer que des relations dyadiques : je ne peux faire du bien ou du mal qu'à des individus singuliers, pas à un groupe d'individus. Même si une relation avec d'autres individus n'est possible que parce que nous nous reconnaissons tous dans une unité supra-individuelle (le totem), nos sentiments comme nos principes moraux ne s'adressent pas à ce totem, ou à la tribu en général, mais aux individus qui en sont membres.

Or, il semble qu'il existe une morale qui se place justement du point de vue du groupe, de telle sorte que la moralité de nos actions est déterminée par leurs conséquences pour le groupe. L'on en a une illustration très claire en comparant un petit délinquant qui a volé quelques francs à quelqu'un et, par exemple, un homme politique qui aurait volé plusieurs millions à l'état. Nous sommes tiraillés, pour hiérarchiser moralement ces deux délits, entre deux logiques différentes : d'une certaine manière, le petit larcin semble beaucoup plus grave, car il est dirigé contre une personne singulière, tandis que le grand délit reste assez impersonnel (quand bien même la somme détournée divisée par le nombre d'habitants serait supérieure à celle du petit larcin). Mais d'un autre coté, si l'on se place du point de vue de la société, le grand détournement est beaucoup plus préjudiciable et donc plus grave.

Il existe donc un aspect de la conscience morale différent des deux que nous avons étudiés, qui se place du point de vue du groupe et pas seulement des individus : c'est celui qu'ont mis en avant les cognitivistes (Kant, Habermas, Rawls... ). Or, il se pose le problème de définir les rapports entre les morales subjectives et objectives que nous avons étudiées et cette morale, car peut-être cette dernière est-elle totalement indépendante des autres, et constitue-t-elle une morale supérieure comme semble le suggérer Habermas en s'appuyant sur la théorie des stades moraux de Kohlberg.

Nous devrons donc ,dans cette partie, non seulement montrer que la théorie instinctiviste peut très bien rendre compte de cet aspect de la conscience morale, mais aussi réfuter la prétention des cognitivistes à fonder la morale en raison, ce qui reviendra à dire que cette morale du point de vue du groupe n'est possible que si elle s'appuie sur les morales subjectives et objectives.
 
 

2) Comment la morale devient réflexive
 
 

Nous avons vu que la conscience morale n'avait de sens que pour autant qu'elle permettait de mettre en place une tribu. Néanmoins, lors de nos actions morales quotidiennes, nous n'avons généralement pas conscience de cette tribu, elle s'efface derrière les individus qui la constituent. Originairement, j'ai donc un sentiment d'attachement envers tous les membres d'une tribu, mais pas envers cette tribu elle-même. Cependant, par réflexion, nous pouvons prendre conscience de la tribu et du totem eux-mêmes, qui ne sont dès lors, plus seulement des réalités abstraites qui m'englobent et qui déterminent mes actions sans que j'en ai conscience, mais qui deviennent des objets théoriques que je surplombe et peux modifier : cette réunion de mon point de vue pratique et de mon point de vue théorique, que permet la réflexion, se fera sentir dans mon rapport au totem, et dans mon rapport à la tribu.
 
 

a) Evolution du totem
 
 

Le totem étant, comme nous l'avons vu, produit par la raison, même s'il ne s'agit pas de la raison déductive, mais plutôt de la raison interprétative, la réflexion sur ce totem, c'est-à-dire sur les valeurs et pratiques partagées qui cimentent un groupe, va prendre la forme de la justification. Face à un totem qui existe de fait, la raison réflexive va demander des comptes : pourquoi ce totem là et pas un autre ? Cette entreprise de justification réflexive de nos valeurs, coutumes..., va amener une évolution du totem : la plupart du temps, les totems qui sont examinés vont se révéler sans justification et seront donc progressivement abandonnés. On ne peut justifier la plupart de nos coutumes et de nos valeurs (pourquoi valoriser telle nation, telle race, telle mode vestimentaire... ). Le totem aura donc tendance à s'épurer, et les valeurs à disparaître. Jusqu'où cette épuration ira-t-elle ? L'humanisme en marque la première étape. Une fois toutes les valeurs intermédiaires dépassées, on arrive au domaine de valeur le plus étendu : l'homme ; de telle sorte qu'il paraît alors ridicule de donner une valeur supérieure à un individu ou un groupe d'individus, dans la mesure où on sera incapable de justifier cette préférence. Mais on peut aussi demander à l'humanisme de se justifier : en quoi l'homme possède-t-il de la valeur ? Ne pas pouvoir répondre à cette question conduit au stade ultime de l'évolution du totem : le nihilisme, dans lequel nulle valeur n'existe, et aucun groupe n'est légitime, car son unité ne reposerait sur rien.

On voit donc comment la réflexion peut faire évoluer notre conscience morale en modifiant notre conception du Bien et des valeurs. Néanmoins, il est très important de noter que le totem n'est qu'un élément de notre conscience morale. La meilleure illustration en est l'amitié : même un nihiliste peut avoir des amis (et donc donner plus de valeur à certains individus qu'à d'autres) car dans l'amitié, le totem n'est pas défini. La conscience morale ne peut donc se limiter aux conceptions du Bien et des valeurs.

b) Adhésion au groupe
 
 

Lorsque je suis membre d'un groupe, d'une tribu, j'ai un sentiment d'attachement (amour) envers tous les membres de cette tribu. Par conséquent, lorsque par réflexion, je prends conscience de cette tribu, c'est-à-dire de la totalité de ses membres en tant qu'ils forment un tout, j'éprouve tout naturellement un sentiment d'attachement envers cette tribu. Dès lors, celle-ci m'apparaîtra comme une chose à protéger, et pour la sauvegarde de laquelle je dois m'engager, ce qui est rendu possible par le fait qu'en tant qu'objet théorique, je peux juger de l'effet que produiront sur elle mes actions ou celles des autres.

Il est très important de noter (et nous le soulignerons à nouveau dans la critique que nous ferons de la théorie de Rawls) que n'importe quel être rationnel, même s'il est parfaitement égoïste, peut prendre la tribu, le groupe comme objet de réflexion, et déterminer les lois ou les comportements qui lui seraient bénéfiques ou néfastes. Mais déterminer ce qui conviendrait à un groupe ne constitue pas une raison pour appliquer à soi-même ces lois. C'est uniquement parce que j'ai un sentiment d'attachement à la tribu (rendu possible par mon sentiment d'attachement à ses membres) que je peux appliquer moi-même ces lois (même dans le cas où je pourrais désobéir sans être puni par la force publique).
 
 

3) Typologie des principes politiques
 
 

Nous avons montré comment la morale réflexive (que nous pouvons également qualifier de politique dans la mesure où elle prend le point de vue de la collectivité, de la cité) émerge de la morale dyadique. Nous allons à présent voir ce que les sentiments et les principes moraux deviennent dans le cadre de la morale réflexive, c'est-à-dire s'il existe des principes politiques.

La plupart des principes moraux peuvent être transposés dans le domaine politique, mais l'accent ne sera plus mis sur les individus, mais sur le groupe : cela peut, selon les cas, modifier la perception des actions. C'est évident dans l'exemple du petit voleur et du grand bandit que nous avons donné : le vol est une atteinte aux individus comme au groupe, mais sa gravité peut varier du tout au tout selon que l'on se place du point de vue de l'individu, ou de celui du groupe. Ramener tous les jugements moraux à la seule morale réflexive (comme le fait Kant) est toujours possible, mais c'est parfois saugrenu. Ainsi, la règle "il ne faut pas mentir" peut certes se justifier par le fait que "si tout le monde le faisait, le groupe ne serait plus possible", mais dans les faits, on n'invoque jamais la collectivité pour critiquer un mensonge, mais plutôt la confiance qu'une personne plaçait dans une autre. Expliquer systématiquement les jugements moraux par le groupe conduit à réduire les individus à des numéros interchangeables, et est tout à fait contraire à notre expérience.

Mais il existe également des principes propres à la morale réflexive, ou plutôt des méta-principes permettant de tester de manière générale la conformité d'une action à la morale réflexive, comme la règle d'or pour la morale objective.

La morale objective se caractérise par le fait que j'adopte le point de vue du groupe en général, au lieu d'adopter celui d'un individu. Mais comme pour la morale objective, cela peut prendre deux formes. Je peux prendre le point de vue du groupe pour juger de mon action, le principe devient donc : "agis toujours de telle sorte que ton action ait une influence bénéfique ou neutre sur le groupe". Mais je peux aussi, comme pour la règle d'or, inverser les points de vue. En effet, nous avons vu qu'une action est réflexivement ou politiquement bonne, si on peut la juger bonne en prenant le point de vue du groupe, de la tribu, de la collectivité... Or, ceci, bien évidemment ne vaut pas seulement pour moi, mais pour tous les membres de la tribu. Par conséquent, si je juge que j'agis bien en prenant le point de vue du groupe, je dois pouvoir aussi juger que n'importe quel membre du groupe agissant de la même manière, agirait bien du point de vue du groupe : ce qui se formule plus clairement de la manière suivante : "Agis toujours de telle sorte que tu puisses en même temps vouloir que n'importe qui agisse de la même manière" ou encore "Agis toujours de telle sorte que tu puisses en même temps vouloir que ton action devienne une loi du groupe". Ce qui revient à l'impératif catégorique kantien.

Cet ensemble de principes permet d'accéder à des raisonnements moraux qui diffèrent de ceux que nous avons étudiés dans la morale objective en ce qu'ils se placent du point de vue du groupe et non de celui des individus.

Pour autant, on voit bien que cette morale réflexive n'est possible que grâce aux sentiments moraux de la morale subjective qui rendent possible l'attachement au groupe. Par conséquent, l'instinctivisme ne peut admettre la moindre forme d'utilitarisme, dans la mesure où on ne peut dissocier l'amour de la cité de l'amour des individus : on ne peut gommer les individus au profit de la collectivité.
 
 

4) Critique du cognitivisme
 
 

Nous avons montré que l'instinctivisme était en mesure de rendre compte de cette morale qui se place du point de vue de la totalité. Mais il nous reste de nouveau le chemin inverse à parcourir, à savoir montrer qu'une telle morale ne peut exister que grâce aux sentiments moraux qui doivent la précéder. Ceci prendra la forme d'une critique du cognitivisme.

Les cognitivistes (Kant, Rawls, Apel, Habermas... ) pensent pouvoir s'installer dans la morale que nous avons appelée réflexive, qui se place du point de vue de l'universel, sans passer par des sentiments moraux. Ils estiment que la raison est capable par ses seuls moyens de produire des principes moraux. Il convient néanmoins de nuancer la position de certains d'entre eux. Ainsi, Kant ne ramène-t-il pas la raison pratique à la raison théorique : l'impératif catégorique est un fait de la raison, un donné que la raison ne peut pas justifier. De même, Rawls a-t-il dû dans Libéralisme politique relativiser ses idées de position originelle et de voile d'ignorance en reconnaissant qu'on ne peut partir sans aucun présupposé et produire par la force de la seule raison l'obéissance aux principes de justice. Notre critique s'adressera donc essentiellement à Habermas : nous essaierons de réfuter sa prétention à fonder la morale en raison (et avec cette seule raison).

La raison que vise ici Habermas n'est pas la raison monologique, mais la raison communicationnelle, c'est-à-dire que la norme de l'objectivité n'est pas ce qui apparaît évident à un sujet, mais ce qui peut rencontrer l'accord de toutes les personnes engagées dans la discussion. Dans le domaine pratique, de même, une norme peut être dite valide si elle peut faire l'objet d'un consensus entre toutes les personnes concernées. Nous n'attaquerons pas l'idée habermassienne centrale selon laquelle une norme faisant l'objet d'un consensus au terme d'une discussion sérieuse (c'est-à-dire conforme à une situation idéale de parole) est fondée en raison. En revanche, nous allons tenter de montrer que de telles discussions ne peuvent jamais (même idéalement) produire de consensus.

Comment sait-on, en effet, que de telles discussions, même dans une situation idéale, finiraient par aboutir à un accord entre les participants ? Deux raisons nous laissent penser que c'est bien le cas. La première est une sorte de "factum rationis" : nous constatons tous les jours que des gens qui sont d'abord en désaccord finissent par s'entendre, après une discussion, sur ce qu'il faut faire. La seconde explique la première : certaines normes ne peuvent que rencontrer l'accord de tous les membres d'une discussion "parce qu'elles incarnent manifestement un intérêt commun à toutes les personnes concernées, (et donc elles) peuvent escompter une adhésion générale et gagner, dans cette mesure, une reconnaissance intersubjective".

Habermas rend donc compte des consensus de la manière suivante : un consensus est possible quand toutes les personnes concernées y trouvent leur compte, en profitent, en tirent un bien. Or cette théorie qui veut éviter le monologisme ne peut s'empêcher d'y retomber. En effet, elle est victime d'une conception monologique du bien, ou de l'intérêt qu'a une personne à faire quelque chose. Tout se passe comme si Habermas donnait une valeur absolue à cette notion d'intérêt, en posant comme une sorte d'axiome que tout ce qui est d'une manière ou d'une autre profitable à une personne constitue un bien pour elle. Cette conception est monologique dans la mesure où une personne pourrait décider pour d'autres individus si quelque chose est un bien pour eux ou non. Or, la réalité est toute autre, et l'intérêt ou le bien sont relatifs, non pas à ce qu'une personne possède, mais à ce qu'elle espère. Prenons l'exemple de deux hommes mourant de faim dans une barque à la dérive, sans rien d'autre à manger que deux pommes. Que l'un d'eux puisse manger une de ces deux pommes serait certes bénéfique pour lui (et quiconque pourrait déterminer pour lui ce qui lui serait bénéfique). En revanche, il y a fort à parier que si cet homme a vraiment faim, il aurait souhaité manger les deux pommes, et n'en avoir qu'une lui semblera au contraire un mal, ou au mieux un moindre mal. Alors que chacun peut déterminer ce qui est bénéfique à un individu, seul cet individu, en revanche, peut déterminer ce qui lui paraît être un bien, ou avoir de intérêt pour lui. Il n'existe pas de normes qui "incarnent manifestement un intérêt commun à toutes les personnes concernées". Il ne suffit donc pas qu'une norme soit bénéfique à tous pour qu'elle fasse l'objet d'un consensus, car rien ne permet de dire qu'elle constitue un bien commun. En d'autres termes, les consensus ne se produisent pratiquement jamais parce que chacun en profite, y a intérêt... Au contraire, la plupart du temps, certains membres, voire tous, ont le sentiment d'y perdre, de n'avoir obtenu qu'un moindre mal... La question n'est donc plus de savoir s'il existe des consensus reposant sur un intérêt commun, mais de déterminer comment des consensus sont possibles bien qu'ils ne constituent pas un bien pour tous les membres, voire pour aucun.

Nous proposerons deux solutions à ce problème qui doivent permettre de rendre compte de tous les accords qui peuvent avoir lieu entre des individus sur des questions pratiques.

(1) La première est celle que fournit l'instinctivisme : nous avons des principes moraux, ainsi qu'un sentiment d'attachement à la communauté qui font que nous pouvons être d'accord avec une norme, même si nous avons le sentiment qu'elle ne nous profite pas, voire qu'elle nous handicape. Ceci ne fait dans le fond que retrouver un principe évident des moralistes d'antan : une action n'est vraiment morale que si elle ne nous profite pas, que si elle constitue un sacrifice. Or, une telle conception est totalement oubliée d'Habermas.

(2) Il existe néanmoins une famille de consensus que les morales subjectives, objectives et réflexives ne permettent pas d'expliquer. Il s'agit de ces accords qui interviennent entre des personnes qui ne s'aiment pas, qui n'ont aucun sentiment l'un envers l'autre (que l'on songe par exemple aux discussions diplomatiques ou économiques). Comment, dans de telles circonstances, un accord est-il possible ? La réponse réside dans la différence fondamentale qui existe entre les discussions théoriques et les discussions pratiques. En effet, dans le champ théorique, on peut très bien imaginer une discussion n'ayant pas de fin, n'aboutissant sur aucun accord (soit parce que les participants fournissent toujours des arguments réfutables, soit parce qu'ils sont tout simplement incapables de fournir le moindre argument pour ou contre une thèse). De fait, des discussions théoriques peuvent durer des années, voire des centaines d'années sans qu'un accord n'intervienne. Les discussions pratiques, en revanche, sont toujours inscrites dans un temps limité, et les participants sont forcés à un moment donné de cesser de parler pour passer à l'action. Ainsi, pour reprendre l'exemple des naufragés, les deux hommes désirant chacun manger les deux pommes pourraient discuter à l'infini en essayant de fournir des arguments (invalides) légitimant le fait qu'ils mangent les deux, ou au contraire, ils pourraient tout deux se montrer incapables de fournir le moindre argument. Mais puisqu'ils ne peuvent parler indéfiniment, ils doivent bien finir par s'entendre et par agir. Or cette entente n'est possible que parce que le temps est limité, par conséquent, elle n'est possible que parce que la situation de parole n'est pas idéale, et donc elle n'est pas rationnelle (on n'imagine pas deux mathématiciens à qui on ne laisserait que deux heures pour trancher un problème de mathématiques).

Nous avons fourni deux explications des accords qui peuvent se produire lors d'une discussion pratique. La première fait reposer le consensus sur des instincts moraux (le consensus n'est donc pas rationnel). La seconde n'est possible que grâce au manque de temps : l'accord n'est donc pas un consensus, mais un compromis, et en tout cas, il n'est pas rationnel.

Pour être tout à fait complète, notre démonstration devrait ,en outre, prouver qu'il n'existe pas d'autres types d'accord résultant d'une discussion que ces deux-là. Nous ne pouvons apporter une telle preuve, il nous est donc impossible de démontrer rigoureusement que la raison ne peut à elle seule fournir des normes morales, cependant, il reviendrait à la personne avançant une telle théorie de montrer que certains consensus ne sont acquis par aucune des deux méthodes que nous avons exposées. D'autre part, nous avons montré que l'explication habermassienne n'était pas satisfaisante, car elle ne peut s'affranchir du point de vue monologique.

Avant de clore cette critique du cognitivisme, nous allons essayer de réfuter rapidement la Théorie de la justice de Rawls. Cette critique ne s'adresse pas à Rawls lui-même, dont la position a évolué depuis lors. Il s'agit de réfuter l'idée selon laquelle l'expérience de pensée que constituent la position originelle et le voile d'ignorance pourrait à elle seule faire passer des individus du statut d'êtres égoïstes à celui d'êtres moraux. En vérité, n'importe quel être intelligent et égoïste pourrait se placer dans une telle situation imaginaire et ,dès lors, sans doute conviendrait-il de la justesse des analyses de Rawls : cet être serait donc d'accord pour reconnaître que les principes de justice sont les meilleurs envisageables pour la société, et que l'obéissance aux lois qui en découlent permettrait la création de la meilleure cité possible. Mais cet accord n'est que théorique. Une fois l'expérience de pensée achevée, il n'y a aucune raison que cet être égoïste applique pour lui-même les principes de justice. Il peut certes reconnaître que ces principes sont les meilleurs pour la cité, mais cela ne constitue aucunement un motif pour les appliquer. Seul un attachement originaire et non rationnel à la cité peut me pousser à vouloir son bien, et donc à appliquer les principes de justice.

5) L'instinctivisme et les stades de Kohlberg
 
 

Au cours de cette deuxième partie, nous avons rendu compte de la conscience morale. Nous avons mis en évidence comment des instincts apparus du fait de la sélection naturelle se manifestent d'abord sous la forme de sentiments moraux. Puis, nous avons vu comment ces sentiment acquièrent une valeur objective pour devenir des principes permettant des raisonnements moraux. Pour finir, nous avons montré la naissance, à partir de ces sentiments, d'une morale qui se place du point de vue de l'universel. La théorie instinctiviste tente donc de rendre compte de la conscience morale dans toute sa complexité et sa richesse, y compris ses variations culturelles et individuelles. Il reste néanmoins un problème à régler : faire reposer la conscience morale sur un instinct semble impliquer qu'elle est constituée dès la naissance et qu'elle ne variera pas au cours de la vie, hormis sa partie culturelle. Or, des études de psychologie du développement comme celles de Kohlberg ou Selman montrent au contraire que les jugements moraux varient avec l'âge. Comment concilier cette évolution avec la fixité des instincts ? Nous allons voir que l'on peut très bien combiner la théorie instinctiviste et celle de Selman concernant l'évolution des perspectives d'action, de telle sorte que l'on retrouve à peu près les stades de Kohlberg

Nous allons essayer de montrer qu'il y a correspondance entre :

(1) La morale subjective, le niveau préconventionnel, et le point de vue de la première et deuxième personne.

(2) La morale objective, le niveau conventionnel, et le point de vue de la troisième personne.

(3) La morale réflexive, le niveau postconventionnel, et la "réunion des perspectives du locuteur et des perspectives sur le monde" (Habermas).

Au stade préconventionnel, la vie mentale se réduit à la subjectivité. Il n'y a donc pas de distinction entre le domaine moral et le non moral. La règle est mon bon plaisir, ce qui ne veut pas dire que parmi mes pulsions, il n'en existe pas des altruistes. L'amoralisme du jeune enfant est donc valable pour les jugements moraux, mais il faut le relativiser dans leurs actions. Cependant, tant que l'enfant reste au stade 1 de Selman (stade du "Je"), il n'a pas conscience des sentiments de l'autre, il ne peut lui venir en aide, dans la mesure où il n'a pas accès à sa détresse. En revanche, au stade 2 de Selman (stade du "Tu"), l'altruisme est possible, même s'il ne reste qu'un penchant parmi les autres.

Le niveau conventionnel qui correspond à la morale objective est possible, comme nous l'avons vu, grâce à la prise de conscience du réseau d'attentes et d'attentions interpersonnelles entre tous les hommes qui résulte du passage au point de vue de la troisième personne (stade 3 de Selman).

Enfin, le niveau postconventionnel qui correspond à la morale réflexive résulte de la prise de conscience de la tribu, c'est-à-dire que je prends conscience de la tribu comme objet théorique, je prends ainsi conscience des normes culturelles sur lesquelles elle repose, et en tant qu'objets théoriques, je cherche à en rendre raison. De même, prenant conscience de l'objet qu'est la tribu, je cherche les règles nécessaires à sa préservation... Tout cela est rendu possible par la réunion des perspectives du locuteur et des perspectives sur le monde.

En adaptant les stades de Selman à la théorie instinctiviste, nous pouvons donc retrouver les grandes lignes des stades moraux de Kohlberg. Il convient néanmoins d'apporter quelques remarques :

(1) La nature morale de l'homme est présente dès le début chez l'enfant, mais elle ne peut s'exprimer pleinement qu'au fur et à mesure que nous prenons conscience des autres et du monde.

(2) Les stades moraux "supérieurs" ne remplacent pas les "inférieurs", ils se rajoutent à eux, les complètent, les affinent... Nous avons montré que les morales objectives et réflexives ne sont possibles que grâce aux sentiments moraux qui caractérisent le stade préconventionnel. C'est dans le fond l'objectif de ce mémoire que de montrer l'unité profonde des différents composants de la conscience morale.
 
 

C. CONSCIENCE MORALE ET ETHIQUE
 
 

Dans les deux premières parties de ce mémoire, nous avons achevé ce qui en constituait l'objectif principal, à savoir, rendre compte de la conscience morale. Nous avons tenté d'en donner une théorie cohérente, qui n'en masque pas la complexité et la richesse. Et pourtant, d'une certaine manière, l'essentiel n'est pas atteint. En effet, comprendre ce qu'est la conscience morale ne nous dit pas ce que nous devons faire, cela a certainement un intérêt pour l'anthropologie, la psychologie, voire la phénoménologie, mais cela n'en a aucun pour l'éthique. Ce qui ne veut pas dire que la théorie instinctiviste de la conscience morale ne puisse constituer un élément de réflexion important, voire essentiel pour l'éthique. Avant de théoriser la conscience morale, celle-ci s'impose à nous avec évidence, mais cette théorisation a pour conséquence de la démystifier, si bien qu'il devient indispensable de réfléchir sur les conséquences en éthique de la théorie instinctiviste de la conscience morale.

Dans les deux premières parties, nous essaierons de réfuter deux fausses conséquences que l'on pourrait tirer de la théorie instinctiviste (l'erreur naturaliste et l'erreur nihiliste), puis, dans la troisième partie, nous tenterons de proposer une théorie éthique cohérente et satisfaisante s'appuyant sur la théorie instinctiviste de la conscience morale.
 
 

I. L'erreur naturaliste
 
 

La tentation est grande, lorsque l'on découvre l'origine naturelle d'une faculté humaine, de croire que l'on en a découvert, du même coup, l'essence profonde. En effet, lorsque l'on rend compte de certaines de nos facultés en termes de "volonté ou dessein de la nature", comme c'est souvent le cas lorsque l'on fait appel à la sélection naturelle, l'on est toujours tenté de croire que l'on a atteint un point de vue supérieur éclairant nos actions. L'on se place dans la situation d'un automate qui aurait compris l'intention qu'avait son créateur en lui faisant accomplir telle ou telle action, et qui par conséquent suit cette intention, plutôt que d'obéir à des mécanismes aveugles. En comprenant le "dessein" qu'avait la nature en créant chez nous des sentiments moraux, nous avons l'impression que nous pourrons mieux servir cette nature en nous basant directement sur ce dessein, plutôt qu'en suivant ces sentiments. Cette attitude est finalement assez platonicienne dans son esprit : il vaut mieux agir en ayant à l'esprit l'essence d'un sentiment, plutôt que suivre aveuglément ce sentiment. Ainsi, ce que l'on a appelé darwinisme social, fut une tentative pour saisir et appliquer ce que l'on croyait être l'essence du darwinisme.

Or, le naturalisme repose sur une erreur bien connue qui consiste à confondre le fait et la norme, ce qui est et ce qui devrait être, la nature et la morale. En effet, ce n'est pas parce qu'un être est déterminé de telle ou telle manière par la nature que cette détermination est bonne. Après tout, il est moralement indifférent que les corps pesants s'attirent ou se repoussent.

Le fait que nous possédions des instincts moraux est bien responsable du fait que nous ayons été moraux alors même que nous ignorions leur existence. Mais une fois que nous avons pris conscience de leur existence, et dans la mesure où nous avons le pouvoir de leur résister, le caractère naturel de ces instincts ne constitue nullement une raison pour les suivre, car la nature ne prescrit rien. Soit elle nous détermine totalement (je ne peux pas choisir, par exemple d'arrêter de faire battre mon coeur), soit elle laisse le choix (ou en tout cas l'impression du choix, car la question ici n'est nullement de savoir si nous sommes libres ou non), et dans ce cas, aucun des termes de l'alternative n'est meilleur à ses yeux. L'origine instinctive et naturelle de notre conscience morale, ne saurait en aucun cas constituer un motif pour que nous suivions cette conscience morale.

II. L'erreur nihiliste
 
 

Si l'erreur naturaliste fait l'objet d'une quasi-unanimité et ne constitue pas un réel problème, il n'en va pas de même du nihilisme qui est son exact opposé. La réfutation du naturalisme sert de point de départ au nihiliste : puisque la nature ne prescrit rien, puisqu'elle est sans valeur, il faut bien trouver une autre explication à nos actes, leur donner du sens. En d'autres termes, je ne peux agir sans motif, et puisque la nature ne peut fournir ces motifs, il faudra les trouver soit dans une "surnature", soit dans la raison elle-même. C'est pourquoi l'on fut souvent tenté de rendre compte de la conscience morale soit comme étant la voix de Dieu, le signe de notre origine transcendante, soit comme la voix de la raison, ce qui suppose que l'on peut rendre raison de nos actes (c'est ce que tente de faire Habermas, par exemple).

Or le nihiliste est celui qui a constaté la mort de dieu et l'incapacité de la raison a fonder nos actions. Le fait de pouvoir ramener la conscience morale à du naturel anéantit tout espoir de pouvoir fonder nos actions. Dès lors, la conscience morale apparaît comme un sentiment illusoire qui nous fait croire que certaines actions ont de la valeur, alors qu'elles n'en ont objectivement aucune. Le nihiliste vit donc dans un monde vide de valeurs et de sens, aucune de nos actions ne peut être justifiée, toutes nos valeurs sont illusoires, la vie elle-même est une farce grotesque et l'homme un automate.

On voit que le nihilisme est le contraire du naturalisme : le naturaliste suivra la conscience morale parce qu'elle est naturelle, ce qui est justement la raison pour laquelle le nihiliste ne la suivra pas. Cette position est bien plus puissante que la précédente, nous allons néanmoins tenter de la réfuter.

D'une certaine manière, l'idéal d'un nihiliste est de ne pas agir. En effet, puisqu'aucune action n'a de sens, il conviendrait de ne plus rien faire du tout, seule manière d'éviter l'illusion de la valeur. Mais ce faisant, il se contredit lui-même, car ne rien faire, c'est déjà une action, qui demande même énormément de volonté, et par conséquent, le nihiliste est obligé de lui conférer de la valeur, ce qui est contraire à ses principes.

Le nihiliste ne peut donc s'en tenir à cette inaction et sa position deviendra tout naturellement un animalisme, un végétalisme, voire un minéralisme, c'est-à-dire qu'il ramènera l'inaction à l'absence de volonté : ne rien faire deviendra tout simplement suivre ses penchants, se laisser vivre... On peut appeler une telle attitude un minéralisme car ,de même qu'une pierre amorphe n'est pas nécessairement au repos mais obéit aux lois de la nature, de même un homme ne croyant en aucune valeur n'est pas au repos mais se laisse guider par les lois de son corps.

Or, sans s'en rendre compte, le nihiliste vient de renouer avec le comportement naturel des autres hommes, qui eux-mêmes ne font rien d'autre que suivre les lois de leur corps, de leur cerveau, de leur nature..., mais sans en avoir conscience, et en croyant que les valeurs créées par leur cerveau résident dans les choses-mêmes. Dès lors, on ne pourra remarquer la moindre différence entre le comportement d'un nihiliste et celui de n'importe qui, simplement le nihiliste ressentira en accomplissant ces actions un sentiment de vacuité que ne connaissent pas les hommes "naïfs".

Le point de vue nihiliste change donc radicalement. Ce qui est important, c'est que les valeurs passent du statut d'illusions, à celui de constituants d'un monde réel de valeurs pour nous. Le seul nihilisme cohérent est finalement une sorte d'idéalisme, puisqu'il faut reconnaître que les valeurs, bien qu'elles émanent de nous, de notre cerveau, n'en constituent pas moins une structure à laquelle nous devons nous soumettre. Le monde des valeurs a bien une réalité, mais une réalité pour nous, c'est notre monde, et cela n'aurait pas plus de sens de chercher à tout prix à vivre en fonction d'un absolu qui n'est rien pour nous. Dès lors, le désespoir existentiel, le sentiment de vacuité ne renvoient à rien d'autre qu'à l'incapacité de notre raison à comprendre ce monde des valeurs pour nous, à en rendre compte, ce qui ne veut pas dire que ce monde n'existe pas, qu'il ne faut pas vivre en fonction de lui. Cela renvoie en dernière analyse, à notre finitude radicale, qui nous rend incapable de comprendre dans sa globalité le monde dans lequel nous vivons : il faut accepter qu'il y ait du donné, qu'il s'agisse de l'Etre ou des valeurs. Ce donné, bien qu'il n'ait pas lui-même de sens est constitutif du monde où nous vivons.
 
 

III. Pour une moralité du sens commun
 
 

Nous avons pu facilement repousser le naturalisme, quant au nihilisme nous avons vu qu'il se transformait tout naturellement en un idéalisme conscient de la finitude radicale de l'homme. Nous avons donc réfuté deux théories éthiques visant l'une à accepter la conscience morale, l'autre à la refuser. Nous sommes donc revenus à notre point de départ, mais le passage par ces deux erreurs opposées va, espérons-le, nous permettre de répondre, à présent, à la question qui nous préoccupe : "en quoi la théorie instinctiviste de la conscience morale permet-elle de répondre à la question que dois-je faire ?".

Nous avons vu en réfutant le nihilisme que l'ensemble de nos pulsions, de nos sentiments, de nos instincts, loin d'être illusoire, constituait un monde des valeurs pour nous. Or, l'instinct moral, et donc la conscience morale en font partie au même titre que la faim, la soif, les désirs sexuels... Dès lors, la moralité que détermine notre conscience morale fera partie intégrante de notre monde des valeurs.

Si on s'arrêtait ici, la moralité aurait le même statut que la faim, la soif..., c'est-à-dire qu'elle serait purement subjective, et je n'aurais nulle prétention à l'imposer aux autres. Dès lors, il serait idiot, par exemple, de chercher à convaincre quelqu'un qu'il doit être moral. Mais nous avons vu, justement, que la conscience morale n'est pas une pulsion comme les autres, et que contrairement à elles, nous exigeons de chacun qu'il soit moral, qu'il partage nos sentiments moraux.

C'est pourquoi nous pouvons parler, concernant la moralité d'objectivité pour nous. Cette formule peut paraître contradictoire, mais elle n'indique rien d'autre que le fait que l'objectivité ne réside pas dans les choses ou dans les actions, mais en nous- mêmes qui exigeons que chacun soit moral.

On voit donc que l'idée de chercher à convaincre quelqu'un qu'il doit être moral n'est pas absurde, même si nous ne pourrons le convaincre que si lui-même possède un monde de valeurs semblable au nôtre, c'est-à-dire où la morale a une valeur objective pour lui ,ce qui est toujours le cas (sauf en cas de maladie, de lésion...) du fait de la nature (au moins biologique) de l'homme. Cela ne veut pas dire, évidemment, que l'on peut toujours agir moralement, mais que l'on a toujours conscience qu'il faudrait agir moralement, même si des penchants égoïstes outrepassent nos penchants moraux. Dans ce cas, l'objectivité morale prend la forme du remords et de la honte qui sont des sentiments de désobéissance à une norme objective.

La théorie instinctiviste de la conscience morale produit donc, dans le domaine éthique, ce qui pourrait ressembler à une fondation, ou une justification de la morale commune, c'est-à-dire de la morale de tous les jours où nous suivons naturellement notre conscience morale, sans nous interroger sur sa provenance et sa valeur. Cette confiance en la conscience morale n'exclut pas que l'on y intègre les développements de l'éthique de la discussion, par exemple, dans la mesure où c'est en mettant en commun nos intuitions morales et en cherchant à les justifier que nous pourrons éviter certaines illusions et erreurs inhérentes à la conscience morale (nous avons déjà évoqué des erreurs telles que le nihilisme ou le fondamentalisme, et d'autre part, nous avons évoqué le fait que, bien que nous ayons toujours immédiatement une opinion morale sur un événement, cette opinion est de plus en plus floue et douteuse à mesure que l'événement est plus complexe).

Cette fondation n'est pas une fondation en raison, elle n'est donc pas d'inspiration Habermassienne, en revanche, nous pouvons revendiquer pour elle une certaine proximité avec la théorie kantienne. Cela peut paraître paradoxal, car Kant est considéré comme un cognitiviste, et il n'aurait jamais accepté de faire remonter la conscience morale à un instinct ou à un sentiment. Mais ce qui rapproche notre théorie de Kant, c'est en premier lieu cette idée de "fait de la raison", à savoir que la morale est constatée, nous avons l'impératif catégorique, mais nous ne pouvons le justifier (ce que Kant appelle "fait de la raison", nous pourrions l'appeler "fait de la sensibilité"). D'autre part, nous sommes assez proches de son idée de sujet transcendantal : ce n'est pas parce que nous ne pouvons justifier et rendre raison de l'impératif catégorique, qu'il ne s'impose pas à nous, qu'il n'est pas constitutif pour nous d'un monde de valeurs objectives, de lois auxquelles nous devons obéir.

L'instinctivisme a montré que le monde pour nous est toujours et nécessairement moral. Néanmoins, il reste toujours une possibilité de refuser la morale, de ne pas se laisser convaincre par la conscience morale, de nier son évidence et son objectivité : c'est de refuser le monde. Nous sommes toujours libres, en fin de compte, de nier le monde qui s'impose à nous, de le considérer globalement comme une illusion. Cette attitude, que l'on pourrait appeler "folie volontaire", parce qu'en rejetant le monde et ses lois (tant théoriques que pratiques) j'aurais le comportement d'un fou, est la seule manière de refuser la morale, de ne pas se dire : "c'est ce que je devrais faire", même si je ne le fais pas. Notre fondation de la morale n'est donc pas totale, puisqu'il peut exister des hommes qu'aucun discours ne pourrait convaincre de reconnaître la morale.

Pour autant, nous sommes malgré tout parvenus à fournir à la morale une fondation qui, bien qu'elle ne soit pas absolue, est très forte, car nous avons le choix entre être moraux (en tout cas reconnaître le bien fondé de la morale, même si l'on n'agit pas en conséquence), ou refuser le monde, se réfugier dans une folie volontaire assez difficilement tenable.
 
 

IV.Pourquoi les hommes sont-ils immoraux ?
 
 

Nous avons la prétention d'avoir fondé la morale, hormis le cas de la "folie volontaire". Cela signifie qu'il n'existe qu'une morale pour tous les hommes, ou en tout cas, une seule morale de base, à laquelle les cultures ou les individus peuvent rajouter une infinité de préceptes différents. Par conséquent, il ne devrait pas exister (en dehors de la folie volontaire) d'homme immoral que l'on ne puisse ramener à la morale : l'immoralité résulte toujours d'une erreur.

Il reste donc à la théorie instinctiviste à montrer qu'elle est capable de réduire toutes les morales "déviantes". C'est ce que nous allons essayer de faire à présent.

(1) Egoïsme. La plupart de nos comportements immoraux sont des comportements où nos penchants égoïstes l'ont emporté sur nos penchants altruistes. Mais cela ne nous empêche pas d'avoir conscience que nous n'aurions pas dû agir de la sorte. C'est notre lot d'animaux finis que de ne pouvoir assumer pleinement notre moralité, dont nous acceptons pourtant l'objectivité. Dans ce cas, même si nos actes sont immoraux, nous sommes profondément moraux.

(2) Nihilisme. Nous avons déjà vu que le nihilisme était l'attitude consistant à rejeter les principes moraux en même temps que les principes culturels, en confondant de la sorte deux types de principes très différents. Nous avons vu, d'autre part, que le nihilisme comme comportement était contradictoire, et qu'il se transformait tout naturellement en une sorte d'idéalisme, si bien qu'il n'apparaît pas vraiment comme un immoralisme, mais plutôt comme un stade de suspicion envers les principes moraux, plus ou moins inévitable, mais aussi destiné à être dépassé.

(3) Fanatisme, intégrisme. Comme le nihilisme, ils n'établissent pas de distinction entre les principes moraux d'origine instinctive, et ceux d'origine culturelle ou personnelle. Ce n'est pas pour les rejeter, mais au contraire, pour les adopter. Nous avons tous des valeurs qui nous sont personnelles et auxquelles nous accordons de l'objectivité. Cela ne pose généralement pas de problème, sauf si pour une raison ou pour une autre, ces valeurs entrent en contradiction avec les principes moraux. Dans ce cas, comme nous l'avons vu, la morale est intrinsèquement contradictoire et malheureuse, mais cela ne l'empêche pas d'exister et d'être objective. La question fondamentale qui se pose est donc la suivante : "peut-on dire objectivement (sans nous fier uniquement à notre propre conscience morale) que des fanatiques ont tort, et que nous avons raison ?".

Certes, face à quelqu'un qui égorge des enfants au nom de Dieu, je ne peux qu'être indigné et cette indignation a pour moi une valeur objective, mais l'intégriste a conscience d'agir bien, et cette conscience a une valeur objective pour lui. Nous avons, dans la partie précédente, fondé la conscience morale en montrant qu'elle constituait une objectivité pour nous. Avons-nous par le même geste fondé l'intégrisme ? Ici, l'éthique de la discussion n'est pas d'un maigre secours, car un grand nombre de fanatismes reposent sur des totems dont on peut montrer l'inconsistance dans une discussion. Ainsi, un raciste à qui on a montré que la race blanche n'était nullement supérieure à une autre, cesse d'être raciste. Les fanatismes reposent sur des totems que l'on peut briser, ce qui brise du même coup les comportements immoraux. Dans de tels cas, nous pouvons sauvegarder l'unité de la morale pour tous les hommes (en constatant, encore une fois, que les comportements immoraux résultent d'une erreur que l'on peut corriger).

Mais certains fanatismes reposent sur des totems que l'on ne peut réfuter (on ne peut, par exemple, réfuter un fanatique religieux, puisqu'il fait reposer son totem sur une révélation). De tels fanatismes posent un problème insurmontable, car même s'ils sont nécessairement contradictoires et déchirés (le plus fou des fous de dieu ne peut assassiner sans éprouver jamais le moindre remords), et même s'ils sont injustifiables rationnellement, ils n'en constituent pas moins un monde objectif de valeurs pour le fanatique, et par conséquent, il doit s'y conformer, comme nous nous conformons au nôtre. Cela n'empêche évidemment pas que nous soyons scandalisés par de tels comportements, et que nous fassions tout pour y mettre fin, mais d'une certaine manière, les fanatismes reposant sur une transcendance forment des morales que l'on ne peut ramener à la nôtre (elles ont, certes, en commun les principes de base (amour, respect...), mais ces principes universels sont comme recouverts par d'autres qui sont culturels ou personnels). On ne peut les réfuter, et ils possèdent pour ceux qui s'y conforment une objectivité égale à la nôtre.

(4) Déformation pathologique de la situation. Pour finir, il peut arriver que des individus, tout en reconnaissant la validité des principes moraux universels, se livrent à des pratiques inhumaines, sans même en avoir conscience. Ainsi, certaines personnes peuvent en réduire d'autres en esclavage, tout en ayant l'impression de faire une bonne action. De tels comportements résultent d'une déformation pathologique de la situation. Par exemple, un individu qui en héberge un autre peut avoir le sentiment de lui rendre service à un point tel qu'il aurait le droit d'exiger de lui n'importe quoi en contrepartie. La situation est donc déformée et le service rendu est exagéré de manière disproportionnée, de telle sorte que le besoin de reconnaissance en retour devient insatiable. De tels comportements ne sont pas immoraux, mais les sentiments moraux sont déformés et amplifiés si bien qu'ils deviennent méconnaissables. Cependant, une discussion raisonnée, voire une thérapie peuvent faire prendre conscience de la monstruosité des actions accomplies.
 
 
 
 

CONCLUSION
 
 
 
 

Nous pouvons à présent, de manière rétrospective, dégager les deux objectifs principaux de ce mémoire :

(1) Rendre compte de la conscience morale à l'aide d'un instinct dû à la sélection naturelle (parties A et B).

  1. Tenter de fonder une "moralité du sens commun" (partie C).
Le premier objectif semble avoir été rempli de manière assez satisfaisante : nous avons pu, à partir de l'idée de "relation prioritaire réciproque" directement déduite de celle "d'instinct moral" dégager la conscience morale dans toute sa richesse et sa complexité. L'instinctivisme n'en masque pas la diversité (la conscience morale va du sentiment au raisonnement, elle participe à la fois de l'humanisme, du culturalisme... ) et parfois les contradictions (les dilemmes moraux sont inhérents à la structure de la conscience morale : on ne peut choisir sans déchirement entre protéger un ami, et vouloir le bien commun, par exemple). Cela se traduit par la critique et le dépassement de théories alternatives telles que le sentimentalisme, le culturalisme, le cognitivisme, mais aussi l'humanisme, le nihilisme, le naturalisme... Loin de s'opposer à ces théories, l'instinctivisme tente de les englober, dans la mesure où elles correspondent en fait à des facettes, des aspects parcellaires de la conscience morale que l'instinctivisme a pour tâche d'unifier.

Le second objectif, en revanche, n'est qu'une demi-réussite. Certes, nous avons montré que tout homme devait partager les mêmes principes moraux de base qui s'imposent objectivement à lui (si l'on excepte le cas de la folie volontaire). Mais cette moralité de base a une très grande flexibilité. C'est à la fois sa force (car elle permet de rendre compte de la diversité des morales existantes) et sa faiblesse. En effet, il arrive que la conscience morale se retourne contre elle-même et qu'elle génère des principes culturels ou individuels qui contredisent les principes instinctifs et universels. Or, si la plupart du temps ces "déviances" sont des égarements passagers qui disparaissent d'eux-mêmes, ou que l'ont peut supprimer par la discussion, voire par une thérapie, certaines en revanche, particulièrement celles reposant sur un dogme, sont irréductibles. Par conséquent, notre tentative de fonder une moralité du sens commun devient, du même coup, une fondation des comportements les plus inhumains.

Il convient donc, sur ce deuxième point de relativiser nos ambitions. L'intérêt pratique de la théorie instinctiviste doit être ramené au cadre de notre culture occidentale, dans la mesure où celle-ci a largement rejeté les dogmes. Dans cette optique, l'instinctivisme se présente comme un moyen de dépasser le nihilisme afin de réintroduire des valeurs morales. Plus précisément, il prend la forme d'une défense de l'humanisme. En effet, nous avons montré que la réflexion sur le totem conduisait inévitablement à rejeter la plupart des valeurs culturelles, de telle sorte qu'il ne reste plus aucune tribu reposant sur un totem déterminé. Seuls subsistent donc le respect que nous avons pour tout homme, et l'amitié qui n'a pas de totem déterminé. L'instinctivisme, en tant que dépassement du nihilisme devient donc un humanisme, qui reconnaîtrait en outre une valeur spécifique aux amis.