INTRODUCTION
Philosophe et sociologue, Jürgen Habermas est aussi un intellectuel dont la biographie illustrerait à bien des égards l'importance que revêt pour lui le lien entre philosophie et politique. Dès ses premiers travaux, son originalité la plus manifeste réside dans son souci de décloisonner les formes de savoir instituées afin de s'autoriser les prétentions d'une pensée globale. Outre la philosophie, ses recherches intègrent "les approches respectives de la sociologie, de l'économie, du droit public, de la politologie, de l'histoire sociale et de l'histoire des idées"(1). Mais ne nous méprenons pas sur ses intentions : il ne s'agit pas de dépasser la philosophie dans les sciences humaines, mais bien plutôt de réactiver pour chacune d'elles l'horizon philosophique de la réflexion.

L'optique ne se limite cependant pas à une dimension épistémologique : le programme, ou du moins le projet de Habermas se construit d'abord autour d'une réflexion sur l'activité humaine qui entend donner corps à une "théorie de la société" ; une réflexion qui entend redonner poids et sens à la raison pratique tout en élargissant sans cesse la teneur des savoirs et des champs qui la fondent (c'est l'hétérogénéité de l'objet lui-même qui interdit donc de se limiter à une seule discipline). Les recherches de Habermas prennent ainsi un tour parfois éclectique : chaque étape du projet, chaque nouvelle interrogation appelle un débat avec un autre théoricien avec un autre penseur (c'est pourquoi notre exposé en passera lui aussi par des références multiples permettant de mieux saisir les termes exacts de la progression de notre auteur). Philosophie, sociologie, économie politique, épistémologie, histoire, psychanalyse, psychologie, chaque sphère de savoir abordée se voit correspondre quelques représentants spécialistes. Ainsi, avec une étonnante érudition, Habermas construit lentement sa critique. Cependant, celle-ci bien loin d'être uniquement et unilatéralement destructrice et dénonciatrice, cherche toujours à progresser, à fonder plus avant pour mieux "re-construire" cette théorie de la société. 

C'est donc dans cette confrontation permanente, qui mêle modernes et contemporains, que s'établit le discours habermassien. Celle-ci est toujours lecture attentive et pointue mais elle est surtout lecture orientée. Loin de s'en cacher, Habermas le montre bien souvent : il ne cherche ni à rendre compte objectivement d'une œuvre, ni à demeurer fidèle à quiconque ; seul est retenu ce qui est susceptible d'apporter une pierre supplémentaire à l'édifice. L'apport du seul Habermas est alors parfois difficile à distinguer tant il se cache et se retranche derrière le commentaire et les analyses qu'il établit.

Cependant, s'il s'agit de penser le politique et le social, cette pensée passe avant tout, pour Habermas, par l'élucidation du rapport entre "théorie et pratique"(2). En effet, une théorie qui entend prendre pour objet la pratique humaine dans son ensemble doit se prémunir contre cette tentation idéaliste qui la porte à négliger la confrontation avec les faits. L'exigence première serait donc de tenir ensemble dans une réflexion politique le contenu empirique des sciences sociales et le contenu théorique de la tradition philosophique : cette exigence est le sens que prend pour lui le terme critique. Habermas se présente ainsi d'abord comme un héritier de cette Théorie critique qui avait marqué les travaux des penseurs de l'Ecole de Francfort(3), au premier rang desquels, Horkheimer et Adorno. Pour eux comme pour Habermas, il ne s'agit pas de restaurer la philosophie, mais de la maintenir en tant que critique afin d'échapper à son destin contemplatif : 

"La critique renonce à la contemplation que visent les monologues théoriques conçus dans l'isolement et remarque de plus en plus que la philosophie, en dépit même de ses prétentions contemplatives, n'a jusqu'à maintenant jamais fait que prétendre à la contemplation"(4).

La formulation rappelle de façon à peine voilée la XIè Thèse sur Feuerbach de Marx. Comme Horkheimer et Adorno, Habermas entend donc renouveler une certaine forme de tradition marxiste (bien différente de celle que l'on connaît en France) en se détachant de cette "théorie traditionnelle"(5) pour relever le défi des sciences humaines. Cependant, d'une génération à l'autre, cette référence à des champs nouveaux s'est considérablement élargie (elle a en fait accompagné l'essor des sciences humaines elles-mêmes) et est devenue un recours permanent à des auteurs dont le champ d'exercice est étranger à la philosophie ; plus qu'un système spéculatif de philosophie politique, c'est donc vers une vaste théorie de la société qui se veut ancrée dans la pratique que se dirige Habermas. Or cette forme nouvelle donnée à la pensée philosophique est pour Habermas beaucoup plus qu'un enjeu formel ; elle est en quelque sorte sa condition de survie : "Marx a déclaré morte la philosophie ; depuis la pensée philosophique cherche à se frayer la voie vers un nouveau continent"(6).

La philosophie se trouve donc investie d'une valeur nouvelle : elle puise sa substance dans la réalité économique et sociale au sein de laquelle elle est insérée. Or, pour Habermas, comme pour ses prédécesseurs francfortois, comme pour Marx et Weber, le fait majeur de cette réalité et de notre modernité, c'est la domination

"La philosophie est une forme d'esprit qui n'apparaît que dans les conditions des civilisations évoluées, c'est-à-dire dans des systèmes sociaux où le pouvoir de domination est centralisé par l'Etat"(7).

La domination est donc un fait politique central : toute appréhension du politique doit d'une façon ou d'une autre faire détour par elle. On peut ainsi dès à présent avancer une hypothèse de travail : analyser la conception de la domination chez Habermas pourrait bien devenir en fait une élucidation de ce qui constitue le cœur de sa philosophie (et pas exclusivement du point de vue politique). En effet, à se vouloir ou même à se penser nécessairement comme critique, celle-ci est d'abord et avant tout, philosophie de la domination - si on veut bien désigner par ce terme le sens pris par cette réalité économique, sociale et politique que le philosophe a sous les yeux -. Il y a domination, c'est-à-dire que certains individus (ou une minorité) agissent au nom de la collectivité en prenant des décisions de nature à influer sur elle, si bien que leur volonté ou leurs intérêts supplante la volonté collective et les intérêts véritables de cette collectivité. La critique donne alors toute sa mesure : penser la domination sera en même temps penser l'émancipation c'est-à-dire établir les voies qui peuvent permettre de l'éradiquer. Si la domination est le point de départ, l'objet effectif de l'analyse sera donc bien le politique et, avec lui, en particulier, le pouvoir : un pouvoir qui désigne tout autant le fait d'être au pouvoir (et les actions qui s'y rattachent) que les processus par lesquels une collectivité est amenée (de façon contrainte ou non) à déléguer sa volonté ; c'est donc en fait par sa dimension profondément politique que nous nous proposons d'étudier la pensée critique de Habermas.

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Or si l'on accepte de se risquer à établir une définition du politique, il semble que celui-ci peut être appréhendé selon deux dimensions étroitement liées l'une à l'autre : celle de l'obéissance et celle de la contrainte ; on peut ramener ces deux dimensions à deux questionnements fondamentaux :

- Pourquoi obéir et jusqu'où puis-je revendiquer ma liberté de vivre comme je l'entends ?

- Au nom de quoi peut-on contraindre des individus et sur quoi fonder l'autorité ?

Ces deux questions sont donc aussi celles de la liberté et de la légitimité. Grossièrement, on peut dire que la première se pose à l'individu tandis que la seconde se pose au prince, au gouvernant, à celui qui détient le pouvoir. La politique est en quelque sorte l'histoire ou le lieu de la tension et de la contradiction entre ces deux termes et des tentatives pour les accorder...

Dès lors, penser l'individu ou penser l'exercice du pouvoir impose toujours de maintenir forte cette tension : l'individu apparaît à la fois comme homme ayant des droits et comme citoyen ayant des devoirs ; le prince apparaît quant à lui à la fois comme celui qui a le pouvoir de contraindre en vue de maintenir ou d'établir l'unité et l'ordre du corps social et comme celui qui doit trouver à légitimer ce pouvoir et donc cet ordre. Mais cette séparation d'origine moderne entre l'individu et le prince n'a sans doute qu'une valeur descriptive et pour penser le politique, il faut se résoudre à les penser tous deux réunis, fut - ce en favorisant l'une ou l'autre approche.

Mais ce qui frappe en choisissant l'approche du pouvoir, c'est l'étendue qu'il est immédiatement possible de donner à ce terme. En effet, si celui-ci est constitutif d'une certaine représentation de l'action politique, il met aussi en jeu les rapports de chaque individu avec la société (quel pouvoir y exerce-t-il et quel pouvoir subit-il ?). C'est sans doute Aristote qui a le premier montré qu'on ne pouvait réduire le pouvoir à la fonction exclusive de direction des affaires de la cité : le pouvoir ne se réduit pas à une compétence ou à un savoir mis en œuvre dans l'action ; il connaît des différences de qualité selon ce sur quoi on l'exerce (l'esclave, l'enfant, la femme). Nul ne possède a priori le pouvoir. On ne peut donc se limiter à concevoir le politique autour d'un rapport primordial qui ne connaîtrait que des variations de degrés que définirait la répartition du pouvoir(8).

Or le terme allemand qui désigne le pouvoir est encore plus riche que le terme français puisqu'il a en même temps le sens de puissance : Macht désigne à la fois la potestas (le pouvoir-autorité qui se détient) et la potentia (le pouvoir-puissance comme potentialité d'action). Se pose donc ici un problème de traduction : comment rendre compte en français de cette unicité et donc de cette force du terme allemand, alors que comme l'a bien montré R. Aron(9), il est possible d'établir en français des différences tout à fait rigoureuses entre pouvoir et puissance. En effet, la puissance désigne d'abord un potentiel qui ne serait pas seulement détenu ponctuellement, mais qui relèverait presque de la nature de celui qui le détient (c'est l'emploi que l'on trouve par exemple chez Spinoza pour qui tout dans la nature est puissance, puissance de conservation - conatus - et puissance du désir lui-même) ; tandis que le pouvoir marquerait lui simplement l'effectivité d'une action. La puissance se comprendrait alors comme la notion la plus générale certes, mais aussi la moins politique : elle serait un "potentiel que possède un homme ou un groupe d'établir des rapports conformes à ses désirs avec d'autres hommes ou d'autres groupes"(10), tandis que le pouvoir n'en serait que l'incarnation pratique. Mais ce point de vue quasi-métaphysique ne saurait convenir à une étude dont l'objet reste avant tout la politique, au moins autant dans sa dimension pratique que dans ses enjeux théoriques : "Si l'on veut savoir "qui gouverne ?" (...), il faut se débarrasser de la conception juridique du pouvoir"(11).

Mais pour demeurer fidèle à l'allemand, il faut se résoudre à choisir un terme : la puissance s'applique sans doute mieux à l'état des rapports de force qui traversent tout ordre social tandis que le pouvoir est le seul qui s'applique à la réalité d'une prise de décision centralisée et légitime exercée par quelques-uns au nom de tous. L'optique et l'objet du travail de Habermas incitent à choisir le second – le "pouvoir" (comme dans la plupart des traductions françaises publiées) : la théorie critique s'enracine d'abord dans une réalité politique qu'elle veut réfléchir pour mieux la transformer... On peut enfin ajouter qu'il est possible d'étendre en français le sens du terme de pouvoir jusqu'à en faire quelque chose qui ressemble fort à la puissance de R. Aron(12).

 

Pouvoir et domination : les deux termes pris chacun séparément possèdent un sens que leur union tend quelque peu à transformer. Face au fait de la domination, le pouvoir désigne la matérialisation nécessaire de l'exercice politique, le fait que la décision est nécessairement dans toute communauté aux mains d'un représentant qui, même s'il en est le représentant fidèle, possède ce statut particulier de vecteur, de détenteur du pouvoir. La domination prend alors ici une teinte négative, elle serait dans un sens moderne l'usage perverti de ce que désignait le pouvoir : l'absence de neutralité et de légitimité de l'exercice de ce dernier... Elle devient un enjeu double : pour les uns, il s'agit de la rendre malgré tout légitime dans le cadre d'un ordre nécessaire à une communauté pacifiée ; pour les autres, elle est ce dont il faut purifier le politique afin de le rendre à nouveau transparent à lui-même. Mais dans un premier temps au moins, la critique ne peut ici trancher directement : cette alternative est d'ordre pratique, elle relève d'un choix que la critique ne peut assumer sans remettre en cause sa propre validité.

Pourtant, c'est exactement sur cette aporie que se construit le projet critique de J. Habermas, et donc que s'organisera notre recherche : la domination comme fait politique provoque un intérêt pour l'émancipation qu'il faut fonder autrement que par un choix ou que par une référence à des valeurs ; or, si c'est vers un idéal de communication intersubjective que Habermas entend se tourner, c'est à l'aune de son articulation avec ce pouvoir qu'il prétend transformer, que pourra s'évaluer la validité critique de cet idéal. Une nouvelle vision du pouvoir pourra alors s'établir, un pouvoir résolument partagé entre sa dimension stratégique négative et sa dimension "communicationnelle" libératrice...

Première partie :
 
LA DOMINATION
comme fait politique

"La libération de la faim et de la misère ne coïncide pas nécessairement avec la libération de la servitude et de l'humiliation, car l'évolution du travail et celle de l'interaction ne sont pas automatiquement liées".

J. HABERMAS, La Technique et la Science comme "idéologie".
 

Plus que tout autre vocable intervenant dans la réflexion politique de Habermas, celui de domination a derrière lui une histoire déjà longue. Le concept de domination dérive donc directement chez lui de la réappropriation d'une tradition - tradition multiple. L'enjeu est d'importance et détermine déjà à lui seul une large part de la perspective particulière de sa réflexion : il s'agit d'assumer autant que faire se peut la critique de la modernité politique et sociale inaugurée par K. Marx et M. Weber (il faudrait sans doute tenir compte également de la pensée nietzschéenne dont l'optique fut pourtant moins directement politique). Cependant, il ne s'agit pas pour Habermas de se contenter d'évaluer l'apport de chacun à une hypothétique histoire de la philosophie post-moderne, mais bien (comme nous l'avons déjà expliqué(1)) de se réapproprier dans le même mouvement critique la pensée de ses prédécesseurs. On peut en ce sens lire ici J. Habermas comme le continuateur d'un projet ou d'un point de vue élaboré par ses maîtres de Francfort, M. Horkheimer et T. W. Adorno.

De cette lecture à deux niveaux, on découvrira chez Habermas une précision de la position (même si celle-ci n'est pas toujours affirmée clairement) qu'il entend tenir : réaffirmer la dénonciation critique de la domination comme fait historico-politique tout en prenant ses distances vis-à-vis de la condamnation radicale de la modernité que celle-ci a pu induire. En effet, aux yeux de Habermas, l'appréhension de la figure de la domination recèle un enjeu tout à fait primordial quant au sens de son projet philosophique d'ensemble. Qu'il s'agisse de Marx ou de Weber, ou encore des théoriciens francfortois, tous ont - de façons très différentes - , à un moment ou à un autre, étendu leur dénonciation de la domination à une critique fondamentale du système politique et social et, avec elle, à une critique de la raison dont Habermas veut dénoncer les risques et l'inanité.
 
 

I - A) La tradition critique : Marx et Weber.

Le concept de domination (ainsi que l'allemand Herrschaft) provient du droit romain où il recouvrait déjà deux sphères séparées : le dominium renvoyait à la propriété des choses tandis que la potestas dominica désignait le pouvoir du maître sur l'esclave. Invariablement depuis lors, l'idée de la domination recouvre toujours ces deux sphères : d'une part, un certain rapport de l'homme à la nature - dont ce dernier se serait rendu "maître et possesseur" (selon le mot de Descartes) - d'autre part, un mode de relation politique par laquelle un individu ou un groupe s'impose - impose sa volonté et son idéologie - à d'autres. Le dénominateur commun que représente le concept de domination consiste ainsi en une maîtrise acquise et assurée au moyen d'une certaine violence. La domination est donc avant tout la figure d'une relation : elle ne dit rien sur la nature de ceux qui l'établissent ou de ceux qui la subissent, elle caractérise juste la position des uns par rapport aux autres ; elle désigne plutôt une situation, et semble ainsi figurer un potentiel, une ouverture : la domination peut donc être distinguée de l'exploitation (qui tire parti ou profit de l'autre) dont elle est plutôt la condition préalable, ou du moins le corollaire nécessaire.

On peut donc caractériser la domination comme l'exercice de fait d'un pouvoir sur (que l'on opposera au pouvoir de) régi par une rationalité instrumentale. La domination relève d'un pouvoir que l'on détient et s'incarne dans une activité ou une action politique qui met en œuvre certains moyens en vue d'une fin déterminée (l'effort pour conserver et perpétuer cette domination en est un très bon exemple ; c'est d'ailleurs en quelque sorte déjà cette figure que mettait en œuvre Le Prince de Machiavel(2) dans son souci quasi-permanent d'assurer et de légitimer le pouvoir du souverain). Par le double sens du terme, se trouve ainsi illustré le lien qui existe entre le rapport que la science et la technique entretiennent avec une nature prise pour objet, et l'instrumentalisation aliénante des rapports sociaux et humains (car comme dominé, l'homme y aliène sa liberté et donc en fait son humanité). On ne peut dès lors s'en tenir à une perspective limitée à une relation interindividuelle, il faut appréhender la domination comme fait politique, c'est-à-dire comme liant différents types d'unités sociales et politiques selon certaines modalités : il faut l'envisager au travers de propriétés structurelles propres à un fait (au sens fort où l'entendait E. Durkheim), un fait social et politique.

Deux conceptions se trouvent alors opposées : faut-il la considérer comme un simple dérèglement de l'exercice de l'autorité, comme la manifestation d'une violence qui aurait envahi la politique, ou bien, peut-on pousser la critique jusqu'à l'assimiler à un des fondements de l'organisation politique d'une société ?

Ainsi lancée, la réflexion va s'articuler autour de deux références primordiales : K. Marx et M. Weber. Cependant, chez l'un comme chez l'autre, la pensée de la domination - loin d'être abstraite - prend place dans une appréhension dynamique de l'évolution sociale : la rationalisation. C'est cette même optique qui guidera Habermas, et donc notre réflexion.

I - A) 1°) Travail et domination chez Marx.

Le concept de domination est, chez Marx et dans toute la tradition philosophico-politique qui s'en réclame, un concept central dans l'analyse critique du capitalisme... Mais son caractère récurrent ou même omniprésent rend délicate toute tentative d'en circonscrire le sens précis, d'autant que celui-ci subit, au fil de l'évolution de la pensée de Marx, des transformations ou du moins des appréciations différentes (qui d'ailleurs recouvrent pour une part les évolutions problématiques de la question de l'Etat et du politique(3)). La première appréhension de la domination s'inscrit chez Marx dans la perspective d'une évolution historique ; celle-ci est en effet d'abord identifiée comme une structure incontournable du politique, ou plutôt de l'évolution politique. Le niveau de développement des sociétés capitalistes résulte d'une histoire sociale qui s'est jouée autour des oppositions de classes, et des rapports de domination... La célèbre formule du Manifeste, "l'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire des luttes de classes"(4), circonscrit en quelque sorte un contexte d'analyse, néanmoins elle n'explique encore rien.

La bourgeoisie, caractérisée comme classe dominante est celle qui détient le pouvoir, l'autorité : domination et autorité (même s'il existe aussi le terme  Autorität) sont en allemand et plus particulièrement dans la langue de Marx une seule et même chose [die Herrschaft] ; ainsi, de fait, la lutte pour le pouvoir ou pour l'autorité peut toujours aussi bien se lire comme lutte pour la domination : toute pratique politique, y compris celle du prolétariat(5), s'orienterait alors autour de cette plaque tournante qu'est la domination. Cependant, cette domination, si elle est politique au premier abord, est au fond de nature avant tout économique : "l'existence et la domination de la classe bourgeoise ont pour conditions essentielles l'accumulation de la richesse aux mains des particuliers, la formation et l'accroissement du capital"(6).

La domination désigne donc un rapport de classes qui se comprend comme le face à face entre propriétaires des moyens de production et propriétaires de la simple force de travail ; comme l'a dit Engels, il faut commencer par dire que "le côté économique du rapport est plus fondamental que le côté politique"(7). Dans un premier temps, cette conception permet de se déprendre d'une vision des antagonismes sociaux qui leur donnerait pour seule logique celle d'une lutte stratégique pour le pouvoir.

Marx et Engels entreprennent donc de comprendre la domination au travers d'une analyse plus fondamentale de l'évolution. Dans une perspective à la fois historique et anthropologique, "l'activité humaine" peut être conçue sous deux aspects primordiaux : "le travail des hommes sur la nature" et "le travail des hommes sur les hommes"(8). Ainsi toute société se trouve fondée sur deux principes : un principe commun à tous et unificateur, le rapport à la nature, et un principe de différenciation "divisant" la société en classes, la domination. Néanmoins, ils relèvent tous deux d'une même perspective, et sont tous deux mus par la même logique instrumentale à laquelle renvoie l'unicité du terme "travail".

La domination apparaît donc comme le versant "politique" (au sens le plus large de ce qui règle la vie de la communauté) d'un fait anthropologique indépassable qui la détermine - le travail :

"Le travail en tant que formateur de valeurs d'usage, en tant que travail utile, est pour l'homme une condition d'existence indépendante de toutes les formes de société, une nécessité naturelle éternelle, une médiation indispensable au métabolisme qui se produit entre l'homme et la nature, et donc à la vie humaine"(9).

Le rapport de l'homme à la nature devient ainsi le premier lieu d'exercice du pouvoir, première forme de domination dont la seconde - celle des hommes sur les hommes - pourrait découler directement.

En effet, ici le travail se conçoit non seulement comme une activité que réclame la satisfaction des besoins, mais aussi et surtout comme un mode d'action qui définit l'homme lui-même comme ayant-un-pouvoir-sur-la-nature :

"Le travail est d'abord un procès qui se passe entre l'homme et la nature, un procès dans lequel l'homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action. Il se présente face à la matière naturelle comme une puissance naturelle lui-même"(10).

Le travail serait déjà en lui-même une domination sur la nature que l'action de certains hommes asservissant leurs semblables ne ferait que reproduire... La domination politique ne serait donc qu'une continuation "par d'autres moyens" d'une domination naturelle. Mais la question du passage de la figure du travail à celle de la domination demeure très problématique chez Marx. Cela provient surtout du fait que son analyse abandonne très vite le terrain anthropologique pour devenir historique. En effet, cette première figure du travail n'est en fait première que dans un souci didactique ; comme rapport à la nature, le travail est toujours en même temps rapport social. Il est le rapport social fondamental : le travail s'incarne historiquement et socialement comme une nécessaire répartition des tâches ; "la division sociale du travail" fonde ainsi un mode de production déterminé et, avec lui, un mode de répartition (des moyens de subsistance produits) déterminé, dans lesquels la domination trouverait son origine.

"Avec les différences de répartition apparaissent aussi les différences de classes. La société se divise en classes privilégiées et en classes désavantagées, exploiteuses et exploitées, dominantes et dominées, et l'Etat (...) a désormais tout autant pour fin de maintenir par la violence les conditions de vie et de domination de la classe dominante contre la classe dominée"(11).

Le mouvement de l'évolution se conçoit ainsi au travers de cette articulation entre production et échange, qui détermine la dotation et la répartition en capital. Cependant, ici encore, il faut souligner chez Marx l'évolution de la terminologie et donc de son appréhension de la domination. Dans L'Idéologie allemande, c'est la lutte de classe menée quotidiennement dans la production par le capital contre le prolétariat qui fait du procès de travail un procès de production de profit et donc d'exploitation :

"Les conditions dans lesquelles on peut utiliser des forces productives déterminées sont les conditions de la domination d'une classe déterminée de la société ; la puissance sociale de cette classe découlant de ce qu'elle possède, trouve régulièrement son expression pratique sous forme idéaliste dans le type d'Etat propre à chaque époque"(12).

Mais les analyses du Capital vont affiner cette formulation en introduisant le concept de propriété : celle-ci y est d'une part le droit du capitaliste de s'approprier le travail d'autrui sans le payer, d'autre part, elle rend compte de l'impossibilité pour l'ouvrier de s'approprier son propre produit ; la séparation propriété-travail est ainsi la caractéristique même du mode de production capitaliste. C'est par elle que se comprend le double caractère du travail : production et domination. Le travail est à la fois concret et abstrait, à la fois ce qui est produit (valeur d'usage) et ce qui est échangé (valeur d'échange) ; sa dimension sociale est à la fois économique et politique.

"La forme économique spécifique dans laquelle du surtravail non payé est extorqué aux producteurs directs détermine le rapport de domination et de sujétion, tel qu'il découle directement de la production elle-même et réagit à son tour de façon déterminante sur celle-ci. C'est la base de toute forme de communauté économique, issue directement des rapports de production et en même temps la base de sa forme politique spécifique. C'est toujours dans le rapport immédiat entre le propriétaire des moyens de production et le producteur direct (...) qu'il faut chercher le secret le plus profond, le fondement caché de tout l'édifice social et par conséquent de la forme politique que prend le rapport de souveraineté et de dépendance, bref la base de la forme spécifique que revêt l'Etat à une époque donnée"(13).

Ainsi la force de l'analyse matérialiste réside non pas dans une déconstruction savante des rouages et des contradictions de l'économie capitaliste, mais bien plus dans cette formulation d'une articulation (par le concept de travail) indépassable entre sphère économique et sphère politique(14), entre rapport d'exploitation et rapport de domination. De l'Etat bourgeois au système capitaliste, point d'hétérogénéité, mais bien un fondement commun : le rapport de travail. Il est la "base de toute forme de communauté économique" et "en même temps la base de sa forme politique".

Mais cette formulation n'est pleinement intelligible que si l'on accepte de l'entendre aussi dans une perspective historique ; c'est comme moteur des transformations historiques que Marx analyse le travail. Celui-ci n'est donc pas pour lui une incertaine "essence de l'homme" mais bien plus une détermination première dans la dynamique historique de l'espèce : le travail n'a pas de réalité effective, mais on peut appréhender chaque "formation économico-sociale" comme un mode de production, c'est-à-dire comme une forme de travail social historiquement déterminée par l'état des forces productives et des rapports de production. L'exploitation est donc toujours immédiatement rapport social dynamique, toujours immédiatement domination : "tous les moyens qui visent à développer la production se renversent en moyens de domination et d'exploitation du producteur"(15).

Cependant, le matérialisme historique ne se limite pas à cette dimension descriptive de l'évolution : la critique de l'économie politique doit se penser comme affirmation de l'intérêt pour l'émancipation. Or, sur cette question, les hésitations de Marx entre une attitude volontariste prônant une pratique révolutionnaire du prolétariat (qui s'emparerait du pouvoir d'Etat) et une analyse "scientifique" qui démontrerait la destruction inéluctable du capitalisme (et donc le "dépérissement" de l'Etat) sont nombreuses(16).

Mais ce qui nous importe ici, c'est de souligner le fait que ce second pôle du discours marxiste doit être éclairé par le premier : l'émancipation ne sera donc pas exclusivement politique (même si les moyens pour y parvenir peuvent l'être), elle ne sera pas seulement émancipation par rapport à la domination, mais au moins autant émancipation par rapport à l'exploitation. C'est à partir de cette dernière assertion que se greffe la critique de Habermas, une critique qui se veut constructive ou plutôt re-constructive.
 

I - A) 2°) Le marxisme de Habermas : "reconstruction" d'une critique de la domination.
 

En effet, aux yeux de Habermas, c'est d'abord sur la question de l'émancipation que l'échec de la critique marxiste est le plus manifeste. Le constat de Habermas est dans un premier temps de nature historique ou même empirique. "La vieille théorie semble tout simplement ne pas résister à l'épreuve des nouvelles réalités"(17) : elle réclame donc une première mise au point.

"L'intérêt à l'émancipation de la société ne se laisse plus formuler en termes immédiatement économiques. L' "aliénation" ne prend plus la forme économique évidente de la misère (...). De la même façon, la domination, qui est l'envers de l'aliénation, ne s'exprime plus au grand jour dans ces rapports de force que concrétisait le travail salarié. Au fur et à mesure que le statut tant économique que politique de ceux qui sont "au service" des autres se consolide, les rapports de force personnels s'effacent derrière la contrainte anonyme d'un commandement indirect"(18).

Ainsi, du fait des transformations historiques et politiques, la critique marxiste et, avec elle, la domination sont en quelque sorte à repenser. Mais Habermas n'entend pour autant ni condamner l'ensemble de la démarche de Marx ni se limiter à une réactualisation fictive. En effet, ce premier constat, que nous avons dit "empirique", est en fait déjà fondamental : le matérialisme historique - comme théorie - était en partie déterminé par la réalité socio-politique dans laquelle il se trouvait plongé ; son inadéquation aux transformations et aux régulations des sociétés capitalistes (inadéquation que manifeste violemment la version scientiste qu'en a donné Staline) ne révèle que la nécessité de le "reconstruire"(19). C'est cela qu'entreprend Habermas :

"Marx avait choisi de faire du travail le concept fondamental, parce qu'il avait pu observer que les structures de la société bourgeoise étaient de plus en plus marquées par le travail abstrait, et donc par le type d'un travail régulé par le marché, mis en valeur par le capitalisme et organisé au niveau de l'entreprise. Cette tendance s'est entre-temps affaiblie, sans pour autant faire disparaître le type de pathologie sociale que Marx avait analysé à propos des abstractions affectant réellement le travail aliéné" (20).

Habermas situe ainsi précisément le sens de son discours et de sa réappropriation critique du discours marxiste ; l'aliénation et l'exploitation n'ont pas strictement disparu, néanmoins, elles ne permettent plus à elles seules d'éclairer le fait de la domination. C'est donc la logique interne du raisonnement qui s'écroule (puisqu'exploitation et domination n'étaient chez Marx pas séparables) : "la privation des droits dont sont victimes les groupes sous-privilégiés et leur paupérisation ne représentent plus une exploitation car le système ne vit pas de leur travail"(21).

Pour rendre intelligible ce qui ne l'est plus, Habermas introduit donc une distinction qu'il qualifie lui-même de "fondamentale"(22), la distinction entre travail et interaction. Dans une optique identique à celle de Marx, le travail et l'interaction déterminent deux dimensions de l'évolution sociale : le processus de production d'un côté, l'individualisation et la socialisation de l'autre ; ces deux dimensions sont indépendantes l'une de l'autre quant à leur logique propre (ce qui invalide en fait le point de vue de l'hétéronomie par lequel tout se trouve rapporté au travail et à la production). Le travail se rapporte à une logique instrumentale et relie l'homme à la nature tandis que l'interaction se rapporte à une logique communicationnelle et relie les hommes entre eux.

Cette distinction n'est en rien propre à Habermas ; elle était bien sûr déjà présente en un sens chez Marx dans la distinction entre forces productives et rapports de production. Cette remarque est importante car elle permet de cerner précisément ce que Habermas conteste chez Marx et donc le sens que prend sa propre réflexion :

"Marx n'explique pas à proprement parler le lien entre travail et interaction, mais il réduit l'un de ces deux moments à l'autre sous le titre non spécifique de pratique sociale ; en l'occurrence, il fait remonter l'activité communicationnelle à l'activité instrumentale"(23).

Habermas distingue donc chez Marx une "dispersion singulière"(24) entre la pratique de la recherche (où il n'élimine pas le complexe de l'interaction médiatisée par des symboles(25)) et la conception philosophique que cette recherche a d'elle-même : en réduisant "l'acte d'autocréation de l'espèce humaine"(25) au travail, Marx ne serait donc pas conséquent avec ses propres intuitions ou même avec ses propres analyses. Mais, il y a plus : en faisant du travail un concept de synthèse exclusif, Marx est amené à concevoir "la réflexion d'après le modèle de production"(26) et de l'activité instrumentale ; c'est cette prémisse qui, pour Habermas, explique la tentation récurrente dans la tradition marxiste à concevoir le discours critique sur le modèle des sciences de la nature. Mais celle-ci révèle surtout désormais l'ambiguïté du statut de ce discours, y compris chez Marx lui-même. En présentant les lois de l'évolution sociale comme des lois objectives de la nature, la critique se mettrait alors comme en dehors de l'Histoire tout en prétendant en connaître les clefs ; elle ne pourrait alors plus concevoir sa pratique - et la pratique révolutionnaire dans son ensemble - que de façon dogmatique comme une nécessité de fait (et non de droit). Poussée à son paroxysme, la contradiction inhérente au discours marxiste semble y anéantir toute portée critique.

Mais Habermas se refuse à considérer cette inconséquence comme définitive ; son projet est bien plutôt - et conformément à la valeur tant théorique que politique qu'il entend lui conserver(27) - de "reconstruire" le matérialisme historique en rétablissant un statut rigoureux à l'attitude critique : "cela signifie dans le contexte qui nous occupe, que l'on démonte une théorie et qu'on la reconstitue sous une forme nouvelle, pour mieux atteindre le but qu'elle s'était fixée"(28). Habermas doit donc s'employer à réactiver les deux pôles que nous avions distingués dans le discours marxiste : une dimension descriptive qui vise à rendre compte de la réalité sociale et historique et une dimension spéculative qui projette la perspective de l'émancipation. Tout le souci de Habermas consiste à bien séparer ces deux dimensions pour mieux asseoir la détermination de l'une par l'autre ; il entend ainsi reprendre le discours marxiste tel qu'il aurait selon lui dû demeurer, "entre science et philosophie : le marxisme comme critique"(29) ; une critique qui se conçoit comme tension entre une pratique cognitive (c'est le point de vue scientifique), et une réflexion spéculative ou même utopique (c'est le point de vue philosophique ) et dont l'objet commun serait le politique.

Insérée dans le cadre de ce projet - en particulier par la discussion avec ses anciens collègues de Francfort, Horkheimer et Adorno - , la question de la domination doit (non sans un certain éclectisme), pour une approche descriptive, faire détour par la pensée de M. Weber.

I - A) 3°) Le débat avec Max Weber : rationalité et domination.

 Si œuvre sociologique de Max Weber représente le second pôle de cette tradition critique explorée par Habermas, elle laisse cependant entrevoir un concept de domination relativement différent de celui rencontré chez Marx. La domination fait chez M. Weber l'objet d'une appréhension tout à fait rigoureuse :

"Nous entendons par domination [Herrschaft] la chance pour des ordres spécifiques (ou pour tous les autres) de trouver obéissance de la part d'un groupe déterminé d'individus"(30).

Comme le précise R. Aron, elle représente avant tout une "situation dans laquelle il y a un maître"(31) et signifie donc "la chance pour un ordre de rencontrer une docilité"(32). Cet ordre peut alors être dit légitime en ceci qu'il se "fonde sur la validité que lui accordent les agents"(33). La domination n'est donc nullement une exploitation par laquelle un individu ou un groupe s'imposerait à la tête de la collectivité au moyen de la violence ; et c'est là que réside toute sa force : la domination se présente presque nécessairement comme stable et durable pour l'ensemble du groupe. Par cette dimension plurielle et cette tendance à la pérennité, la domination se révèle donc avant tout par sa dimension politique. Présentée comme un idéaltype, elle est soigneusement distinguée de la puissance (ou du pouvoir [Macht]) qui demeure, elle, plus ponctuelle : "la puissance signifie toute chance de faire triompher au sein d'une relation sociale sa propre volonté même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance"(34).

Le propre de la domination est qu'elle consacre un pouvoir politique (ou une autorité) de telle sorte que ceux qui y sont soumis reconnaissent la validité et la justification de ce pouvoir. Cette reconnaissance est spécifiée et explicitée comme fondement de la domination, c'est la légitimité :

"Toutes les dominations cherchent à éveiller et à entretenir la croyance en leur "légitimité". Mais, selon le genre de légitimité revendiquée, le type d'obéissance de la direction administrative destinée à le garantir et le caractère de l'exercice de la domination sont fondamentalement différents. Et avec eux son action. Par conséquent, il faut distinguer les formes de domination suivant la revendication de légitimité qui leur est propre"(35).

Dès lors, distinguant trois formes de légitimité, Weber distingue trois types de domination : la domination légale ou rationnelle, "reposant sur la croyance en la légalité"(36), la domination traditionnelle, reposant sur "le caractère sacré des dispositions transmises par le temps"(37) et la domination charismatique reposant sur la reconnaissance irrationnelle de qualités extraordinaires d'un chef. Or, cette typologie weberienne n'est pas purement théorique : il s'agit pour le sociologue d'être à même d'en faire une grille de lecture efficace de la réalité qu'il entend décrire. En effet, Weber met un soin particulier à demeurer fidèle aux impératifs de la science qu'il pratique et qu'il s'est efforcé de définir :"Nous appelons sociologie, une science qui se propose de comprendre par interprétation l'activité sociale et par là d'expliquer causalement ses effets"(38).

Son analyse se retourne donc vers cette réalité qui en constitue le cœur, la modernité : "la forme de légitimité actuellement la plus courante consiste dans la croyance en la légalité, c'est-à-dire la soumission à des statuts formellement corrects et établis selon la procédure d'usage"(39). Cette forme de légitimité caractérise bien sûr la gestion administrative des Etats modernes :

"Comme tous les groupements politiques qui l'ont précédé historiquement, l'Etat consiste en un rapport de domination de l'homme sur l'homme fondé sur le moyen de la violence légitime (...). L'Etat ne peut exister qu'à la condition que les hommes dominés se soumettent à l'autorité revendiquée chaque fois par les dominateurs"(40).

Ce monopole de l'usage de la violence légitime illustre à merveille les différentes caractéristiques de la domination : sa reconnaissance nécessaire par tous, sa prétention à la stabilité (qui la pousse à se servir de sa légitimité y compris comme violence) et son caractère résolument politique.

Ainsi la position weberienne semble-t-elle au moins aussi radicale que celle de Marx ; en fait, elle va même plus loin. En effet, alors que Marx envisage une société, le communisme, abolissant l'exploitation par le travail et où la domination - perdant son caractère de coercition - deviendrait direction ou administration(41) (théorie que d'ailleurs A. Gramsci remettra vivement en cause en réfutant toute hypothèse d'un rapport politique exempt de domination), Weber en fait un idéaltype du rapport politique :

" Ce qui caractérise le groupement politique, outre la possibilité d'utiliser la violence pour garantir ses règlements, c'est le fait qu'il revendique la domination de sa direction administrative et de ses règlements sur un territoire et qu'il la garantit par la violence"(42).

Comme tout concept sociologique weberien, la domination a donc un statut qui est double. Comme idéaltype, elle rend compte d'une part d'une forme (idéalisée en vue de la compréhension) de la relation sociale, une relation qui serait la relation politique primordiale ; comme "fait" (Weber parle du "fait de la domination"(43)), elle livre une part de cette réalité politique à laquelle pourtant on reste toujours étranger.

Comme le montre le titre du dernier chapitre de Economie et Société, la sociologie politique de Weber s'identifie donc à une "sociologie de la domination". Cependant, pour être analytique, cette sociologie n'en demeure pas moins historique, au sens où elle établit une typologie (en particulier pour la domination) dont le but est d'embrasser, dans un cadre conceptuel unique, les phénomènes divers que présente l'histoire des sociétés.

Plus encore, comme on l'a vu, cette sociologie politique est liée chez Weber à la situation historique dans laquelle il a vécu : vouloir saisir la dynamique évolutive des sociétés modernes, c'était surtout vouloir saisir leur présent. Or, le fait majeur qu'y dégage Weber, c'est la rationalisation.

"L'intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient donc nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons (...) qu'il n'existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie ; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde"(44).

Le processus de rationalisation décrit et mis en lumière par M. Weber comporte ici deux événements liés l'un à l'autre : la "prévision" par le contrôle et le calcul, et le "désenchantement du monde", c'est-à-dire "l'élimination de la magie en tant que technique de salut"(45), l'abolition progressive des puissances du mythe ; la sécularisation et la désacralisation des "images du monde" (la "Weltanschauung") orientant auparavant l'action ont fait naître un nouveau type de rapport à la nature. Mais si ces deux événements vont de pair, ils demeurent cependant distincts dans la pensée weberienne comme deux étapes types d'un même mouvement : l'établissement d'une maîtrise-domination (la proximité sémantique des deux termes, maître et dominum, se retrouve en allemand dans le double sens de la racine Herr, d'où proviennent à la fois Beherrschung et Herrschaft) de la nature et des conditions de vie.

Loin d'être assimilable à un progrès, la rationalisation est donc pour M. Weber un moment historique où quelque chose de nouveau se fait jour (en ceci sa vision de l'histoire diffère nettement de celle de Marx : pour Weber, il n'est jamais question de "science de l'histoire", de nécessité ou même de loi invariante ; il s'agit seulement de mettre en évidence ce que révèle un certain "point de vue"(46) dans la "compréhension" que nous pouvons avoir d'une réalité toujours inépuisée), quelque chose que l'établissement de cette maîtrise-domination manifeste, la rationalité pratique :

"Agit rationnellement par rapport à une fin, celui qui oriente son action d'après les buts, les moyens et les conséquences annexes, et qui en même temps soupèse rationnellement tant les moyens par rapport aux fins que les fins par rapport aux effets connexes et finalement, les différentes fins possibles les unes par rapport aux autres"(47).

Cependant, ce concept de rationalité comporte clairement deux éléments distincts : d'une part une rationalité instrumentale ou matérielle qui caractériserait l'emploi technique de moyens en vue d'une fin visée, d'autre part une rationalité formelle portant sur le choix de cette fin elle-même. Le processus de rationalisation peut dans ces conditions être analysé de façon différenciée sous l'aspect de l'emploi des moyens ou sous celui de la fixation des buts ; néanmoins ces deux processus demeurent liés, rattachés à la rationalité téléologique. Weber identifie alors une autre forme d'action rationnelle apparue au cours de l'institutionnalisation des deux précédentes : la constitution de l'Etat bureaucratique moderne impose une différenciation entre la gestion administrative et la "décision" politique(48). Cette dernière est alors dite "rationnelle par rapport à une valeur" :

"Celui qui agit de façon purement rationnelle en valeur [wertrational] est celui qui agit, sans considération des conséquences prévisibles, au service de sa conviction, telle que celle-ci lui est dictée par ce que semble lui commander le devoir, la dignité, la beauté, les directives religieuses, la piété ou l'importance d'une cause quelle qu'en soit la nature"(49).

Cette autre forme de l'action relève donc d'une rationalité qui demeure pratique, bien que sa rationalisation reste indépendante de celle de l'action téléologique.

Au total, le processus de l'évolution des sociétés occidentales modernes peut donc, à la suite de M. Weber, être appréhendé selon trois points de vue :

- le progrès scientifique et technique désenchante le monde : point de vue socio-économique,

- l'établissement d'une domination légitime : point de vue politique,

- l'émergence d'une rationalité pratique : point de vue épistémologique.

C'est exactement sur ce bilan que se greffe la critique de J. Habermas. Pour lui, seuls les deux premiers points de l'analyse weberienne peuvent être reconduits :

"Le procès de désenchantement de l'histoire et de la religion, celui-là même qui doit réaliser les conditions internes nécessaires à l'avènement du rationalisme occidental, Weber l'analyse en recourant à un concept de rationalité complexe, bien que largement non élucidé ; en revanche, lorsqu'il analyse la rationalisation sociale telle qu'elle s'effectue à l'âge moderne, il se guide sur une notion de rationalité restreinte à la rationalité par rapport à une fin"(50).

Mais ce reproche, s'il se rapporte au concept de rationalité dégagé par M. Weber, ne se limite pas seulement à lui. En effet, si Habermas débroussaille et éclaircit pour nous ce qu'il appelle la "problématique de la rationalité"(51), c'est que celle-ci est pour lui constitutive de "toute sociologie qui prétend à une théorie de la société"(52). Plus précisément, fort de l'héritage de M. Weber, J. Habermas réoriente la réflexion autour de ce concept de rationalité selon trois niveaux : l'élaboration des concepts d'action dominants (pour lesquels, comme Weber, il distingue différents types de rationalité), l'établissement d'une grille de compréhension du sens et la perception de la modernité comme rationalisation. C'est dans le cadre de cette réflexion que doit donc s'intégrer l'appréhension de la domination. Il s'agit d'élucider le lien qu'il est possible d'établir entre celle-ci et la rationalité pratique ; autrement dit, il faut analyser de façon conséquente la corrélation entre l'établissement de l'Etat moderne - fondé sur la domination légitime - et le processus de rationalisation ; l'enjeu est d'importance car la confirmation de cette corrélation peut déboucher logiquement sur une remise en cause de ce processus et donc sur une critique de la raison elle-même (c'est tout l'enjeu du débat qui opposera Habermas à Horkheimer et Adorno). Mais il faut pour cela d'abord se fonder sur un concept de rationalité valide.

Or, dans la critique habermassienne, le déficit de la théorie weberienne apparaît sur deux plans : d'une part dans cet écart entre un concept de rationalité formelle, demeurant flou et indéterminé, pour caractériser le désenchantement du monde et une notion restrictive de cette même rationalité pour désigner l'institutionnalisation du progrès scientifique et technique ; d'autre part dans les concepts restreints d'action et d'activité sociales tels que Weber est amené à les définir au sein de cette rationalisation(53). En fait, Habermas impute et reproche à Weber une "position ambivalente par rapport au rationalisme occidental"(54) ; ceci l'amène alors à discréditer son concept de raison pratique, (et donc sa théorie de l'action), subsumé sous cette catégorie de rationalité formelle se rattachant en fait plutôt à une "théorie de la culture"(55).

Ainsi, de Marx à Weber, la critique habermassienne pose-t-elle une seule et même question : si la domination s'est révélée comme le fait politique majeur des sociétés capitalistes modernes, quel statut épistémologique peut-on lui accorder tout en demeurant conséquent avec une pensée politique et historique effective - pensée qui se veut théorie de la connaissance, théorie de l'action et théorie de la société - ? Dissiper les apories de la vision marxiste de l'histoire, résoudre le problème du sens et de la valeur dans le rationalisme occidental, tels furent exactement les deux pôles de réflexion qui présidèrent pour beaucoup à la naissance de "l'Ecole de Francfort". C'est avec ses représentants les plus importants que J. Habermas va donc poursuivre son itinéraire critique.

I - B) Habermas, héritier de l'école de Francfort.

L'Ecole de Francfort désigne en fait avant tout un lieu ("L'Institut de recherches sociales") autour duquel un certain nombre de chercheurs en sciences sociales se sont rassemblés pour donner corps à un projet qui se voulait radicalement neuf. Les membres de l'Institut se proposaient ainsi d'intervenir sur des champs déjà constitués dans le cadre d'une pratique faisant apparaître un champ nouveau, qui emprunterait pour partie des fragments ou des questionnements aux champs existants : le discours s'y voulait donc à la fois philosophique, sociologique et politique. Déplorant l'incapacité des sciences humaines à intervenir dans la sphère politique et condamnant leur impuissance à réagir contre la domination, ces chercheurs entreprirent donc de reprendre à leur compte une forme de critique marxiste : l'idée motrice devint ainsi la prétention à promouvoir une forme d'objectivité neuve autour d'une réflexion critique prétendant retrouver un enjeu pratique, l'émancipation.

Cependant, la référence au marxisme ne fut jamais totalement centrale (même si le premier directeur de l'Institut, Carl Grünberg s'affirmait ouvertement marxiste(56)) puisque celui-ci était inclus dans une démarche plus globale qui consistait à constituer une science nouvelle (ce qui supposait au moins dans un premier temps de reléguer au second plan la dimension strictement politique) ; le marxisme et le matérialisme historique en particulier étaient alors pour eux une approche, une méthodologie qui n'était qu'un point de vue partiel (même s'il était souvent privilégié) sur le donné social à saisir(57).

Pour une large part, la pensée de Habermas s'inscrit au cœur de ce projet : la critique de la domination et le défi pratique de l'émancipation comme fondement d'une réflexion novatrice sont en tout point au centre de ses préoccupations. Mais avec Horkheimer et Adorno - puis avec Marcuse - , la critique se heurte en se développant à des apories qu'il entend dénoncer. La critique de la domination les a en effet poussés à une critique de la raison à laquelle, lui, se refuse. Celle-ci doit donc être réamorcée à partir du lieu où cette voie pourtant féconde est devenue une impasse.

I - B) 1°) Horkheimer et Adorno : L'impasse de la critique de la raison.

 Membres fondateurs de "l'Ecole de Francfort" (Horkheimer devient le directeur de l'Institut en 1931), M. Horkheimer et T.W. Adorno ont chacun, par des voies diverses puis ensemble, mis sur pied un projet philosophique cohérent dont la caractéristique essentielle est sans doute de repenser, à partir de œuvre de M. Weber et au sein de leur époque, une forme renouvelée de critique marxiste ; ils furent en particulier considérablement marqués par l'avènement dramatique du nazisme en Allemagne, au point qu'ils ont eux-mêmes interprété leurs recherches comme "une tentative de comprendre pourquoi l'humanité au lieu de s'engager dans des conditions vraiment humaines sombrait dans une nouvelle forme de barbarie"(58).

Cette tentative, profonde, consiste pour eux à expliquer ce qu'ils ont appelé "l'autodestruction incessante de la raison"(59). En effet, Horkheimer et Adorno, tout en reprenant le thème weberien du désenchantement du monde, donnent à ce dernier un contenu et un sens renouvelés : si "le programme de l'Aufklärung [des lumières] avait pour but de libérer le monde de la magie"(60), ce programme aboutit à une série d'efforts qui dépassent cette origine ; c'est comme si chaque fois que celui-ci se réalisait, il détruisait en même temps un autre potentiel de la civilisation occidentale. La raison libératrice est devenue dominatrice et destructrice ; en chassant le mythe, la raison serait "devenue totalitaire"(61).

Cette force de la raison ne s'est en effet pas uniquement exercée sur le mythe ; le processus de rationalisation révèle, comme l'a montré Weber, une "évolution paradoxale" où s'est joué autre chose qu'une libération par la raison. Pour Horkheimer et Adorno cette "raison" s'incarne et se matérialise en particulier dans l'avènement de la science et de la technique comme force productive, comme instrument du "progrès". Ainsi la domination politique, se trouve enrichie d'un nouveau relais, d'un nouveau véhicule, d'une nouvelle médiation, tout en préservant son caractère "légitime" :

"L'accroissement de productivité économique qui, d'une part crée les conditions d'un monde meilleur, procure d'autre part à l'appareil technique et aux groupes sociaux qui en disposent, une supériorité immense sur le reste de la population (...). [les puissances économiques] portent la domination de la société sur la nature à un niveau jamais connu"(62).

Ce "monde meilleur" promis à tous devient ainsi l'occasion pour la classe dominante, propriétaire des moyens de production, d'institutionnaliser sa domination : la société bourgeoise moderne n'abolit pas la structure de classe mais, au contraire, d'une part elle la renforce en la transformant en structure socio-économique, d'autre part elle lui assure une plus grande stabilité en masquant son véritable visage.

Comme Marx(63), Horkheimer et Adorno retrouvent donc au cœur de la domination ce jeu propre à l'idéologie, fondé sur l'assimilation des intérêts particuliers à l'intérêt universel ; c'est par ce jeu que se comprend pour eux le processus de légitimation assurant ainsi le fondement de la stabilité socio-politique :

" La domination confère à l'ensemble social où elle se fixe une cohésion et une force accrues. La division du travail à laquelle tend la domination sert à l'autoconservation du groupe dominé (...). Pour l'individu, la domination incarne l'universel, la raison dans la réalité (...). Ce qui advient à tous du fait de quelques uns s'accomplit toujours comme domination des individus par le grand nombre : l'oppression sociale a toujours le caractère d'une oppression exercée par une collectivité. C'est cette unité de la collectivité et de la domination (...) qui s'exprime dans les catégories du penser"(64).

Ainsi tout en refusant et en réfutant les apories de la théorie marxiste, Horkheimer et Adorno retrouvent à partir des intuitions weberiennes le même type d'interprétation. Cependant, Marx n'est plus pour eux qu'une référence théorique (ce en quoi ils sont sortis de la tradition du marxisme institué) et c'est en stigmatisant l'effondrement de la raison historique qu'ils ont consacré la séparation entre science et philosophie : entre les deux, le marxisme est devenu critique. En effet, la "Théorie critique" entend rompre avec le destin scientiste du marxisme. Le marxisme comme critique devient une théorie qui délivre du sens ; un sens qui s'articule en deux pôles : la critique de l'économie politique et la perspective de l'émancipation.

C'est Horkheimer(65) qui a le plus radicalement exprimé le sens que devait prendre cette critique. Celle-ci se comprend avant tout comme réaction à l'impuissance politique de la "théorie traditionnelle". Il s'agit de se doter d'un autre mode d'appréhension du réel dont le préalable serait de maintenir ensemble théorie et pratique, et donc de subvertir le clivage traditionnel entre connaissance et transformation historique. Horkheimer stigmatise en effet la théorie traditionnelle comme "un ensemble de propositions concernant un domaine de connaissance déterminé et dont la cohérence est assurée par le fait que de quelques unes sont déduites toutes les autres ; sa validité au regard du réel consiste en ce que "les propositions déduites de ces principes coïncident avec des événements, des données de fait"(66). C'est entre autres la théorie hegelienne de l'identité (entre le réel et le rationnel) qui est visée ici(67) : Horkheimer critique l'hypothèse de la validité d'adéquation et, contre elle, il entend fonder une "attitude critique" qui "consiste à prendre pour objet la société elle-même"(68) et qui, comme telle, constitue "l'aspect intellectuel du processus d'émancipation"(69) :

"Pour ceux qui adoptent cette attitude, les données de fait telles qu'elles résultent du travail accompli dans la société, se situent beaucoup moins en dehors du champ de la réflexion que pour l'homme de science"(70).

L'ancrage de la critique dans la réalité sociale est donc double : d'une part, celle-ci constitue à elle seule l'objet de la réflexion, d'autre part, la théorie elle-même doit se penser comme impliquée et insérée dans cette réalité. Cependant, la théorie critique s'affirme aussi comme une dénonciation et une remise en cause de cet ordre social dans lequel elle se meut. Contre la théorie traditionnelle, elle se veut d'abord "oppositionnelle"(71) même si elle conserve dans le même temps l'exigence théorique de dépeindre les lois de la réalité : elle est habitée par l'intérêt qui la pousse à "dévoiler la face cachée de la réalité"(72). Mais dans cette tentative de formaliser cet intérêt, dans cette démarche réflexive par laquelle elle se cherche un fondement, la théorie critique se heurte à un terrible paradoxe :

"Il n'existe pas de critères valables pour la théorie critique considérée dans son ensemble (...). La théorie critique n'a aucune autre instance spécifique que l'intérêt des masses à la suppression de l'injustice sociale, en fonction duquel elle se définit"(73).

L'appréciation de l'intérêt théorique deviendrait donc subjective puisqu'elle se fonde sur celle de l'intérêt politique des masses, qu'elle a elle-même établi... En étendant la critique de la domination à une critique fondamentale de la raison, la théorie critique s'est donc coupée de ce qui pouvait constituer son fondement et se heurte à une contradiction difficile à surmonter. Privé de sa dimension réflexive, le discours critique n'a plus de recours pour circonscrire le domaine sur lequel il était en droit d'étendre son soupçon. Sa critique de la domination devient alors elle-même problématique, et Habermas se propose donc d'en réactiver le principe en se désolidarisant de ce qui l'a affaibli.

I - B) 2°) Vers une autre critique de la domination.

 C'est en effet cette contradiction du discours critique que Habermas s'attache d'abord à souligner en même temps qu'il condamne le renoncement de Horkheimer et Adorno à la surmonter par la théorie :

"Dans la mesure où toute tentative de reformuler une théorie serait condamnée à déraper vers l'infondable, au niveau de réflexion qu'ils ont atteint, ils renoncent à la théorie et pratiquent ad hoc, la négation déterminée, s'exposant ainsi à une fusion entre raison et pouvoir qui bouche toutes les fissures"(74).

L'impensé du discours critique risque donc de coûter cher à Horkheimer et Adorno : devenue critique de la domination, la critique de la raison va montrer ses limites. Reprenons leur raisonnement  : la domination politique tire donc directement son origine de l'asservissement de la nature qui, lui, s'établit par l'accroissement sans limite des forces productives au nom de l'instinct d' "autoconservation" (75) :

"Les hommes veulent apprendre de la nature comment l'utiliser afin de la dominer complètement, elle et les hommes"(76).

Horkheimer et Adorno appréhendent ainsi (dans une optique qui doit beaucoup à Marx(77)) le politique comme un aspect de l'activité humaine auquel on ne peut reconnaître aucune autonomie. La domination se manifeste certes comme phénomène politique, mais son origine - tant logique qu'historique - réside dans le rapport de l'homme à la nature. Il faudrait donc concevoir le politique au travers de cette détermination, ou plutôt dire que ce rapport à la nature est toujours déjà politique. C'est cette structure monologique que Habermas réfute vigoureusement :

"Horkheimer et Adorno ne comprennent pas comme une métaphore la "maîtrise" [Beherrschung] de la nature sous le titre de la "domination"[Herrschaft], ils mettent sous le même dénominateur les contrôles de la nature extérieure, le commandement exercé sur les hommes et la répression de la nature propre, intérieure"(78).

En fait, la réflexion et la recherche se centrent désormais pour eux sur les racines tant technologiques que scientifiques de la domination ; d'où une généalogie de la raison assimilée alors irrémédiablement à sa manifestation patente et quasi unique : la Raison instrumentale. Or c'est justement le "franchissement de ce pas"(79) que Habermas reproche vigoureusement à ses maîtres de Francfort : celui d'avoir, en introduisant le concept de raison instrumentale, fait "le procès de l'entendement calculateur ayant pris la place de la raison"(80). La raison se trouve limitée à l'identité entre raison instrumentale et raison stratégique : "comme Marx et Weber, Horkheimer et Adorno identifient la rationalisation sociale à la croissance de la rationalité instrumentale et stratégique au sein des contextes d'action"(81).

Mais c'est alors tout un pan de la modernité qui s'écroule, tout un potentiel propre à la raison qui est aboli :

"Dans la modernité culturelle, la raison est définitivement dépouillée de son caractère d'exigence de validité et assimilée au pouvoir pur et simple ; (...) prétentions au pouvoir et prétentions à la validité se mêlent confusément"(82).

C'est le sens de toute théorie et même de toute critique qui se trouve atteint : à partir du moment où c'est "la raison elle-même qui est suspectée"(83), il n'est plus de figure théorique qui puisse prétendre à la validité ; "sous sa forme instrumentale, la raison a fini par se confondre avec le pouvoir, renonçant ainsi à sa force critique"(83).

Par d'autres biais, Horkheimer et Adorno se heurtent donc à la même impasse que celle que Habermas avait décelée chez Marx : en se dispensant d'un fondement réflexif, le discours ne peut plus assumer la tâche critique qu'il s'était fixé ; il se comprend alors soit comme une philosophie de l'histoire (où la raison n'est plus seulement référent, mais objet) qui ne peut manquer d'apparaître dogmatique, soit comme un témoignage passif qui se voit interdire toute prétention à l'émancipation. Les dernières œuvres de la Théorie critique ont de plus en plus distinctement pris le parti de la seconde voie ; on peut alors certes dénoncer la répression, la manipulation ou l'intégration forcée, mais on ne peut plus penser les conflits sociaux dans leur dynamique. De façon un peu cynique, Horkheimer avait, à la fin de sa vie, exprimé cette démission : "Nous ne pouvons qu'indiquer où est le mal, mais non l'absolument juste"(84).

C'est contre cette impasse du projet initial que Habermas situe sa propre contribution... Une fois encore, il ne cède pas à la tentation d'une condamnation radicale, mais, au contraire, il entend à sa manière réactiver cet héritage qu'il revendique. Le déficit théorique de ses prédécesseurs de Francfort peut se résumer à deux glissements que la critique doit absolument abolir pour retrouver sa portée et donc sa raison d'être : d'une part l'assimilation directe entre maîtrise de la nature et domination politique ; d'autre part la "confusion" entre prétention à la validité et prétention au pouvoir qui réduit à néant tout le potentiel émancipatoire de la Raison, de la modernité.

C'est dans la confrontation avec Marcuse - auquel il dispute en quelque sorte cet héritage de la théorie critique - que Habermas met un terme (provisoire) à cette réflexion critique autour de la domination.

I – C) Le débat entre Marcuse et Habermas : rationalisation, rationalité, domination.

La discussion menée avec Horkheimer et Adorno (à la suite de Weber et Marx) nous a conduits à éclairer les bases du débat mais nous a aussi éloignés en un sens de notre préoccupation première : le statut accordé à la domination. Or c'est avec un autre représentant (moins central il est vrai) de l'Ecole de Francfort que Habermas poursuit cette discussion : Herbert Marcuse. En effet, c'est dans le commentaire qu'il fait des positions de ce dernier - qui a poussé il est vrai la critique de la domination plus loin encore que ses collègues Horkheimer et Adorno - que Habermas donne toute la mesure de sa position.

Ce débat prend comme point de départ, et de référence, la théorie de la rationalisation telle que l'avait conçue Max Weber : c'est à la signification et l'interprétation données à ce contexte d'évolution que s'évaluent la force et le statut accordés à la domination.

Habermas se fait ici lecteur de Marcuse et centre son étude sur deux textes : L'Homme unidimensionnel(86) et un article consacré à M. Weber(87). C'est dans un essai dédié à Marcuse lui-même que se situe cette étude, "la technique et la science comme idéologie"(88). Habermas établit d'emblée son diagnostic :

"Marcuse est convaincu que, dans ce que Max Weber a appelé la "rationalisation ", ce qui importe ce n'est pas la "rationalité" en tant que telle, mais - au nom de la rationalité - une forme déterminée de domination politique inavouée"(89).

Dès lors, sa critique consiste à déconstruire le cheminement du commentaire marcusien pour en dénoncer les glissements, en particulier dans cette assimilation de la rationalité instrumentale (technique et scientifique) à une structure de domination.
 

I - C) 1°) H. Marcuse : technique et domination.

 L'optique de H. Marcuse est avant tout celle d'une remise en cause, d'une critique radicale des sociétés capitalistes avancées, tant dans les manifestations matérielles de l'exploitation que dans leurs modes de légitimation. L'analyse politique ne s'opère donc pas ici en termes de démocratie ou de liberté des citoyens, mais en termes de répression et de domination ; c'est la société technologique capitaliste dans son fonctionnement même qui est visée ici :

"Si l'absence de répression est l'archétype de la liberté, la civilisation est la lutte contre cette liberté"(90).

Marcuse cherche à identifier et à stigmatiser cet empire de la domination : le monde "scientificisé" et les manifestations du progrès technique ; au centre de ceux-ci, c'est en fait la rationalité instrumentale qu'il dénonce comme "forme de contrôle et de domination sociale"(91). L'argumentation de Marcuse diffère de celle de Horkheimer et Adorno en ceci qu'elle porte sur une appréhension plus sociologique : la critique de Marcuse délaisse le point de vue métaphysique théorique de la Dialectique de la raison(92) pour se concentrer, par une "écriture militante"(93), sur la dénonciation précise et acerbe des manifestations concrètes de la domination. En effet, vingt ans après, Marcuse a devant les yeux une "société industrielle avancée"(94), celle de la croissance, du confort et de la démocratie ; sa critique est d'autant plus vive que la domination est devenue plus insidieuse : avec le temps, le système capitaliste a établi un réseau de régulations et de légitimations qui lui permet de perdurer malgré ce caractère violent et répressif devenu, lui, institutionnel, caché. Ce qui semble soutenir la critique de Marcuse, c'est donc la constatation que la société industrielle avancée est bloquée, enfermée dans un ordre qui se reproduit jusqu'à la permanence contre les possibilités de transformations qu'elle devrait générer. Il s'agit donc pour lui d'expliquer et de dénoncer les raisons de l'enfermement, ses structures et ses mécanismes, non tant par une critique de l'économie politique que par celle de l'idéologie qui l'accompagne et l'habite : la culture de masse et ses bases psychologiques et sociales. S'inspirant des catégories freudiennes, sa critique des sociétés industrielles dénonce une domination qui se manifeste par la répression des pulsions individuelles et que l'idéologie du travail et du rendement conditionne en ruinant incessamment les possibilités de pacification de l'existence.

Le moteur, l'instrument et la source de cette domination se concentrent donc dans la rationalité technologique, c'est-à-dire dans ce progrès scientifique et technique permettant la maîtrise de la nature:

"Le progrès technique renforce tout un système de domination et de coordination qui à son tour dirige le progrès et crée des formes de vie et de pouvoir qui semblent réconcilier avec le système les forces opposantes"(95).

La démonstration de Marcuse est claire et s'inspire beaucoup de celle de Horkheimer et Adorno : le ressort de la rationalité instrumentale, mise en œuvre et éprouvée dans l'asservissement de la nature, est un rapport de domination .

Les conséquences politiques sont immédiates : au fur et à mesure que cette maîtrise s'accentue, le pouvoir qu'elle représente se concentre encore un peu plus entre les mains de ce qu'il convient alors d'appeler une "classe dominante"(96) détentrice des moyens de production.

"L'existence privée et publique dans toutes les sphères de la société est engloutie dans l'appareil technique établi ; il devient le moyen de contrôle et de cohésion dans un univers politique où sont intégrés les classes laborieuses"(97).

Mais c'est dans une dynamique de l'évolution et de la reproduction des structures économiques, sociales et politiques que Marcuse construit sa critique de la domination capitaliste. Dès lors, son cheminement croise inévitablement la pensée de Max Weber et sa théorie de la rationalisation (rencontre qu'il a explicitée dans une conférence prononcée en 1964(98)). Analysant les liens qui - dans œuvre de Weber (essentiellement Economie et Société(99)) - unissent capitalisme, rationalité et domination, Marcuse en vient à affirmer que la clef de l'évolution a échappé à Weber : en fait de rationalisation, l'évolution du capitalisme et l'industrialisation culminent et aboutissent en un "sommet irrationnel"(100).

Comme chez Horkheimer et Adorno, la raison s'abolit en son autre ; ici la rationalité formelle du capitalisme est identifiée comme rationalité politique matérielle et s'avère alors domination de l'homme sur l'homme.

La clef de la démonstration marcusienne se trouve dans ce passage : la rationalité formelle de la prévision par le calcul est exactement celle de l'entrepreneur capitaliste qui a dans l'entreprise "la responsabilité et le pouvoir"(101) ; celui-ci libère alors l'extension d'une "domination rationnelle de l'homme sur l'homme"(102) :

"En se changeant en une question de domination, elle [la rationalité formelle] se subordonne, en vertu de sa propre rationalité interne, à une rationalité différente, celle de la domination (...). Elle est déterminée "de l'extérieur" par autre chose qu'elle-même, elle devient d'après la définition de Max Weber lui-même, "matérielle" "(103).

Dès lors Marcuse recentre son analyse sur le médium qui a permis ce glissement historico-politique : la technologie, la machine (au "rôle déterminant"(104)), ou plus précisément et plus profondément à la raison technique.

"Le concept de raison technique relève peut être lui-même de l'idéologie. Avant même d'être utilisée, la technique est une domination (sur la nature et sur l'homme), domination méthodique , scientifique, calculée et calculante (...). La technique est à chaque fois un projet historique et social"(105).

Le concept de projet est ici, comme s'en explique Marcuse(106), tiré du langage de la phénoménologie sartrienne ; son explication est l'aboutissement de la démonstration :

"Ce que j'essaie de montrer c'est que la science, à cause de sa méthode et de ses concepts, a fait le projet d'un système dans lequel la domination sur la nature est restée liée à la domination sur l'homme et qu'elle a favorisé cet univers"(107). [c'est nous qui soulignons].

Mais cette conclusion, même avancée avec prudence, va très loin, trop loin aux yeux de J. Habermas. En effet, arrivée à ce point, l'analyse marcusienne a en fait opéré "une fusion entre technique et domination", entre rationalité et oppression(108).

Aux yeux de Habermas, la négation de la technique, telle que l'effectue l'analyse de Marcuse, demeure abstraite en ceci qu'elle se fonde sur l'idée d'une autre possibilité d'envisager le rapport à la nature. Tout se passe comme si - c'est là un thème cher à beaucoup de penseurs allemands (comme Schelling, Bloch ou Benjamin) et hérité de la mystique juive et protestante - la relation de l'homme à la nature, cette activité instrumentale était l'objet d'un choix, d'une décision. Il y aurait alors une alternative à la relation violente et dominatrice qu'ont établie les sociétés capitalistes modernes, une attitude conciliatrice, attentive, qui serait comme un partenariat, presque une communication, une interaction.

Or, ce n'est pas cette conception, cette spéculation pourtant quasi-utopique que remet en cause Habermas, mais en fait bien plutôt les moyens d'y parvenir et les conditions pour l'envisager. Plus encore, il est même séduit par "l'idée qu'il y a dans la nature une subjectivité encore enchaînée qui ne pourra pas être délivrée avant que la communication des hommes entre eux ne soit libre de toute domination"(109).

La position de Habermas vis à vis de Marcuse se trouve donc d'abord caractérisée par trois points de convergence : la relation instrumentale à la nature est violente et répressive ; la domination politique altère les relations entre les hommes ; il faut s'orienter et tendre vers des rapports pacifiés tant entre les hommes que vis-à-vis de la nature. Cependant les liens établis entre ces trois points ainsi que leur interprétation respective vont révéler tout ce qui sépare en fait les deux hommes (nous privilégierons bien sûr dans cette confrontation le point de vue de Habermas).

I - C) 2°) De la domination à l'émancipation par la communication.

 Le premier problème que pose l'argumentation de Marcuse vient de ce qu'ayant ramené la science à un projet, il remet en cause tout le processus scientifique et technique. L'alternative devient alors celle d'une science nouvelle qui "aboutirait à des concepts de la nature essentiellement différents et établirait des faits essentiellement différents"(110). Dès lors, Marcuse, poussant à bout son raisonnement, n'envisage l'émancipation que comme l'avènement d'une nouvelle technique :

"La transformation technologique est donc en même temps une transformation politique, mais le changement politique ne peut devenir lui-même un changement social que dans la mesure où il changerait le sens du progrès technique - c'est-à-dire, dans la mesure où il peut développer une nouvelle technologie"(111).

Pour Habermas, cette affirmation virulente demeure incompréhensible ou insensée ; pour lui, il n'est pas question de remettre en cause la relation instrumentale de la technique - sorte de propriété de l'espèce - :

"Ce n'est pas la structure mais seulement l'extension du pouvoir de manipulation technique qui pourra historiquement se modifier tant que l'espèce humaine sera organiquement ce qu'elle est"(112).

En fait, la conclusion de Marcuse pose à tort que les sous-systèmes techniques (évoluant sous l'emprise de la technique) soient devenus eux-mêmes, à eux seuls, ce que Habermas appelle le cadre institutionnel ou le système social. En bref, Marcuse a assimilé trop vite l'infrastructure économico-scientifique au cadre juridico-politique (et donc à l'idéologie) et, de ce fait, la technique à la domination.

"Il [Marcuse] pense pouvoir démontrer que dans leur substance, les rapports de domination politique et de pouvoir social se contiennent sans aucune césure dans les contraintes objectives du mécanisme technique et qu'ils y prennent donc la forme d'un pouvoir de manipulation technique"(113).

Le conflit est donc en quelque sorte un conflit d'interprétation ; ce n'est pas l'existence ou le fait de la domination qui est remis en cause par Habermas, mais bien plutôt le sens et la signification dégagés à partir de ses manifestations. Marcuse lui-même, précise ainsi le sens de sa critique : "la domination per se, cela n'existe pas"(114) ; celle-ci n'est pour lui qu'une incarnation politique propre à la substance du progrès scientifico-technique et révélée par la rationalité. Ce progrès est donc investi d'une "double fonction"(115) : force productive d'une part, idéologie de l'autre.

Or, c'est bien cela que Habermas réfute ; cette affirmation recèle en effet, pour lui, une négligence de taille, qui consiste à tout interpréter au regard de critères techniques : le progrès technique, allant de pair avec la rationalisation, comporte et induit dans le "milieu de la vie sociale" des conséquences et des problèmes qui demeurent étrangers à la technique. Par une interprétation trop unilatérale, Marcuse a donc évacué le sens même du politique.

Dans une sorte de déconstruction analytique du social (qui est bien entendu directement inspirée d'une lecture critique de la topique marxiste infrastructure-superstructure), Habermas distingue, lui, deux éléments :

"Le cadre institutionnel que constitue un système social, c'est-à-dire le milieu de vie social ; et insérés en quelque sorte en lui, les systèmes progressant en fonction de la technique"(116).

Au sein des "sous-systèmes", le moteur est constitué par le progrès technique : la rationalisation s'y manifeste matériellement, mais y demeure neutre politiquement. Le progrès technique n'a pas de substance politique. De façon claire, on retrouve dans cette séparation, la volonté de Habermas de prévenir tout glissement qui, de la maîtrise de la nature, amènerait trop directement à la domination sur les hommes.

La confrontation avec Marcuse a donc considérablement clarifié la position de Habermas. Pour lui, la relation instrumentale est irremplaçable en son genre : il n'est pas d'attitude alternative au rapport instrumental que constitue le travail (et, sur ce point, Habermas se démarque aussi de Marx(117)). La technique n'est donc pas un "projet historique" de domination, mais une sorte d'invariant anthropologique révélé par l'expérience du travail. La forme historique prise par la domination trouve sa consolidation avec la forme idéologique prise par la technique : celle-ci fonctionne comme idéologie, elle n'est pas idéologie. Ce n'est plus la rationalité technique comme telle qui est critiquable, mais bien seulement l'usage qui en est fait à des fins de légitimation de la domination. Dès lors, ce fonctionnement idéologique relève bien plus de la pratique que de la rationalité technique elle-même.

C'est donc vers une critique de la pratique (et de la légitimité(118)) qu'il faut se tourner. Il n'y a pas une bonne et une mauvaise technique, mais plutôt deux domaines qui interagissent l'un sur l'autre (la technique et la pratique) que la critique doit analyser afin de s'émanciper de la domination que cette corrélation a induite. De plus, cette affirmation se fonde pour Habermas sur un double constat empirique : le complexe scientifico-technique se politise en même temps que la politique tend à se faire "science" ; la science et la technique sont devenues "la force productive"(119) la plus importante tandis que l'extension des domaines d'intervention de l'Etat a peu à peu teinté l'action de ce dernier d'un "caractère négatif"(120) : cette action qui vise à la stabilité et à la croissance du système économique est alors orientée "de façon à éliminer les dysfonctionnements (...) et non pas de façon à trouver des solutions aux questions d'ordre pratique"(121). La solution de ces problèmes "techniques" risque donc d'échapper au contrôle de l'opinion pour être confiée à des experts.

Ainsi la question politique se laisse-t-elle reformuler en des termes nouveaux : opérer une critique de la technique impose de comprendre comment celle-ci parvient à envahir le domaine pratique ; "comment ces systèmes évoluant au rythme de la technique réagissent sur le cadre institutionnel dans lequel ils se trouvent insérés"(122).

La réponse de Habermas comporte deux volets : d'une part, il entend insister sur le caractère "passif" de ces "normes sociales" que représente le cadre institutionnel (il réfute ainsi toute "idéologie technocratique" selon laquelle on pourrait acquérir un contrôle sur les conséquences socioculturelles du progrès technique), d'autre part, cette réaction engendre, selon lui, une autonomisation et un affermissement de la fonction du cadre institutionnel. C'est ici que Habermas précise sa position ; pour lui cette fonction est double : le cadre institutionnel organise et établit "la violence qui permet d'imposer la répression de la satisfaction de nos pulsions" et structure "comme système d'héritages culturels la masse de nos besoins"(123) (c'est ce qu'il appellera plus tard son "pouvoir normatif"(124)). La domination est donc pour Habermas un fait politique avéré ; plus encore, celle-ci correspond à une structure fonctionnelle de la société. Sa position semble ici toute proche de celle de Weber, mais comme nous l'avons déjà vu, une conception divergente de l'action les sépare ici : à ce stade de sa pensée (nous verrons que celle-ci se précisera considérablement), Habermas oppose à l'action rationnelle par rapport à une fin (la Zweckrationalität de Weber qui rassemble en un même paradigme rationalité instrumentale et rationalité stratégique) un modèle d'action "communicationnelle" figurant une "interaction médiatisée par des symboles" dont la validité ne s'éprouve que dans l'horizon de la "compréhension"(125).

La critique de Habermas s'en trouve considérablement enrichie : la domination peut en effet se comprendre comme une détérioration de cet idéal de communication révélé dans l'action. La perspective critique deviendrait alors aussi constructive que déconstructrice : pour rendre possible l'analyse des structures systématiquement déformées de la communication (c'est-à-dire la critique de la domination), on doit supposer, au moins formellement, le modèle (même idéalisé) d'une intersubjectivité intacte, d'une communauté de communication exempte de domination(126) ;

"Les structures détériorées de la communication ne constituent pas l'élément ultime de la réflexion ; elles ont leur fondement dans la logique d'une communication linguistique fonctionnant normalement"(127).

C'est par une autre figure de l'action que Habermas redonne force à sa critique. Or, cette figure de l'action est précisément inscrite au sein du cadre institutionnel : elle relève d'une communication intersubjective et, comme telle, met en jeu ce que les agents ont en commun ; elle se "conforme aux normes en vigueur"(128). C'est par ce biais que Habermas réinterprète la domination : c'est le cadre institutionnel "qui décide de la structure de la domination et de l'importance que doit atteindre la répression"(129).

Cette figure de la "décision" montre tout le poids que Habermas accorde à ce phénomène ou plutôt à cette propriété structurelle qu'est la domination : elle est, ponctuellement au moins, indépendante des acteurs qui s'y meuvent ; elle manifeste une détérioration de la communication qui, pour une large part, leur échappe. Pourtant, limitée à ce statut de fait historico-social, la domination semble avoir été soigneusement coupée du souci politique qui habitait les autres théoriciens de la tradition critique - celui de l'émancipation - . C'est le dernier point de l'argumentation habermassienne qui vient compléter ce manque :

"Lorsqu'on agit en fonction de normes sociales, cette action reflète toujours en même temps un degré de domination qui est historiquement variable, c'est à dire un certain degré d'émancipation et d'individuation"(130). [c'est nous qui soulignons].

Habermas retrouve ici une idée chère à Horkheimer pour qui "la dichotomie de l'individu et de la société en vertu de laquelle l'individu accepte comme naturelles les limites assignées a priori à son activité"(131) devait être remise en cause. Habermas nous livre enfin la clef de tout son parcours : pour lui, domination et émancipation sont inséparables, elles sont une seule et même réalité politique ou plutôt deux réalités complémentaires. Il y aurait d'une part une "réalité historique" et d'autre part une nécessité pratique. La réalité historique pourrait se lire comme une échelle variable sur laquelle chaque ordre social est défini politiquement par ce partage entre émancipation potentielle et domination irrévocable. Elle définit ainsi pour l'individu, ou même pour la communauté politique dans son ensemble, une sorte d'impératif pratique fondant la nécessité de l'action en commun. La domination est à la fois ce qui s'impose à l'action et ce qui la motive.

C'est donc en quelque sorte un défi que Habermas lance à nos sociétés ; un défi qui demeure celui de l'émancipation et au travers duquel s'établira une maîtrise possible de ce monde social. Le diagnostic de Habermas s'ouvre sur des perspectives seulement entrevues : il faut "mettre en branle une discussion politiquement efficace qui établisse des liens rationnels valables, entre le potentiel social du savoir et du pouvoir technique d'une part, notre savoir et notre pouvoir technique d'autre part"(132). Mais c'est la figure du pouvoir qui semble réapparaître ici, le pouvoir au sens de Macht, le pouvoir comme puissance propre au groupe qui en dispose. Cependant, si Habermas parle bien de "dialectique du pouvoir et du vouloir"(133), ce n'est pas par elle que s'effectue l'émancipation mais plutôt par sa transformation. Or, c'est exactement en ce lieu que Habermas concentre tous ses efforts et toutes ses recherches : cette transformation, la poursuite du mouvement de rationalisation qui caractérise la modernité sera le fait de la communication et de la discussion - dans le sens particulier, nous le verrons, où les emploie Habermas -.

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 L'itinéraire critique de Habermas semble donc nous avoir menés à une première étape : l'appréhension de la domination est tributaire d'une conception qui déborde le cadre initial que celle-ci avait fixé à l'analyse ; elle désigne certes un certain exercice du pouvoir, mais celui-ci ne se comprend qu'au sein d'une logique historique et politique qui le dépasse : exercice non seulement politique mais aussi social (quand la maîtrise de la nature, au travers de l'utilisation de la technique, imprègne le monde social - d'abord par les sous-systèmes techniques eux-mêmes, puis au sein du cadre institutionnel) qui ne pourrait se penser que comme communication contrainte ou déformée. Singulièrement, la domination relève donc pour Habermas d'autre chose qu'elle-même : elle est la figure historique d'un dérèglement, d'une distorsion par rapport à un idéal qui reste à préciser...
 

Deuxième partie :
Communication contre pouvoir,
L'ENJEU DE LA MODERNITE.
"Historiquement, le processus par lequel la bourgeoisie est devenue au cours du XVIIIe siècle la classe politiquement dominante s'est abrité derrière la mise en place d'un cadre juridique explicite, codé, formellement égalitaire, et à travers l'organisation d'un régime de type parlementaire et représentatif. Mais le développement et la généralisation des dispositifs disciplinaires ont constitué l'autre versant de ces processus. La forme juridique qui garantissait un système de droits en principe égalitaires était sous-tendue par ces mécanismes menus, quotidiens et physiques, par tous ces systèmes de micro-pouvoir essentiellement inégalitaires et dissymétriques que constituent les disciplines (...).

Les "Lumières" qui ont découvert les libertés ont aussi inventé les disciplines."

M. FOUCAULT, Surveiller et punir.
 

 L'idée de re-fonder le concept marxiste d'émancipation au sein de la "discussion" (ainsi que nous l'avons vu lors de la critique de H. Marcuse), comme la lecture d'une modernité centrée sur la "communication" ou d'une rationalité tournée vers "l'action communicationnelle" constitue à n'en pas douter - sous des formes diverses et successives - le fil directeur de la pensée de Jürgen Habermas. Cette optique singulière et originale - que nous nous proposons maintenant d'expliciter - est à la fois ce qui oriente sa critique et motive l'évolution de son propre itinéraire conceptuel ; la place qu'y trouve la domination ainsi que le sens accordé au pouvoir (simplement entrevu pour le moment) seront déterminants pour notre problématique.

En effet, dans l'opposition qu'il a manifesté tant à Horkheimer et Adorno qu'à la vigoureuse théorie de la domination de Marcuse, c'est en fait le sens de la critique elle-même que Habermas entend renouveler(1).

Celle-ci ne pouvant demeurer à ses yeux scindée entre une dimension oppositionnelle descriptive et une dimension utopique spéculative, il se donne pour ambition de reformuler une nouvelle attitude critique... Habermas se refuse ainsi à borner son travail à une relecture distante de l'ancien discours francfortois : celui-ci s'est laissé enfermer dans les pièges d'une appréhension restrictive de la raison historique. La sociologie critique qui entendait démasquer et dénoncer la domination, et par là favoriser l'émancipation, s'est en effet trouvée obligée de se muer en critique de la raison historique : le défi philosophique était désormais de repenser l'histoire à la lueur de la domination (et la philosophie de l'histoire devenait généalogie de la raison instrumentale).

Mais en se retournant contre la raison, la critique s'est comme coupée de l'instance légitimante qui lui assurait validité et objectivité. De plus, en faisant de la domination une catégorie historique majeure, voire l'unique catégorie (dans son caractère double de domination de la nature et de domination des hommes), la critique s'est interdit en un sens de penser historiquement l'émancipation (le recours ultime devenant comme chez Marcuse celui d'un hypothétique retour à une relation pacifiée avec la nature). L'enjeu a donc insensiblement glissé du politique vers l'historique, la question essentielle du débat demeurant en fait celle de la détermination de l'un par l'autre (détermination qui, si on l'inversait - en pensant l'histoire réglée par le politique - nous ferait définitivement sans doute, quitter le terrain du marxisme).

Or, le projet de Habermas se greffe exactement sur cette double aporie révélée par la théorie critique originelle : l'objectif est donc moins de fonder sur des catégories nouvelles une autre philosophie de l'histoire que d'acquérir (ou de reconstruire) une vision juste et adéquate de la modernité. C'est au sein de cette vision qu'il nous appartient désormais de juger la place que Habermas entend laisser à cette domination qu'il cherche tant à évincer et à ce pouvoir qu'il rechigne tant à aborder ; c'est face à M. Foucault que Habermas sera alors amené à trancher.
 

II - A) La communication comme catégorie historique.

 Lors du débat avec Marcuse, le diagnostic de Habermas était clair : la domination est un fait politique avéré mais qui n'est nullement rattaché à la rationalité instrumentale ; elle est une figure historique, non une catégorie politique.

L'enjeu pratique de l'émancipation n'est donc pas à chercher dans une critique de la raison mais dans un remède à ce qui n'est qu'une forme politique déréglée dont il faut se sortir. La communication apparaîtrait alors (telle que pour l'instant elle est présentée) comme une porte de sortie, un recours face à une institution politique à transformer, comme une pacification nécessaire de relations interindividuelles (ou de relations de classes) empreintes de violence. La pensée de Habermas pourrait ainsi être réduite ou assimilée (elle l'est encore très souvent) à une analyse - certes critique - de nos sociétés politiques qui, ayant identifié la violence et la domination comme des contraintes et des entraves à l'interaction, proposerait de les subvertir par une communication répétée entre des sujets raisonnables. Bien entendu, il n'en est rien !

En effet, toute l'entreprise philosophique de Habermas consiste en un sens à justifier et à légitimer de plus en plus précisément et de plus en plus irrévocablement ce recours au concept de communication (communication langagière, discussion en vue d'un accord, partage ou échange de valeurs, de normes et d'opinions, compréhension intersubjective en sont autant de figures) : celle-ci ne saurait être un recours et Habermas entend, au contraire, la poser comme une nouvelle instance critique. Ainsi, c'est comme catégorie historique qu'il commence par l'éprouver.

II - A) 1°) Le principe de la publicité.

 Eclairer sous un jour nouveau le sens de la modernité politique, tel était en effet déjà l'esprit dans lequel Habermas avait écrit son premier essai, L'Espace public(2) . Il y entreprend de relire l'histoire moderne des sociétés occidentales autour de l'évolution de la "communication politique" pratiquée par les citoyens d'un même Etat. L'histoire sociale et politique se comprendrait alors comme celle des changements qui affectèrent la structure de "l'espace public bourgeois".

Habermas reprend dans un premier temps l'opposition entre domaine privé et domaine public, opposition qu'il emprunte directement à l'antiquité grecque (et donc à une grande partie de la tradition de la philosophie politique) : la sphère de la polis, la chose commune (koinê) à tous les citoyens libres était strictement séparée de la sphère de l'oïkos qui était propre à chaque individu. Cependant, c'est justement le dépassement de cette alternative privé/public que met en évidence l'évolution des structures socio-politiques modernes. En effet, le regard de Habermas se porte, au-delà de ces deux domaines, sur l'apparition d'un troisième terme, "la sphère publique bourgeoise"(3) ou publicité [Öffentlichkeit]. Cette dénomination recouvre en fait une "société civile"(4) qui, composée d'agents individuels est révélée par "l'opinion publique" (Habermas s'appuie ici sur la richesse sémantique du terme allemand Öffentlichkeit qui désigne à la fois ce qui est public - la chose publique ou l'espace public - et l'opinion publique politique) : "la sphère des personnes privées rassemblées en un public"(5). Décrivant le jeu qui dans une société libère ou réprime la communication, Habermas traite ainsi l'opinion publique comme une véritable catégorie historique(6); par elle, cette sphère publique nouvelle s'autonomise d'une part du pouvoir exécutif centralisé et étatique, d'autre part de la sphère privée de l'économie domestique : l'opposition privé-public se trouve bel et bien dépassée. En fait, Habermas réactive ainsi en un sens la dénonciation, commune à toute une partie de la tradition marxiste (et inaugurée véritablement dans L'Idéologie allemande(7)), de l'illusion qui consiste à définir l'Etat comme secteur "public". En effet, chez Marx, l'Etat doit, au moins dans un premier temps, être analysé comme coupé de la société civile pour laquelle il n'est ni un reflet, ni un élément neutre censé promouvoir l'intérêt général, mais bien plutôt la "machine"(8) organisant la domination d'une classe sur une autre, l'organe assurant les conditions de la reproduction des rapports d'exploitation.

Cependant, il convient de souligner ici que chez Marx l'appréhension ou la critique de l'Etat est loin d'être toujours aussi claire ; en particulier, on peut distinguer une très nette évolution(9) sur la question de la prise du pouvoir : le prolétariat doit-il s'emparer de l'appareil d'Etat et l'utiliser à son tour comme instrument de domination (ce que suggère le Manifeste(10)) ou bien doit-il le transformer (comme dans La Guerre civile en France(11)) ou bien encore le laisser "s'éteindre" (comme dans l'Anti-Dühring de Engels(12)) ? Quoi qu'il en soit, c'est bien l'identification de l'Etat comme organisation résolument extérieure à la société que Habermas cherche à exploiter ; mais aux yeux de Habermas, le problème majeur de l'analyse marxiste, réside justement dans son explicitation de cet autre de l'Etat qui est la "sphère publique" : Marx ne peut selon lui l'envisager que dépourvue de tout caractère politique ;

"La conception libérale d'une sphère publique politiquement orientée trouve sa formulation socialiste dans l'idée d'une dissolution du "pouvoir politique en pouvoir public". A la suite d'une citation de Saint-Simon, Engels l'a exprimée dans cette formule connue : "la domination sur les personnes doit céder la place à l'administration des choses et à la gestion des moyens de production"(13). Ce n'est pas l'autorité en tant que telle qui doit disparaître, mais la domination de nature politique ; les fonctions publiques traditionnelles et celles qui se sont nouvellement créées transforment leur caractère politique en caractère administratif"(14).

Clairement, Habermas reproche donc à la tradition marxiste de ne pouvoir envisager cette sphère publique qu'une fois accomplie la "destruction de l'appareil d'Etat bureaucratique"(15). Mais celle-ci aurait alors déjà perdu tout caractère politique, elle ne serait déjà plus critique. Cette confrontation montre ainsi bien où se situe l'originalité de la lecture habermassienne : plus qu'un troisième terme qui selon un modèle très dialectique dépasserait en l'anéantissant l'alternative domaine privé/domaine étatique, l'espace public est une instance qui (idéalement certes) ne prend place que suspendue entre les deux sphères originelles dont elle est la critique ; elle se dote là d'une réelle "fonction politique" : "soumettre au contrôle d'un public faisant un usage critique de sa raison des états de choses rendus publics"(16).

Ainsi donc, c'est exactement "face au pouvoir [entendu comme pouvoir central ou comme pouvoir étatique] et comme son pendant que se forme la société bourgeoise"(17), que s'instaure l'espace public. Cependant, dans l'esprit de Habermas, loin de constituer la cause première, cette remise en cause d'une domination du pouvoir exécutif d'Etat n'est qu'un effet (que nous analyserons plus loin). Ce n'est pas le politique qui est ici premier : cet anti-pouvoir (dénomination plus adéquate ici que "contre-pouvoir" qui sous-entend une participation à la logique du pouvoir) que représente la nouvelle "publicité" est certes une manifestation de l'émancipation mais elle n'est en rien son fondement.

A dire vrai, celui-ci est double : son origine est économique, le cœur de son développement est communicationnel (c'est-à-dire qu'il relève de la communication mise en œuvre au sein de cet espace public). En effet, c'est la transformation de la structure économique qui consacre l'anéantissement des anciennes structures de pouvoir et, donc, des anciens rapports sociaux :

"Le concept d'économie, qui jusqu'au XVIIème siècle, restait lié au pouvoir et aux fonctions de l'oïkodespotès, du pater familias, du maître de maison, tire maintenant son sens moderne de la seule pratique de l'exploitation dont les opérations se règlent selon le principe de la rentabilité (...). L'économie moderne n'est plus commandée par l'oïkos, la maison, car le marché s'y est substitué"(18).

Le développement de l'économie d'échange comporte donc une double conséquence politique : il abolit dans un premier temps l'opposition mécanique entre l'échelle de l'individu-citoyen et l'échelle de l'Etat centralisé, et il génère de ce fait dans un second temps de nouveaux types de relations sociales et de rapports politiques. "L'opinion publique" apparaît ainsi comme un troisième terme, constitutif d'un nouvel espace politique hors de la maisonnée et se tenant face à l'Etat : la nouvelle société civile ; Habermas la définit comme procédant d'une discussion sur des affaires d'intérêt général entre des individus privés (elle est donc bien en cela le corollaire immédiat de l'avènement de l'économie de marché) ; les citoyens cessent en partie d'être conçus comme des entités atomisées (que pourtant l'introduction du Suffrage Universel fera en un sens réapparaître) pour devenir une réalité tierce : "un public faisant usage de sa raison pour exercer sa propre critique"(19), qui s'est autonomisé à la fois par rapport à l'Etat centralisateur et aux intérêts particuliers agrégés. Ici se trouve bien le cœur de la vision historique de Habermas : l'opinion publique apparaît et se manifeste d'abord à l'occasion de l'extension et du développement d'activités économiques d'intérêt général, mais l'essentiel est qu'il s'est ouvert un lieu politique où il est possible de prendre la parole, de se réunir ou d'engager une discussion publiquement. La communication et l'interaction, sources et moteurs de ce nouveau pôle critique sont l'objectivation sociale et politique des transformations économiques des temps modernes.

II - A) 2°) L'espace public perverti par la domination.

Le paradigme communicationnel(20) fonctionne donc bel et bien comme centre de gravité de cette vision historique et politique ; l'appréhension des rapports de pouvoir et de domination en découle directement. En effet, analysée en termes politiques, l'évolution décrite par Habermas révèle un Etat détenteur du "pouvoir" mais qui demeure en dehors de la sphère publique ; plutôt, c'est la nouvelle sphère publique qui s'est en fait affirmée elle-même comme coupée de tout rapport de pouvoir. Le principe même de la publicité, de l'opinion publique [Öffentlichkeit] se trouve donc investi d'un véritable rôle émancipateur : l'espace public est devenu une instance critique effective, un lieu de contrôle - voire de transformation - de l'exercice du pouvoir étatique.

" Conformément à ses propres intentions, l'opinion publique refuse d'être une limite des pouvoirs, ou d'être elle-même un pouvoir, voire la source de tous les pouvoirs. Au contact de l'élément qu'elle représente, c'est au contraire la nature du pouvoir exécutif, la nature de la domination qui doit se transformer. Le "règne" de la sphère publique signifie, conformément à l'idée même de Publicité [Öffentlichkeit], un règne où toute domination s'évanouit : veritas non auctoritas facit legem " (21).

"C'est la vérité et non l'autorité qui fait la loi" ... et par là, la nouvelle publicité bourgeoise porte un coup décisif au vieux principe absolutiste que défendait Hobbes ("auctoritas non veritas facit legem"). C'est donc Kant qui, aux yeux de Habermas, est le premier véritable théoricien de ces changements politiques de la modernité ; en affirmant "le pouvoir appartient à la seule raison"(22), Kant fonde ainsi théoriquement les principes de la nouvelle réalité politique qu'il a devant les yeux. L'homme entre dans sa "majorité"(23) à partir du moment où, distinguant l'usage public de l'usage privé de sa raison, il fait apparaître une "sphère publique" qui s'affirme par son rôle politique : être la médiatrice entre l'Etat et la société.

Dans cette relecture de Kant, Habermas évoque en fait un idéal politique qu'avait révélé la modernité : le modèle libéral de l'espace public bourgeois, un modèle de transparence communicationnelle, un modèle qui aurait fourni à la modernité son "contenu normatif"(24). En effet, ayant décrit cet idéal, Habermas entreprend d'expliquer et de mettre en évidence ce qui l'a perverti, et, bien sûr, ce qui permet de le maintenir comme idéal (il ne faudrait cependant pas prêter ici à Habermas des intentions de retour hypothétique à un idéal politique passé et perdu). A partir du milieu du XIXème siècle et avec l'avènement du "Social Welfare State" (l'Etat-providence), l'opinion publique s'est peu à peu laissée déposséder de son potentiel critique ; l'espace public s'est "reféodalisé"(25), c'est-à-dire que le pouvoir et la domination y ont retrouvé une nouvelle forme et par là, une véritable place.

Plus précisément, Habermas poursuit son analyse en mettant en évidence l'apparition, en deux temps, d'un autre type de "Publicité", d'une autre pratique des rapports politiques, d'une nouvelle structuration de la société. La transformation résulte en fait directement de l'extension puis de la dégradation de la "Publicité" telle que l'avait établie la société bourgeoise du XVIIIème siècle.

" Deux tendances de caractère dialectique et corrélatives l'une de l'autre décrivent la décomposition de la Publicité : elle pénètre des sphères toujours plus vastes de la société, mais perd du même coup sa fonction politique qui est de soumettre au contrôle d'un public faisant un usage critique de sa raison des états de choses rendus publics (...). A mesure que la sphère publique en tant que sphère, voit s'accroître la surface sociale qu'elle couvre au détriment du domaine privé qu'elle ruine davantage, la force de son principe, la Publicité critique, perd toute son acuité "(26) .

Le modèle de l'espace public s'est ainsi trouvé perverti par son propre développement ; alors qu'il supposait une stricte séparation entre les domaines privé et public, son extension et la généralisation de son principe ont fait advenir une "sphère sociale" qui a tout perdu de son autonomie initiale. En effet, le rôle de médiateur entre l'Etat et la société que la sphère publique assumait à ses débuts a peu à peu changé de mains ; ce sont en fait des institutions relevant soit de la sphère privée (les associations, les syndicats) soit d'une sphère publique -coupée du public - (les partis ou même l'appareil d'Etat) qui ont dépossédé le "public des personnes privées" de sa véritable fonction politique. Cette fonction se trouve dès lors dénaturée en son principe même, puisqu'elle s'effectue désormais dans le cadre d'un "rééquilibrage des pouvoirs"(27) que favorise cette interpénétration de l'Etat et de la société : "les domaines étatisés de la société et ceux socialisés de l'Etat"(27) composent ensemble une sphère qui demeure tout juste un intermédiaire et où l'authenticité de la communication critique a, de nouveau, laissé la place à la manipulation, voire à une certaine domination :

"A l'origine, la Publicité garantissait le lien qu'entretenait l'usage public de la raison aussi bien avec les fondements législatifs de la domination qu'avec un contrôle critique de son exercice. Depuis, elle est au principe d'une domination qui s'exerce à travers le pouvoir de disposer d'une opinion non publique, ce qui aboutit à cette singulière équivoque : la "Publicité" permet de manipuler le public, en même temps qu'elle est le moyen dont on se sert pour se justifier face à lui. Ainsi la "Publicité" de manipulation prend-elle le pas sur la Publicité critique"(28) .

La perversion du principe de la Publicité résulte donc pour Habermas d'une invasion par la logique du pouvoir au sein d'un espace dont elle était pourtant exclue. Au cours de son extension, la sphère publique a laissé s'institutionnaliser des rapports de force. Ceux-ci l'ont transformée en quelque sorte en un champ de confrontations pour de grandes organisations d'intérêts ayant besoin du support plébiscitaire d'un public qu'elles ne cherchent qu'à fidéliser. Pourtant Habermas - et c'est là toute l'originalité de son analyse - se refuse à interpréter cette évolution comme un simple retour d'une domination déguisée. En effet, l'avènement de l'espace public bourgeois au XVIIIème siècle a inauguré une évolution historique qui ne saurait souffrir de recul ni donc être remise en cause : la rationalisation de la domination et le rééquilibrage progressif des pouvoirs se sont poursuivis ; en un sens, seule leur modalité d'application a changé.

L'Etat social qu'a consacré le stade du capitalisme avancé n'est donc pas, comme tel, rejeté ou condamné par la critique de Habermas ; au contraire, ce dernier ne cesse d'insister sur son refus de remettre en cause unilatéralement les données de fait de l'évolution historico-politique de nos sociétés. Ce qu'il souligne ici, n'est donc en fait qu'une forme de dérive favorisée par un contexte social particulier mais dont la claire identification permet de repenser le sens de l'émancipation.

"Deux tendances opposées caractérisent la sphère publique politique de l'Etat social. Dans la mesure où elle n'est qu'une forme dégénérée de l'espace public bourgeois, elle est investie par une "Publicité" de démonstration et de manipulation fabriquée par les organisations, sans qu'y collabore le public désormais vassalisé. D'autre part (...), l'Etat social maintient le principe d'une sphère publique politique qui entraîne pour ce public le devoir d'enclencher, à travers ces mêmes organisations qui le vassalisent, un processus critique de communication publique"(29) .

Désormais deux aspects divergents de la Publicité et de l'opinion publique coexistent et s'entrecroisent ; néanmoins cette distinction précise permet enfin de fonder le point de vue critique de Habermas. En effet, loin de constituer un idéal ou une utopie coupée du réel vers laquelle il faudrait tendre ou qu'il faudrait retrouver, le modèle de la discussion publique et de la communication entre des individus privés est partie intégrante de la réalité politique ; la Publicité de démonstration n'est donc pas qu'une dérive que les faits opposeraient à la norme de la Publicité critique ; ce sont deux "contextes sociaux"(30) aussi tangibles l'un que l'autre mais opposés par le type d'action qui les régit : d'un côté l'agir stratégique que révèlent les concurrences d'intérêts, de l'autre "l'action communicationnelle"(31) mise en œuvre dans le cadre de la discussion publique.

II - A) 3°) La critique comme émancipation : La communication face au pouvoir.

 L'analyse de Habermas s'achève ainsi sur ce qu'il appelle lui-même une "théorie normative de la démocratie"(32) dans laquelle la critique est devenue constructrice et résolument tournée vers l'émancipation :

"Le niveau de démocratisation atteint par une société industrielle dotée de la structure d'un Etat social, c'est-à-dire le niveau atteint par une rationalisation de l'exercice du pouvoir politique et social, se mesure au terrain conquis par la Publicité critique (...). C'est seulement pas à pas qu'elle se rétablira, et en concurrence obligée avec cette autre tendance qui, au sein d'un espace public démesurément élargi et retournant contre lui-même le principe de Publicité cherche à en désamorcer le potentiel critique"(33) .

Le véritable projet de Habermas trouve ici un début d'aboutissement : d'un statut de catégorie historique qui pouvait paraître arbitraire, la communication s'est peu à peu transformée en catégorie sociologique et politique s'inscrivant à la fois comme source et comme moteur du discours critique. Pour autant, comme nous l'avons vu, celle-ci n'est jamais isolée et abstraite du réel, elle ne vaut et ne tire sa force que par le jeu complexe qui la lie et l'oppose au pouvoir - entendu ici comme ensemble des rapports de forces qui traversent le corps social et ses institutions - ou à la domination - entendue comme exercice du pouvoir répressif étatique -. La communication entretiendrait ainsi avec le pouvoir une relation de quasi-complémentarité ; elle en serait non seulement la forme idéalisée mais aussi et surtout ce vers quoi tend la praxis lorsqu'elle entreprend de rationaliser la domination et de pacifier les relations de pouvoir. Le pouvoir lui-même ne serait alors conçu que comme une communication déformée et empreinte de rapports de force, mais c'est sans doute aller plus loin que ne l'autorise le texte de Habermas ; en effet une telle conception le conduirait à une analyse uni-dimensionnelle de la relation sociale ou politique ; la communication y fonctionnerait comme une échelle (ou un potentiel plus ou moins effectif) sur laquelle on pourrait lire le degré de perfection des rapports socio-politiques, la cohésion ou les formes des voies de socialisation d'une société. Le pouvoir n'est donc pas dénué de toute spécificité, et L'Espace public le révèle en fait bel et bien comme une catégorie historique à part entière, comme un enjeu de l'émancipation.

"Conflit et consensus, de même que domination et pouvoir dont ils définissent, aux yeux de l'analyse, le degré de stabilité ne sont pas des catégories que l'évolution historique de la société laisserait intactes. La mutation structurelle de l'espace public bourgeois permet de se rendre compte à quel point c'est du degré de son engagement et de la manière dont il assume ses fonctions qu'il dépend que l'exercice du pouvoir et celui de la force soient destinés à rester des invariants dans l'histoire, en quelque sorte une constante négative, ou que, au contraire, ces pratiques soient elles-mêmes des catégories historiques, accessibles aux transformations les plus radicales"(34) .

Ces dernières lignes de l'ouvrage sont en un sens celles du bilan, mais elles sont aussi à plus d'un titre programmatiques - un programme tant théorique que pratique. En effet, plus encore qu'auparavant, Habermas scelle ici les éléments de sa position critique : celle-ci puise dans l'analyse et la déconstruction des mécanismes et des caractéristiques de notre société les bases de ses dénonciations et de ses interrogations ; de même elle permet une véritable justification de "l'intérêt émancipatoire"(35), c'est-à-dire de ce qui légitime et même rend nécessaire l'émancipation.

Le pouvoir est un enjeu de cette émancipation. Non que ce soit de lui qu'il faille s'émanciper (comme pourrait le laisser penser une lecture trop rapide ou une vision trop manichéenne) ; on ne saurait prétendre ainsi purifier toute relation sociale ou même tout ordre politique de cette logique de rapports de force. En revanche, puisque l'émancipation consiste en ce mouvement qui porte la société (ou même simplement l'individu) à tendre vers une plus pure (ou plus transparente) communication avec elle-même, l'émancipation est une transformation du contexte social et par là une transformation du pouvoir et de son exercice politique. L'injonction de Habermas peut alors se lire comme la réactualisation d'un mot d'ordre fondateur dans la tradition marxiste :

"Les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde, ce qui importe, c'est de le transformer"(36).

Transformer le monde, ce serait alors transformer le pouvoir, changer les modalités de son exercice et réduire les déséquilibres institutionnels ou sociaux qu'il induit.

Retracer la conquête de l'espace public et ses évolutions successives revient à replonger aux sources de ce qui fait la démocratie ; non qu'il faille prôner de façon idéalisée un modèle de consensus parfait, mais il s'agirait plutôt de comprendre comment peuvent s'articuler dans un régime politique, dans une société, consensus et conflit ou plutôt communication et pouvoir... Le pouvoir ne serait ainsi plus limité à l'exercice du gouvernement (dont la domination était la forme privilégiée), mais il serait étendu à quelque chose comme une modalité du rapport social, de la relation politique que tissent entre eux les citoyens. Mais il faudrait alors reconstruire un nouveau concept de pouvoir.

Or, contrairement à ce que semblaient annoncer certaines pages de L'Espace public, Habermas n'a pas produit de véritable théorie du pouvoir. Demeurerait alors un vide, un enjeu non résolu ou du moins un questionnement qui n'aurait pas trouvé de réponse : le pouvoir a été envisagé comme catégorie historique ; comme tel, il peut l'être comme catégorie politique ; pourquoi dès lors ne pourrait-on pas lire l'histoire des sociétés, ou même notre propre actualité politique à travers elle ? Le pouvoir ne serait alors pas envisagé uniquement dans sa composante répressive (il ne serait donc pas cette "constante négative" dont parlait Habermas) mais bien aussi et surtout dans son imbrication nécessaire avec la communication, le pouvoir serait à son tour producteur de véritables rapports sociaux et donc incontournable pour l'analyse.

Mais est-il alors possible de produire et de tenir de façon conséquente une "théorie du pouvoir" ? C'est, en un sens, exactement cette question que pose Michel Foucault, ou plutôt son œuvre, à Habermas, et c'est donc par ce nouveau détour que doit se poursuivre notre parcours...

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 Le débat qui oppose Habermas à Foucault (ce débat demeure en partie fictif puisque seul Habermas a écrit directement sur Foucault ; les réponses de ce dernier ne seront donc qu'esquissées, à partir de ses œuvres elles-mêmes) semble en effet poursuivre à bien des égards ce que L'Espace public avait laissé en suspens. De fait, la position qu'y prend Habermas montre, en un sens, tout le chemin parcouru une vingtaine d'années plus tard : Habermas a considérablement approfondi et enrichi ses analyses sur la communication, celle-ci est désormais le centre et l'unique moteur (très complexe pourtant) de sa réflexion ; la question du pouvoir semble alors devenue trop exclusivement politique (alors que Habermas ne cesse d'afficher sa volonté d'ouvrir beaucoup plus les champs de sa pensée) ; la théorie qui s'en réclame est donc susceptible d'être critiquée avant de faire l'objet d'une réappropriation. Néanmoins, discuter et analyser les réponses que donne Habermas au travers de sa critique, nous impose, bien sûr, un détour par la pensée de Michel Foucault lui-même.

II - B) Michel Foucault et le pouvoir.

Le pouvoir n'est pas chez Foucault un concept - peut être devrait-on dire de façon plus neutre, un terme - clairement défini : quasi-inexistant dans ses premières études, le pouvoir fait par la suite l'objet d'appréhensions complexes et parfois divergentes ; ainsi, même si Foucault se demande lui-même plusieurs années plus tard de quoi il a pu parler "si ce n'est du pouvoir"(37), le concept n'est jamais employé dans l'Histoire de la folie(38) ou dans la Naissance de la clinique(39). De plus, l'un des problèmes majeurs du commentateur provient du fait que la réflexion de Foucault sur le pouvoir a été (avec son œuvre) interrompue par sa mort en 1984 ; nombre de nouvelles pistes et d'axes de recherches demeurent à l'état d'ébauches dans certains articles ou encore dans ses derniers cours au Collège de France (en particulier autour de la notion de gouvernement et de ses liens avec celle du pouvoir).

C'est à partir de son entrée à ce même Collège de France (en décembre 1970), à partir de L'Ordre du discours(40), leçon inaugurale qu'il y prononça, que Foucault s'attaque directement au problème du pouvoir. En effet, entre temps, Les Mots et les choses(41) était une recherche qui sans être étrangère à cette problématique (Foucault dira même y avoir étudié "les effets de pouvoir circulant entre les différents énoncés scientifiques"(42)), l'abordait dans une optique plus épistémologique que politique.

Dans cette leçon demeurée célèbre, Foucault établit tout un programme d'études des principales constellations de pouvoir-savoir, de discours-vérité, ensemble de "descriptions critiques" et de "descriptions généalogiques"(43) des différentes formes de discours, de leur sens, de leurs hypothèses, de leur environnement politique et de leur contexte social ; autant de descriptions qui viendront enrichir et étayer cette histoire - ou plutôt déjà cette généalogie - de ce que Foucault voit se dessiner comme notre "volonté de vérité" et notre "volonté de savoir"(44).

"Voici l'hypothèse que je voudrais avancer (...) pour fixer le lieu (...) du travail que je fais ; je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers, d'en maîtriser l'événement aléatoire, d'en esquiver la lourde, la redoutable matérialité"(45).

Une véritable perspective d'ensemble se dessine alors, le travail de Foucault ne peut plus être strictement limité à une histoire de la marginalité, à une visite des expériences limites (malgré son indiscutable proximité avec certains héritiers de Nietzsche en France comme Artaud, Bataille ou Blanchot qui partagent avec lui cette forme d'interrogation fondamentale : peut-on, et comment, penser le tout à partir de ses points de rupture, de ses expériences limites, sans pour autant céder à la mécanique simpliste qui consiste à assimiler le fonctionnement du tout à celui de ses parties ?).

Ainsi à l'archéologie qui définissait "les discours dans leur spécificité" et montrait "en quoi le jeu des règles qu'ils mettent en œuvre est irréductible à tout autre"(46), Foucault adjoint la généalogie qui est constituée, elle, plus par un regard qui déconstruit, que comme une recherche affirmative.

"Elle (la généalogie) ne fonde pas, elle inquiète ce qu'on percevait immobile, elle fragmente ce qu'on pensait uni, elle montre l'hétérogénéité de ce qu'on imaginait conforme à soi-même "(47).
 

II - B) 1°) Discours, vérité, pouvoir.

 Foucault, dans une optique qui certes lui est propre, ne semble ainsi guère éloigné des préoccupations qui étaient celles de Habermas : discours et pouvoir sont à penser corrélativement, communication et domination s'éclairent l'une l'autre, tandis que la première doit permettre de dépasser l'étroitesse qu'impose la seconde. En effet, les réflexions de Michel Foucault évoluent rapidement vers une figure du pouvoir qui (même si elle est longue à s'établir clairement) tend à se détacher rapidement du schéma mécanique de la domination (et en particulier de l'opposition dominants/dominés).

C'est sans aucun doute dans Surveiller et Punir(48) que la notion de pouvoir est explorée pour la première fois ; elle trouve là, en tout cas, une explicitation première et une analyse profonde que L'Histoire de la sexualité viendra enrichir et élargir. Cependant le projet foucaldien ne doit pas pour autant être oublié, et l'on ne peut, comme cela a pu apparaître à certains lecteurs, faire de Foucault un sociologue-historien du pouvoir ou un théoricien du contrôle social et du pouvoir de normalisation (ce à quoi Habermas tend en fait parfois). Il ne s'agit donc jamais d'appréhender le pouvoir abstraitement, comme une notion métaphysique ou comme une essence universelle hors de l'histoire ; au contraire, c'est toujours dans un second temps, ou comme s'il demeurait toujours à l'arrière-plan que Foucault traite le pouvoir. Plus qu'une précaution, cette constante dans son travail renvoie à ce qui en est sans doute le fil directeur : non pas une théorie politique systématique des phénomènes de pouvoir, mais une série d'études et de recherches portant sur les pratiques, les savoirs, les institutions ou les techniques qui, au fil des siècles, ont marqué les rapports individu-société au point de pouvoir constituer une "histoire des différents modes de subjectivation de l'être humain dans notre culture"(49).

L'objet du regard que porte le généalogiste Foucault est donc d'abord un ensemble de pratiques déterminées dont on peut faire l'histoire ; le pouvoir n'est appréhendé qu'ensuite, afin de rattacher le plus souvent cet objet à une problématique un peu plus large.

Surveiller et Punir fournit une bonne illustration de cette place respective de chacun des objets abordés : plus que d'une histoire de la prison (comme le sous-entend le sous-titre du livre "Naissance de la prison"), Foucault entend rendre compte d'une histoire des corps qui serait fondée par une histoire des châtiments et des disciplines ; ainsi met-il en évidence ce qu'il appelle "la technologie politique du corps"(50), c'est-à-dire cet assujettissement (pas nécessairement violent) auquel fut soumis le corps et donc l'individu. Ce n'est qu'à partir de ces descriptions aussi précises que concrètes et matérielles, qu'il parle de "pouvoir". Tout se passe comme si le pouvoir n'était en somme qu'un mot, qu'un terme générique, un nom, dont l'emploi autoriserait à appréhender ensemble et sous un même regard, des réalités et des pratiques qui demeurent hétérogènes.

"Le pouvoir est partout ; ce n'est pas qu'il englobe tout, c'est qu'il vient de partout (...). Il faut sans doute être nominaliste : le pouvoir ce n'est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés : c'est le nom que l'on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée"(51).

"Omniprésence du pouvoir"(52), d'un pouvoir qui n'est qu'un nom ! Le texte de Foucault peut surprendre, il est néanmoins très clair. Il ne s'agit nullement de vider le terme de son sens ou de lui retirer toute référence à la réalité ; au contraire, la démarche foucaldienne entend identifier du pouvoir partout, "dans toute forme de relation d'un point à un autre"(52). Foucault en se disant nominaliste refuse en fait d'attribuer au pouvoir un signifié préalable ou un contenu arbitraire qui lui retirerait sa force, son acuité et en fait tout caractère opératoire ; inversement, il ne saurait se contenter de l'unité formelle d'un terme sans contenu... Il maintient en quelque sorte la figure du pouvoir dans un entre-deux parfois problématique ou au moins équivoque(53) ; et chaque description, chaque nouvelle recherche, chaque pratique explorée vient enrichir, gonfler, compléter cette figure sans pour autant qu'elle apparaisse jamais épuisée. Le pouvoir prend ainsi peu à peu consistance ; l'analyse progresse minutieusement, le pouvoir s'y reflète clairement.

"Il s'agit en quelque sorte d'une microphysique du pouvoir (...). Or l'étude de cette microphysique suppose que le pouvoir qui s'y exerce ne soit pas conçu comme une propriété, mais comme une stratégie, que ses effets de domination ne soient pas attribués à une "appropriation" mais à des dispositions, à des manœuvres, à des tactiques, à des techniques, à des fonctionnements ; qu'on déchiffre en lui plutôt un réseau de relations toujours en activité, plutôt qu'un privilège qu'on pourrait détenir (...). Il faut en somme admettre que ce pouvoir s'exerce plutôt qu'il ne se possède, qu'il n'est pas le "privilège" acquis ou conservé de la classe dominante , mais l'effet d'ensemble de ses positions stratégiques"(54).

C'est toute l'originalité de la conception foucaldienne du pouvoir qui se dégage ici : Foucault ne s'intéresse pas à son essence mais à son exercice ; ce qu'il cherche à établir ou à mettre en évidence, c'est la cohérence commune à diverses manifestations, à diverses relations sociales, à divers rapports de force. Le pouvoir est avant tout stigmatisé comme un type particulier de pratiques, comme un rapport, une relation.

Foucault entreprend donc de "s'affranchir" de ce qu'il appelle le modèle "juridico-discursif"(55) afin de se donner une autre conception du pouvoir, une autre grille de déchiffrement de la réalité historique et politique : le pouvoir ne se détient pas, il n'est pas une simple acquisition des consentements (comme chez M. Weber), il n'est pas exclusivement un pouvoir sur, pas exclusivement un pouvoir répressif. Le pouvoir ne doit plus être pensé selon le schéma de "l'interdit" d'une "loi qui dit non"(56) ou de la souveraineté ; il faut donc se défaire de cette conception toute négative, de ce que Foucault appelle "l'hypothèse répressive". En effet contre cette hypothèse ou ce type de discours (que Foucault analyse particulièrement pour la sexualité en se démarquant ainsi clairement des freudo-marxistes - en particulier H. Marcuse, et W. Reich(57) -), il avance trois types d'arguments : d'une part, historiquement, le modèle de la répression si couramment admis peut être remis en cause ; d'autre part, théoriquement, la répression ne rend pas compte de ce qu'il y a de producteur dans le pouvoir ; enfin, ce discours se prétend implicitement "hors-pouvoir" et par là, il se coupe en fait de toute légitimité possible.

Le soin particulier et récurrent qu'apporte Foucault à cette critique du pouvoir répressif s'avère déterminant dans l'élaboration de sa propre conception : il entend bien ne pas tomber dans les pièges qu'il dénonce. Parallèlement à la réflexion sur le pouvoir, le discours de Foucault est donc incessamment traversé par ce souci réflexif de son propre statut (en fait c'est déjà cette question qui habitait sa leçon inaugurale au Collège de France : comment commencer un discours, comment le tenir, comment l'achever (58))... L'histoire que produit Foucault se pose donc toujours, en même temps qu'elle se déploie, la question de sa propre explicitation : il n'y a jamais de situation idéale de parole et le discours est donc toujours déjà immédiatement une pratique historique ; comme pratique le discours est donc inséparable de son contexte extra-linguistique, c'est-à-dire en fait du contexte de pouvoir qui lui est indissolublement lié. On l'aura compris, cette découverte se déploie chez Foucault selon deux axes : d'une part, elle permet d'établir une corrélation forte entre vérité et pouvoir, entre une généalogie des discours et une analytique du pouvoir ; d'autre part elle est déterminante pour l'évaluation de la parole de Foucault lui-même.

"La vérité n'est pas hors pouvoir ni sans pouvoir (...), chaque société a son régime de vérité, sa "politique générale" de la vérité : c'est-à-dire les types de discours qu'elle accueille et fait fonctionner comme vrais"(59).

La vérité ne serait donc plus l'adéquation d'une pensée à son objet mais bien plutôt ce qui contraint une certaine pensée ou un certain discours à se présenter d'une certaine manière. Cependant, le but ici n'est pas de nier toute existence à la vérité et de tomber dans un scepticisme stérile, mais bien de réaffirmer cette existence au travers de l'histoire, et des effets de pouvoir qui y sont liés. On retrouve là le principe même de toute généalogie (chez Foucault comme chez Nietzsche) : comprendre, regarder, faire l'histoire de la volonté de vérité, sans pour autant se référer à aucun principe de totalisation, fut-ce à la raison... Mais tracer des limites à la raison n'impose en rien de l'exclure : Foucault entreprend ainsi de façon tout à fait conséquente une histoire de notre volonté de savoir, une "histoire de cette volonté de vérité"(60). La vérité n'y fonctionne pas comme un universel mais comme une catégorie politique, inscrite matériellement au cœur du tissu social et incarnée par des systèmes de pouvoir ; "la question politique, en somme, ce n'est pas l'erreur, l'illusion, la conscience aliénée ou l'idéologie : c'est la vérité elle-même"(61). L'histoire ne révèle pas de sens mais elle se joue dans des pratiques, dans certains régimes de discours, dans certains rapports savoir-pouvoir.

Cependant, cette analyse du rapport vérité-pouvoir amène dans le même temps Foucault à faire retour sur son propre discours : au nom de quoi parle-t-il ? Quel statut accorder à ses analyses ? Comment déchiffrer un point de vue qui aurait déjà anéanti toute possibilité de point de vue ? La Volonté de savoir répond en quelque sorte à cette nécessité : conscient sans nul doute du problème que lui pose sa propre critique, Foucault entreprend en quelque sorte une mise au point méthodologique, qui précise et éclaire nombre d'analyses précédentes ... c'est bien sur le pouvoir qui en est l'enjeu essentiel :

"Par pouvoir, je ne veux pas dire "le Pouvoir", comme ensemble d'institutions et d'appareils qui garantissent la sujétion des citoyens dans un Etat donné. Par pouvoir, je n'entends pas non plus un mode d'assujettissement, qui par opposition à la violence aurait la forme de la règle. Enfin, je n'entends pas un système général de domination exercée par un élément ou un groupe sur un autre, et dont les effets, par dérivations successives, traverseraient le corps social tout entier (...). Par pouvoir, il me semble qu'il faut comprendre d'abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s'exercent, et sont constitutifs de leur organisation"(62).

L'essence du pouvoir n'est pas domination ; le pouvoir n'a pas de sujet, il ne s'acquiert pas, le pouvoir s'insère et donc se déploie au travers d'autres formes de relations sociales (économiques ou sexuelles par exemple) ; le pouvoir, comme rapport de force, traverse tout le corps social et l'on peut même analyser ce dernier comme un espace de clivages et d'oppositions engendrés par le pouvoir ; le pouvoir n'est pas subjectif ou de l'ordre de la décision, il est pourtant toujours stratégique et local ; le pouvoir n'est jamais à sens unique, il n'existe que lorsqu'on y résiste : le champ des relations de pouvoir ne commence qu'avec les résistances qu'il suscite ; le pouvoir est toujours immédiat et local ; les relations de pouvoir sont toujours multiples et mobiles. Le pouvoir est donc source de mouvement, il bouge, il se transforme, il enrichit et rend plus complexes les relations sociales, il est producteur.

"Il faut cesser de toujours décrire les effets de pouvoir en termes négatifs : il "exclut", il "réprime", il "refoule", il "censure", il "abstrait", il "masque", il "cache". En fait le pouvoir produit ; il produit du réel ; il produit des domaines d'objets et des rituels de vérité"(63).

La conception du pouvoir chez Foucault se présente ainsi comme un ensemble de "propositions" qui viennent en un sens clore et mettre un terme à l'éclatement des recherches précédentes ; en particulier celles de Surveiller et Punir : le pouvoir d'assujettissement des corps du droit monarchique, le pouvoir de requalification des sujets des juristes réformateurs, le pouvoir de coercition des individus dans l'institution carcérale(64) ou encore le pouvoir disciplinaire, le pouvoir de la norme et le pouvoir panoptique(65)... autant de formes et de pratiques immédiates et singulières du pouvoir qui semblaient presque n'avoir en commun que le nom, chacune étant spécifiée par une technologie et donc par un principe propre.

II - B) 2°) Le dernier Foucault : Pouvoir et gouvernement.

 La dernière partie de œuvre de Foucault confirme largement cette mise à distance ou plutôt ce retour à une perspective plus élargie : l'analytique du pouvoir (et du "bio-pouvoir"(66)) y apparaît en effet comme un moyen d'analyser la façon dont le sujet s'est constitué comme objet de savoir pour lui-même ; la réalité moderne apparaît alors caractérisée selon trois axes ayant forgé le type de rationalité qui a présidé à son développement : la vérité, le pouvoir et l'éthique(67). Conscient de l'écart qui demeure entre cette optique globalisante et son exploration de la multiplicité des techniques locales de pouvoir, Foucault a consacré l'un de ses derniers textes à une ultime mise au point sur les rapports entre "sujet et pouvoir"(68). La notion de pouvoir y trouve encore une nouvelle définition, une nouvelle formulation.

"En fait, ce qui définit une relation de pouvoir, c'est un mode d'action qui n'agit pas directement et immédiatement sur les autres, mais qui agit sur leur action propre. Une action sur l'action, sur des actions éventuelles, ou actuelles, futures ou présentes"(69).

La figure du pouvoir a ici beaucoup gagné en dynamisme. Foucault insiste : le pouvoir n'est pas une chose, il n'est pas statique, il n'est pas non plus "simplement une relation entre des partenaires"(70) ; il est une action, un mode d'action, une action sur l'action. Qu'entendre par là ? Foucault serait-il revenu à un schéma plus stratégique, plus subjectif, où la question "qui ?" pourrait de nouveau être formulée ? Foucault s'en défend ; néanmoins l'explication ne règle pas toutes les ambiguïtés.

En effet, le pouvoir est ici présenté beaucoup plus clairement qu'auparavant comme habité, détenu presque par des acteurs ; non pas que l'on soit revenu à la figure du souverain et de sa force, mais Foucault met régulièrement l'accent sur l'opposition entre chacune des deux parties de la relation : "les uns" exercent du pouvoir "sur les autres". Un changement de terminologie vient même consacrer cette évolution : le pouvoir laisse ainsi la place au "gouvernement" (terme que Foucault avait employé pour la première fois dans son cours de 1977-1978(71)) ; d'un terme à l'autre, pas de véritable équivalence, mais plutôt un lien de détermination mutuelle dont l'évolution peut se lire au travers de celle de la notion de gouvernement dans la pensée de Foucault.

A l'origine, Foucault présente en effet le gouvernement comme "l'activité qui consiste à régir la conduite des hommes dans un cadre et avec des instruments étatiques"(72). Mais très vite Foucault l'élargit : d'abord comme "ensemble des techniques destinées à diriger la conduite des hommes"(73) puis, appliqué à chaque individu, comme "gouvernement de soi" - ou "techniques de soi" - liés aux rapports à autrui(74). L'articulation du gouvernement et du pouvoir devient alors équivoque : il semble en fait que Foucault ait dans un premier temps envisagé le gouvernement sous une forme strictement politique et, donc, comme une modalité d'exercice du pouvoir souverain, comme une technique particulière du pouvoir ; puis, peu à peu, creusant et élargissant la notion de gouvernementalité détachée de sa manifestation étatique, il l'a rapprochée de la problématique où l'avaient mené ses réflexions sur le pouvoir : conduire les conduites, diriger, agir sur l'action ...

"Le pouvoir, au fond, est moins de l'ordre de l'affrontement entre deux adversaires, ou de l'engagement de l'un à l'égard de l'autre, que de l'ordre du gouvernement. Il faut laisser à ce mot la signification très large qu'il avait au XVIe siècle (...). Il ne recouvrait pas simplement des formes instituées et légitimes d'assujettissement ; mais des modes d'action plus ou moins réfléchis et calculés, mais tous destinés à agir sur les possibilités d'action d'autres individus. Gouverner, en ce sens, c'est structurer le champ d'action éventuel des autres" (75).

Parti d'une analyse qui se voudrait avant tout ancrée dans une perspective historique, Foucault s'est lui-même heurté aux contradictions de son point de vue initial. "L'analytique du pouvoir" entendait rendre compte de pratiques et de technologies localisées, éclatées et historiquement situées ; elle refusait ainsi de se muer en théorie du pouvoir : le pouvoir n'était pas à appréhender pour son essence ou son fondement mais pour son fonctionnement ; le modèle du pouvoir juridique (qui se centrait sur la légitimité) et celui du pouvoir institutionnel et répressif (qui fixait le questionnement sur l'Etat) étaient ainsi évincés. Cependant, Foucault a dû rapidement faire face à certaines exigences méthodologiques. Plus que certaines critiques ou questions extérieures(76), c'est en effet la cohérence et la consistance de son propre travail qui nécessitaient un retour en arrière et une mise au point : le pouvoir qui n'était apparu d'abord que comme une réalité dérivée et secondaire, était devenu par son "omniprésence", un opérateur incontournable dont il fallait préciser le statut, l'étendue et le sens.

Sans véritablement perdre son ancrage matériel, le concept de pouvoir fut donc abordé de façon plus abstraite, plus théorique même, au point de devenir dans les derniers écrits un référent quasi-transcendantal : éclairé par le concept de gouvernement, le pouvoir est une "action sur l'action", une modalité générique de l'action en somme, à laquelle pourraient se rapporter les pratiques sociales et politiques. Une fracture semble ainsi s'être opérée, fracture entre deux "pouvoirs", ou plutôt entre deux façons de parler du pouvoir, entre deux discours, entre deux Foucault peut-être...

Mais cette ambiguïté propre à l'utilisation de la notion de pouvoir(77) en fait naître une autre, sans doute plus profonde : si le pouvoir n'est plus ce principe producteur à la fois dans l'ordre des pratiques (quand le pouvoir produit des interactions et donc des individus) et dans l'ordre des discours (quand tout savoir, toute vérité peut se lire aussi comme un certain jeu du pouvoir), s'il peut se penser de façon autonome, alors il ne peut fonder un point de vue critique ; il faudrait ainsi renoncer à toute ambition critique : le regard qui entendait découvrir et démasquer n'aurait plus que la faculté de décrire.

C'est cette double ambiguïté que souligne Habermas et c'est à partir d'elle qu'il établit sa lecture puis sa critique de œuvre de Foucault. Stigmatisée presque immédiatement comme "théorie du pouvoir", celle-ci pourtant n'est pas vraiment discutée pour elle-même et Habermas y trouve en fait une sorte de prétexte...

II - C) Habermas contre Foucault : critique d'une "théorie du pouvoir" ?

La critique - relativement sévère et en tout cas tranchée - que Habermas adresse à la pensée de Michel Foucault prend place dans un débat autour de l'appréhension de la modernité. En effet, cette critique se trouve toute entière concentrée - l'argumentation y est très dense et très complexe - dans deux des douze conférences que comprend Le Discours philosophique de la modernité(78). Habermas aborde donc encore une fois la question du pouvoir - et ici œuvre de M. Foucault - dans une optique particulière qu'il convient d'abord d'expliciter.

La question essentielle, et qui demeure pour une large part sous-jacente dans ce débat, est l'évaluation de la portée et du sens de la modernité philosophique. Cependant, au delà de la confrontation des jugements et des interprétations, ce sont aussi en un sens deux traditions qui s'opposent ou plutôt qui se font face.

Le premier écart - ou le premier obstacle à un rapprochement effectif - entre les deux auteurs est bien entendu celui de la langue. En effet, Habermas a recours aux concepts de Macht et de Machttheorie pour caractériser la "théorie du pouvoir"(79) de M. Foucault. Or comme nous l'avons déjà signalé de façon plus générale(80), le concept de Macht est ambigu, ou du moins il recouvre à lui seul les deux termes français de pouvoir et de puissance. Pour autant chacun des deux termes français ne peut être épuisé par le seul terme allemand. Devant cette absence complète d'équivalence, la confrontation - rendue d'ailleurs plus complexe encore par l'apparition de termes comme ceux de force [Kraft] ou de domination [Herrschaft] - devra donc porter un soin particulier à l'emploi des termes et à leur sens dans chacun des deux discours. Le principe moteur de notre étude sera donc en particulier de comprendre le sens et le poids que prend dans l'esprit de Habermas le concept de pouvoir à l'occasion de sa critique de M. Foucault. Il ne s'agit donc nullement pour nous d'arbitrer ou de confronter - stérilement ? - les deux penseurs.

II - C) 1°) La perspective de la lecture habermassienne.

 Le Discours philosophique de la modernité(81) peut se lire comme une tentative de reformuler "le projet"(82) de la modernité philosophique en vue de déjouer la figure dans laquelle le "postmodernisme" l'aurait enfermé, à savoir, la philosophie du sujet fondée sur une raison dominatrice :

"Dans le discours de la modernité, un reproche est formulé, (...) reproche qui consiste en une accusation - dirigée contre une raison qui se fonde dans le principe de la subjectivité - selon laquelle une telle raison ne dénoncerait pas toutes les formes apparentes d'oppression et d'exploitation que pour y substituer l'intangible domination de la rationalité elle-même"(83).

Inaugurée par les Critiques de Kant posant le sujet comme conscience de soi réflexive fondée sur l'usage d'une raison différenciée (la raison pratique , le jugement et la connaissance théorique), le discours de la modernité ne commence en fait véritablement qu'avec Hegel. C'est lui qui réalise unilatéralement la rupture avec les temps passés en découvrant "le principe des temps nouveaux"(84): la subjectivité fondée sur la liberté et la réflexion doit remédier à "l'état de scission de la raison et des conditions de vie"(85). A partir de Hegel, la modernité s'est scindée en trois courants principaux qui sonnent comme trois réponses au premier questionnement fondamental : comment, par la voie de l'autocritique, la modernité peut-elle trouver en elle-même ses propres fondements et légitimer ses propres normes ? Ces trois perspectives post-hegeliennes sont tour à tour visitées par Habermas : les libéraux conservateurs, ou hegeliens de droite (Rosenkranz, Hinrichs, Oppenheim), la philosophie de la praxis ou les hégéliens de gauche (une certaine tradition marxiste: Luckacs, Horkheimer, Adorno), Nietzsche enfin et certains penseurs s'en réclamant (Heidegger et Derrida, puis Bataille et Foucault). C'est ce dernier courant, que Habermas explore le plus systématiquement et c'est à lui qu'il rattache Foucault : le post-modernisme nietzschéen rejette et dénonce la raison dans son ensemble en n'y voyant "rien d'autre que cette volonté de puissance pervertie"(86).

Dans ce contexte, l'intention de Habermas est claire ; il cherche à "savoir si Foucault mène effectivement à bien (...) une critique radicale de la raison sans s'enliser par là même dans les apories de cette entreprise autoréférentielle"(87). En effet, se pose à la réflexion de Foucault la même difficulté qu'à toute forme de critique de la raison (en particulier qu'à celle déjà entrevue de Horkheimer et Adorno(88)) : comment établir une critique dont l'objet demeurerait le moteur ? ou encore, peut-on prétendre tenir un discours alors même que celui-ci entend ruiner la validité de tout discours ?

Cependant, prenant complètement au sérieux la logique de œuvre de Foucault, Habermas consacre la première partie de son analyse à expliciter et à situer sa critique "lumineuse" de la constitution des sciences humaines. Tant que la critique déconstruit et dénonce, elle conserve son visage stimulant et enrichissant ; ce n'est qu'à partir du moment où elle produit elle-même un discours et où elle fonde sa propre approche qu'elle devient périlleuse. Foucault, s'il mène à bien la remise en cause d'une philosophie du sujet centrée sur la raison, ne parvient donc pas à en sortir.

Or, dans son entreprise de lecture, Habermas constate bien vite que c'est le concept de pouvoir qui donne au travail de Foucault sa direction critique vis-à-vis de la modernité. C'est donc d'abord l'origine de ce concept que Habermas interroge avant de s'apercevoir que c'est surtout son "emploi systématique"(89) qui pose problème.

"Foucault élève la notion de pouvoir au rang de catégorie historico-transcendantale dans le cadre d'une historiographie qui critique la raison"(90).

Le cœur du débat semble au premier abord n'être qu'un problème méthodologique ; Habermas ne reprocherait à Foucault qu'une forme d'inconséquence dont ce dernier avait d'ailleurs tout à fait conscience (nous l'avons vu) et Habermas lui-même de le noter : "Il [Foucault] est bien conscient du fait qu'un procédé qui prône l'objectivisme et, en même temps, doit soumettre à l'époque son diagnostic est aporétique"(91). Cependant cette inconséquence porte sur le statut et la place du concept de pouvoir auquel revient "tout le poids de la problématique"(92) ; c'est donc l'ensemble de l'entreprise de Foucault qui va être à son tour déconstruit et peu à peu remis en cause.

Habermas interprète, dans un premier temps, l'apparition du terme lui-même et ses conséquences de fait sur le statut des analyses qui le précédaient. En effet, l'archéologie des sciences humaines (essentiellement dans Les Mots et les Choses(93)) avait stigmatisé celles-ci comme savoir vers lequel a tendu le sujet pour se maîtriser lui-même :

"La constitution des discours scientifiques serait donc fonction de cette volonté de savoir, qui expliquerait pourquoi le savoir de l'homme (...) pourrait immédiatement se figer en force disciplinaire"(94).

Mais c'est précisément ce passage, qui fait correspondre volonté de savoir et effets de pouvoir, que Habermas conteste ou du moins dénonce comme impensé ; en passant ainsi à une "théorie du pouvoir", Foucault aurait détaché cette volonté de savoir de son contexte initial (qui était aux yeux de Habermas l'histoire de la métaphysique) et par là, désamorcé sa portée critique et analytique. Habermas entreprend ainsi un travail qu'a refusé de faire Foucault, la généalogie de son propre discours, de sa propre généalogie ; ce dernier a donc occulté "l'origine de son concept de pouvoir" qui ne serait autre que "l'assimilation de la volonté de savoir et de la volonté de puissance"(95) dans ses analyses des discours. Cependant, cette occultation n'est pas sans conséquence : c'est elle qui explique dans un second temps "l'utilisation équivoque"(95) de ce concept de pouvoir.

En effet, celui-ci demeure, d'une part, un concept descriptif au sein d'analyses empiriques des technologies d'assujettissement ; d'autre part, il conserve par son origine cachée le sens d'une catégorie opérant dans le cadre d'une critique de la raison. Plus qu'une ambiguïté, c'est donc en fait un "double rôle épistémologique" qui est accordé à la notion de pouvoir :

"Bref, la généalogie foucaldienne joue un double jeu irritant. D'un côté, elle prend le rôle empirique d'une analyse des techniques de pouvoir, qui se promet d'expliquer à quelle fonction sociale répondent les sciences humaines (...). Et, d'un autre côté, cette généalogie prend le rôle transcendantal d'une analyse des techniques de pouvoir, qui se promet d'expliquer comment il est possible de tenir des discours scientifiques sur l'homme en général"(96).

Quoique véhémente, cette première critique habermassienne ne dénonce qu'une ambiguïté qui ne saurait être condamnable comme telle (même si certaines formules le laissent penser chez Habermas) : le pouvoir joue comme catégorie critique et demeure pourtant aussi une réalité matérielle ; il ne s'agit que d'un préliminaire, mais il est d'importance : dans l'esprit de Habermas, c'est précisément cette ambiguïté qui explique les faiblesses des deux types d'analyses qu'il a identifiés.

II - C) 2°) La critique du pouvoir comme catégorie historique et transcendantale.

 Habermas remet donc d'abord en cause ce qu'il nomme "l'approche positiviste"(97) des travaux de Foucault : dans son historiographie généalogique, ce dernier utilise en effet le concept de pouvoir dans une dimension descriptive ; or Habermas y décèle une triple réduction qui, à ses yeux, retire au discours foucaldien l'objectivité à laquelle il prétend.

 * L'assujettissement au présent : en ramenant la compréhension du sens au simple regard de l'observateur subjectif et à l'explication des discours, Foucault a rompu avec l'approche herméneutique ; il ne peut dès lors plus rendre compte adéquatement de ce que les acteurs font et pensent(98) : sa perspective historique aborde les pratiques de l'extérieur et son histoire devient une succession de "formations de pouvoir"(99) qu'il compare les unes aux autres. Son analyse devient ainsi tributaire de son propre point de vue, de sa propre situation de parole et il ne peut éviter une "référence implicite au présent"(100) ; à vouloir démasquer les "illusions objectivistes de tout vouloir-savoir", Foucault a invalidé son propre discours et a ainsi réduit son histoire à une historiographie "narcissiquement"(101) tournée vers elle-même.

 * Le relativisme : le reproche a ici le même fond que pour l'assujettissement au présent ; la référence s'est simplement déplacée de la signification à la vérité. En entreprenant de penser la vérité comme catégorie conjointe au pouvoir(102), Foucault réduit le sens de toute prétention à la validité à des effets de ce pouvoir. Dès lors, outre le problème du fondement de cette hypothèse, s'impose au généalogiste la nécessité de se particulariser par rapport aux discours qu'il critique et d'affirmer la supériorité de sa science sur les autres sciences humaines. Ainsi Habermas constate-t-il que Foucault s'est lui-même contraint à n'habiller son discours que d'une validité relative, qui ne se fonde que sur sa position militante de contre-pouvoir. La particularité de sa parole ne vaut que parce qu'elle s'inscrit comme un "irréductible vis-à-vis"(103) au sein des relations de pouvoir ; mais comme tout contre-pouvoir, elle ne saurait se prétendre à l'abri de la mobilité incessante de ces relations.

Foucault expliquait cela mieux que quiconque : "il n'y a pas d'un côté le discours du pouvoir et en face, un autre qui s'oppose à lui. Les discours sont des éléments ou des blocs tactiques dans le champ des rapports de force"(104). Dès lors, Habermas se borne à jouer Foucault contre Foucault :

" Tout contre-pouvoir évolue, d'emblée, dans l'horizon du pouvoir qu'il combat, et se transforme à son tour, dès qu'il a vaincu, en un complexe de pouvoir qui engendre un nouveau contre-pouvoir. Un cercle s'instaure dont la généalogie (...) ne peut sortir elle non plus"(105).

 * Le cryptonormativisme (ou le fait de laisser cachées et non fondées les normes critiques et les valeurs sur lesquelles s'appuie le discours) : c'est de nouveau le même travers que met en évidence Habermas, cette fois quant aux valeurs. En effet, Foucault présente un concept de pouvoir qu'il entend délivrer des connotations systématiquement péjoratives dont l'avait affublé la "doxa gauchiste"(106). Son approche purement "descriptive"(106) lui permettrait ainsi de fonder une "neutralité axiologique"(107) (c'est-à-dire quant aux valeurs) dont ne pouvaient se targuer les sciences humaines normalisatrices. Pourtant, parallèlement, Foucault inscrit sa réflexion dans une perspective militante et engagée : il "se comprend comme un dissident qui résiste à la pensée moderne et au pouvoir disciplinaire à visage humain(108)". Or Foucault (contrairement à Max Weber par exemple(109))ne dissocie pas clairement sa recherche objective de son engagement personnel ; il faudrait même plutôt dire que la première éclaire le second, tandis que le second motive la première.

Le commentateur ne peut dès lors s'empêcher d'y voir une nouvelle manifestation de cet impensé du discours foucaldien.

"En quoi la lutte est-elle préférable à la soumission ? Pourquoi faut-il résister à la domination ? Ce n'est qu'en introduisant, d'une manière ou d'une autre, des notions normatives que Foucault pourrait commencer à répondre à ces questions. Ce n'est qu'en introduisant des notions normatives qu'il pourrait commencer à nous dire ce qui ne va pas dans le régime moderne de pouvoir-savoir et pourquoi il nous faut lui résister"(110).

Habermas démasque ainsi certains critères qui sous-tendraient implicitement le discours foucaldien ; au premier rang de ceux-ci, le caractère choquant de l'asymétrie qui réside dans les rapports de pouvoir : asymétrie non entre dominants et dominés, mais plutôt entre les processus et les technologies du pouvoir et les corps assujettis et soumis.

Dans l'historiographie généalogique de Foucault, Habermas a donc démasqué à son tour les failles de ce discours descriptif et néanmoins militant : en présentant un appareil de pouvoir qui détermine et contrôle le jeu des significations, les règles de vérité et l'ordre des valeurs, Foucault a esquivé une question fondamentale ; celle du statut de sa parole, de l'appartenance de son propre discours à un complexe de pouvoir. Cependant, on l'a dit, la critique habermassienne ne se borne pas à relever l'absence d' "autoréflexion" ou d' "intérêt de connaissance" (ainsi Habermas nomme-t-il "les orientations de base" de "la reproduction et de la conservation de l'espèce" qui commandent toute connaissance(111)) dans les recherches foucaldiennes ; en effet, la triple réduction qui domine ces recherches renvoie pour Habermas au fonctionnement du pouvoir comme catégorie transcendantale. Cette critique qui semblait très formelle et même un peu injustifiée au premier abord, devient désormais beaucoup plus incisive : après avoir mentionné le caractère arbitraire de l'emploi de cette catégorie, Habermas a montré les insuffisances de ses capacités de description et il en vient maintenant aux "apories" fondamentales que laisse derrière elle la "théorie du pouvoir".

En faisant du pouvoir le "synonyme d'une pure fonction structuraliste"(112) (dont il a voilé la véritable origine), Foucault prétend "penser ensemble"(113) des manifestations diversifiées et éclatées auxquelles il donne le même nom ; dès lors, sa réflexion le mène à analyser des formations historiques ("les complexes de pouvoir"(114)) et à juger la succession de ces formations au moyen d'une seule et unique catégorie.

Le pouvoir est donc habité par un double "a priori"(115). Un a priori historique qui pousse Foucault à transposer un modèle post-moderne de pouvoir en grille de lecture unilatérale pour toutes les époques ; et un a priori transcendantal par lequel Foucault fait du pouvoir une sorte d'invariant exclusif de l'histoire auquel chaque époque viendrait donner un visage nouveau.

"Les formations discursives se déplacent, se mélangent, montent et descendent. Le généalogiste explique ces hauts et ces bas à l'aide d'événements innombrables mais au moyen d'une hypothèse unique - celle selon laquelle ce qui perdure dans sa singularité, c'est le pouvoir qui, dans le changement des procédures de maîtrise avance toujours sous des masques nouveaux"(116).

Mais outre ce caractère injustifié, ce qui importe pour Habermas, c'est que cette réduction et cette généralisation aveuglent la généalogie foucaldienne : en se focalisant sur les pratiques de pouvoir et sur le destin de cette seule catégorie, Foucault passe sous silence le développement et l'évolution d'autres "structures normatives"(117). Habermas ne reproche donc à Foucault ni son domaine d'objets, ni sa capacité à l'analyser, mais plutôt la perspective et les hypothèses dans lesquelles il a inscrit ses recherches : "la sélectivité dont fait preuve Foucault n'enlève rien au poids de sa fascinante mise à nu de la capillarité du pouvoir et de ses effets"(118).

La critique de Habermas est donc fondamentale : ce qu'il s'agit de transformer, c'est le mode d'appréhension de la réalité politique ; le modèle de la philosophie de la conscience ainsi que les pensées qui s'y sont opposées frontalement demeurent insuffisants et même inopérants pour analyser la modernité ; la "théorie du pouvoir" illustre ainsi comme d'autres cette nécessité d'un "changement de paradigme"(119).

"Si comme Foucault, on ne tolère comme modèle que celui qui est fourni à la fois par les processus qui conduisent à la domination, par les confrontations médiatisées par le corps et par les réseaux d'une action stratégique plus ou moins consciente ; si on n'admet pas que les domaines d'action puissent être stabilisés par des valeurs, des normes et des processus de compréhension ; et si, enfin, on ne dote ces mécanismes d'intégration sociale d'aucun équivalent connu, emprunté soit à une théorie des systèmes soit à une théorie de l'échange, il n'y a alors aucune chance qu'on puisse expliquer comment les luttes locales continues doivent pouvoir se consolider en pouvoir institutionnel"(120).

Le modèle de la théorie du pouvoir laisse ainsi de côté les "actions communicationnelles" que révèle "l'entente entre des sujets capables de parler et d'agir"(121) et elle réduit donc la socialisation de ces sujets à un assujettissement progressif des corps qui ne se meut jamais en une individuation positive.

II - C) 3°) Foucault et Habermas : deux points de vue conciliables ?

 On peut cependant mesurer au terme de ce débat l'écart qui sépare le Foucault dont nous avions analysé la conception du pouvoir et le Foucault de la théorie du pouvoir et de sa "systémisation"(122) que critique en définitive Habermas. Pourtant, le point de départ de ce dernier - à savoir cette ambiguïté récurrente qui entourait l'emploi du terme de pouvoir, tantôt comme concept, tantôt comme catégorie, tantôt comme manifestation empirique - était des plus justes et des plus féconds. Par des glissements successifs, Habermas aurait donc défiguré Foucault pour les besoins de son propre cheminement à savoir la nécessité d'un changement de paradigme ; en fait, il faudrait dire plutôt que face à une équivoque dont Foucault avait conscience, mais dont il ne voulait pas se débarrasser, Habermas a en quelque sorte radicalisé les deux termes de l'ambiguïté en la transformant en une alternative que seule une hypothétique catégorie transcendantale de pouvoir pouvait régler. Habermas va donc trop loin lorsqu'il fait du pouvoir une "pure fonction structuraliste"(123) alors que les textes les plus abstraits de Foucault parlaient tout au plus d'un type particulier d'action qu'il ne considérait jamais comme exclusif :

"Le pouvoir n'est qu'un type particulier de relations entre individus et ces relations sont spécifiques : autrement dit, elles n'ont rien à voir avec l'échange, la production et la communication, même si elles leur sont associées. Le trait distinctif du pouvoir, c'est que certains hommes peuvent plus ou moins entièrement déterminer la conduite d'autres hommes"(124).

On pourrait ici multiplier les exemples où accusations et démentis se renverraient la balle(125). Mais il est surtout dommage de s'apercevoir que la véritable confrontation entre Habermas et Foucault n'a pas eu lieu : contrairement à ce que lui prête Habermas, Foucault entendait "distinguer les relations de pouvoir des rapports de communication" ainsi que des "capacités objectives"(126)... les deux auteurs ne seraient donc pas aussi étrangers l'un à l'autre que ce que laissait penser la lecture habermassienne.

Tout se passe comme si Habermas avait récusé à Foucault le droit de s'en tenir à un parti pris, réducteur certes mais dont il assumait les conséquences. Ce sont donc les prémisses de sa critique qu'il faut relire avec attention.

Habermas prête à Foucault - comme à Nietzsche(127) - deux ambitions qu'en fait celui-ci n'a jamais vraiment établies comme siennes : d'une part celle de transformer la "volonté spécifique de savoir, cette volonté de vérité (...) et cette volonté de se maîtriser soi-même en volonté de puissance per se"(128). En effet, Foucault avait à ce sujet clairement délimité son programme : il s'agissait certes de "remettre en question notre volonté de vérité"(129), non pour condamner arbitrairement la validité de tout discours, mais juste afin de "lever la souveraineté du signifiant"(129). Foucault ne remet donc pas en cause (comme le prétend Habermas) les "figures positives" que sont "l'échange et la communication" ; son intention serait plutôt de montrer en quoi celles-ci "jouent à l'intérieur de systèmes complexes de restriction"(130) dont on n'avait pas encore analysé le fonctionnement autrement qu'à partir de modèles éculés (en particulier le modèle juridique de la loi et de l'interdit).

D'autre part, Habermas prolonge le malentendu en lisant systématiquement œuvre de Foucault au travers de ce qu'il a cru identifier comme une "ambition de produire une critique de la raison"(131). En effet, tel ne fut pas le projet de travail de Foucault, ou en tout cas pas au sens très fort que Habermas donne à cette expression. Dans un article qu'il avait lui-même intitulé "Vers une critique de la raison politique" Foucault s'est à nouveau expliqué sur le rapport entre son projet et la "raison politique" :

Depuis Kant, le rôle de la philosophie a été d'empêcher la raison de dépasser les limites de ce qui est donné dans l'expérience ; mais dès cette époque (...) le rôle de la philosophie a aussi été de surveiller les abus de pouvoir de la rationalité politique (...). Le lien entre la rationalisation et les abus du pouvoir politique est évident (...). Allons-nous faire le procès de la raison ? A mon sens, rien ne serait plus stérile. D'abord parce qu'il n'est question ni de culpabilité ni d'innocence en ce domaine. Ensuite parce qu'il est absurde d'invoquer la "raison" comme entité contraire de la non-raison. Enfin parce qu'un tel procès nous piégerait en nous obligeant à jouer le rôle arbitraire et ennuyeux du rationaliste ou de l'irrationaliste"(132) .

Le projet de Foucault semble donc beaucoup plus décentré et bien moins hostile à la modernité que ne semblait le dire Habermas. Mieux, il faut ici élargir le débat : M. Foucault refuse en fait d'avance de tomber dans le piège que lui tend Habermas ; on ne peut à ses yeux envisager l'Aufklärung et donc le rationalisme comme quelque chose auquel on adhère ou que l'on critique. La modernité se conçoit essentiellement comme un héritage, c'est-à-dire comme une histoire qui, pour une part, nous détermine. C'est bien entendu le sens de l'attention tardive mais insistante(133) qu'il a porté au texte de Kant "Was ist Aufklärung ?"(134) : Foucault l'interprète en effet comme l'inauguration non d'une période, mais d'une "attitude", d'un "ethos"(135) qui caractériserait la modernité ; le texte de Kant au travers de son injonction "ose te servir de ton propre entendement" ("sapere aude")(136), donne un sens nouveau à l'activité philosophique. En effet, loin de se limiter à une réflexion sur l'histoire, Kant inaugure en quelque sorte un questionnement nouveau, à savoir "la question du présent, la question de l'actualité (...) comme événement philosophique auquel appartient le philosophe qui en parle"(137) : l'activité philosophique devient alors problématisation de notre activité, ontologie de notre présent, ontologie de nous-mêmes. Rien de "surprenant"(138) alors à ce que Foucault s'inscrive lui-même dans cette tradition :

"L'ontologie critique de nous-mêmes, il faut la considérer non certes comme une théorie, une doctrine, ni même un corps permanent de savoir qui s'accumule ; il faut la concevoir comme une attitude, un ethos, une vie philosophique où la critique de ce que nous sommes est à la fois analyse historique des limites qui nous sont posées et épreuve de leur franchissement possible"(139).

Ainsi se résout pour une large part le malentendu qu'avait introduit la lecture trop radicale de Habermas. Sans prétendre réconcilier deux pensées par trop hétérogènes, on peut à tout le moins espérer pouvoir continuer à les lire chacune dans sa perspective propre.

Ce qui marque la parole de Foucault n'est en fait jamais de dénoncer pour agir ou de critiquer pour mieux prôner le bien, mais bien plus de débusquer, de démasquer, de dire quelque chose de neuf là où chacun croyait savoir, d'interpréter à l'envers ce que tous pensaient acquis. On ne saurait alors le taxer de "relativisme" puisqu'il a presque d'emblée aboli toute idée de point de vue totalisant : son discours bouleverse et bouscule toutes les certitudes mais surtout gagne petit à petit en densité et en profondeur par la pertinence et la cohérence d'un regard qui scrute et décortique les lieux de tension, les paradoxes d'un fait, d'un événement ou d'une évolution historique, en un mot le pouvoir.

Le point de vue de Habermas est tout autre et le terme de sa critique de la "théorie du pouvoir" comme celui de la critique de la domination l'amènent à mettre en avant un autre modèle, ce qu'il appelle le plus souvent un autre paradigme qui serait à même d'assurer ce point de vue totalisateur que ne peut plus fonder la philosophie du sujet : très ambitieux, le projet de Habermas n'est donc rien moins que de proposer un nouveau cadre conceptuel susceptible de sortir de la conception étroite d'une raison centrée sur le sujet individuel. Néanmoins, la confrontation avec M. Foucault n'a pas seulement mis en évidence une hétérogénéité de perspective : elle nous a surtout montré - certes par la négative - comment il peut être possible de repenser véritablement pouvoir et domination pour Habermas. En effet, ici se ferme définitivement une porte que nous avions vainement essayé d'entrouvrir : on ne peut trouver chez Habermas une conception arrêtée et surtout autonome du pouvoir et de la domination... A ses yeux la philosophie et la critique se "videraient de leur substance" si on devait renoncer à une "démarche de pensée systématique"(140).

Son attention et sa recherche se portent donc avant tout sur l'élaboration et surtout la légitimation de ce système ou de ce nouveau paradigme - la rationalité et l'agir communicationnels -. Ce n'est qu'au sein de celui-ci et à travers lui, qu'il sera possible d'envisager un retour vers le pouvoir, un pouvoir communicationnel.

Troisième partie :
POUVOIR ET VERITE :
De la communication à la legitimité.
 

"Les hommes sont tellement sots de ne pas voir la vérité qui se trouve dans le pouvoir".

G.W.F. Hegel, Ecrits politiques.
 
"La question de savoir s'il faut accorder à la pensée humaine une vérité objective n'est pas une question de théorie mais une question pratique. C'est dans la pratique que l'homme doit prouver la vérité, c'est-à-dire la réalité effective et le pouvoir [Macht], le caractère terrestre de sa pensée".
K. MARX, IIème Thèse sur Feuerbach.
 

 Le débat engagé avec Herbert Marcuse a mis en évidence une des caractéristiques essentielles de la pensée proprement politique de J. Habermas : après avoir été identifiée et admise comme fait politique, la domination s'est finalement révélée être pour lui la figure d'un dérèglement, d'une distorsion dont l'émancipation demeure un enjeu à assumer, un défi à relever. La domination serait comme le pendant négatif d'un modèle idéal d'activité politique : l'action communicationnelle exempte de domination.

Eclairée par une étude historique, la réflexion politique se trouvait engagée sur une nouvelle voie : au-delà des aléas affectant la pureté de l'espace public et de l'opinion qui s'y exprime ou s'y manifeste, c'est le jeu entre une communication libérée idéale et un pouvoir à transformer qui est apparu au premier plan. L'interrogation s'est alors portée sur le poids et la place de ce concept ou de cette catégorie de pouvoir...

Mais la confrontation avec Michel Foucault a quelque peu fait glisser le débat - elle l'a radicalisé en même temps qu'elle en a étendu le cadre. En effet, l'ambivalence relative du mot "pouvoir" a considérablement élargi le domaine de la réflexion : constitutif des "rapports de force", il n'est aucunement épuisé par la seule figure de la domination (qui demeure, elle, strictement politique) et peut revêtir au contraire un sens positif, producteur, qui ferait de lui un rapport, à la fois social et politique. Cependant, Habermas rejette aussi cette catégorie d'un pouvoir auto-référentiel : investi d'une valeur critique transcendante, d'une part, son emploi exclusif ne semble pas légitime historiquement, d'autre part, son potentiel critique semble immédiatement anéanti puisque la généalogie se retourne aussi sur son propre discours... Récusant toute validité à l'exigence de rationalité, Foucault aurait invalidé d'emblée son propre discours en le rendant à son tour normatif et porteur de valeurs... Tout reste à refaire : il faut pour Habermas repenser le politique autour d'un axe de réflexion nouveau et c'est là tout l'enjeu de ce qu'il va appeler son changement de paradigme ; s'affirme ainsi la nécessité de montrer que les concepts de communication et d'espace public ne fonctionnent pas seulement comme une simple apparition historique légitimant un modèle possible ; Habermas entend en effet, contre le discours accusateur de la post-modernité, montrer que ces deux concepts peuvent constituer le cœur d'un paradigme qui reprendrait dans son ensemble le projet de la modernité - concilier maîtrise technique et rationalité pratique dans une perspective d'émancipation politique ne désespérant pas de l'idéal démocratique -.

Il faudra alors entreprendre de repenser le pouvoir au sein de ce nouveau paradigme (sans pour autant le couper de la figure élémentaire que constituait la domination...) comme articulation entre communication et légitimité. C'est le débat avec Hannah Arendt qui illustrera ce nouvel enjeu.
 

III - A) Le changement de paradigme de J. Habermas.
 

 La notion de paradigme fut introduite par T. S. Kuhn pour désigner l'ensemble des procédures, des hypothèses, des valeurs, des croyances et des résultats qui caractérisent une communauté scientifique et lui donnent sa cohérence(1). Chez Kuhn, cette notion permet de saisir ce qui distingue la recherche scientifique proprement dite de toute autre pratique cognitive ; mais le paradigme désigne dans le même temps un état d'esprit, une tradition, un mode d'appréhension du réel et en fait une véritable vision du monde que partagent - même à des siècles d'intervalle - chercheurs, penseurs et spécialistes d'un même problème. Appliquer cette notion à l'histoire de la philosophie relève sans aucun doute d'une extension ou d'une torsion que réfuterait probablement Kuhn lui-même. Néanmoins, si l'on s'autorise à dépasser l'emploi originel qui en fut fait, il semble que l'idée d'un changement de paradigme soit particulièrement féconde pour caractériser, en partie au moins, le rapport que Habermas entretient avec la tradition philosophique.

III - A) 1°) Un autre regard sur la modernité.

 Parler d'un "changement de paradigme", ce pourrait donc être d'abord appréhender une pensée comme une nouvelle vision, comme un nouveau regard sur une tradition déjà instituée. L'emploi de cette expression semble d'ailleurs d'autant plus juste que Habermas qualifie lui-même ainsi sa lecture, ou plutôt sa relecture, de la pensée philosophique moderne et donc l'ensemble de son entreprise :

"Le travail de la déconstruction (...) ne peut avoir de conséquences définissables qu'à partir du moment où le paradigme de la conscience de soi, de l'autoréférence d'un sujet qui connaît et agit dans l'isolement est remplacé par un autre paradigme, en l'occurrence par celui de l'intercompréhension, c'est-à-dire de la relation intersubjective entre des individus qui, socialisés à travers la communication, se reconnaissent réciproquement"(2).

L'impératif que se fixe Habermas paraît ainsi tout à fait fondamental, car l'affirmation qui s'y exprime doit être expliquée, justifiée et même démontrée : Habermas ne se borne pas à énoncer la nécessité d'un abandon de l'ancien paradigme de la philosophie du sujet, il entend surtout assumer cette nécessité - c'est-à-dire ne pas se limiter à une critique qui, en fait, n'aurait pas su quitter les termes de son objet - en proposant lui-même une démarche constructive, un "changement de paradigme"(3), ce qu'il appelle un "autre cadre conceptuel"(4). Dès lors, la démarche qu'il entreprend se laisse comprendre clairement ; il entend montrer que les critiques radicales faites à la raison (et donc à la modernité) n'autorisent pas à désespérer de son potentiel d'émancipation(5). En effet, le concept de raison critiquée restait intimement liée aux présuppositions de la philosophie de la conscience classique (le primat de la représentation y demeure la relation sujet-objet, la connaissance réflexive, la manipulation instrumentale), si bien que les critiques de la raison sont demeurées des critiques de ce paradigme c'est-à-dire des critiques menées de l'intérieur de celui-ci : pour Habermas, elles ont été incapables de s'en libérer faute de pouvoir s'ancrer dans un autre. Ainsi, la modernité ayant promu un aspect de la raison - la raison instrumentale - et cet aspect ayant engendré des effets massifs de réification, d'oppression et d'aliénation, la critique s'est abandonnée au piège de la critique immédiate...

Or pour Habermas, il convient aujourd'hui de raisonner en termes plus vastes et de se doter d'un concept de raison plus englobant ; dès lors, ce n'est plus la raison comme telle qui est source de réification ou de domination, mais une exploitation sélective de ses potentialités dans l'histoire de l'Occident moderne.

Cependant, de façon relativement paradoxale, Habermas présente lui-même la position qu'il entend tenir comme un retour. Tout fonctionne en effet comme si, effrayé par sa propre capacité à innover, Habermas prétendait fonder et enraciner son apport personnel dans une tradition dont il ne serait que le modeste continuateur. Cela à tel point qu'il est, la plupart du temps, très difficile pour le lecteur de séparer la description de son apport théorique de l'interprétation détaillée d'autres positions ou d'autres auteurs. Ainsi, bien souvent, pour ne pas dire systématiquement, le paradigme de la "raison communicationnelle" est-il présenté comme une redécouverte de ce qui se trouvait déjà en germe chez d'autres, comme une voie déjà maintes fois entrevue mais jamais vraiment empruntée(6). L'idée d'une raison centrée sur la communication ou d'un dualisme radical entre travail et interaction pourrait ainsi se déduire d'une certaine relecture de Marx ou se déceler dans la philosophie de l'esprit du jeune Hegel ou encore chez Kant et Fichte... Du côté des sociologues, Habermas n'estime faire que reconstruire ce que pressentaient - sans qu'ils aient toutefois franchi le pas d'une vision systématique - Dilthey, Mead, Durkheim ou Parsons...

Ainsi se comprend donc Le Discours philosophique de la modernité que reconstruit Habermas : il s'identifie en quelque sorte à un genre d'archéologie de tous les discours tenus par la tradition philosophique moderne et post-moderne dont le seul but ou la seule fin serait de montrer le caractère nécessaire ou même évident de cet aboutissement que représenterait la "raison communicationnelle". Car de quoi s'agit-il ? En fait, Habermas ambitionne de "se détacher"(7) de la philosophie du sujet, ce paradigme inauguré d'une part par le cogito cartésien limitant la raison à la vérité de la connaissance objective, d'autre part par "l'ordre social" hobbesien limitant les sujets à des "actions rationnelles par rapport à une fin"(8). D'une théorie de la connaissance à une théorie de l'action, Habermas reconstruit ainsi une théorie de la société qui est toujours en même temps une théorie de la modernité ou plutôt devrait-on dire un regard sur la modernité.

III - A) 2°) La connaissance comme pratique émancipatrice.
 

"Une critique radicale de la connaissance n'est possible que sous la forme d'une théorie de la société"(9).

Par ce point de départ, qui est en même temps une thèse à conquérir, Habermas reprend un des principes fondateurs de l'Ecole de Francfort ; le prétexte et la fin de ce programme épistémologique se déclinent selon deux plans : d'une part, une vive critique du positivisme (qui n'est que "notre reniement de la réflexion"(10)), d'autre part, une réactivation de l'idée kantienne d'une théorie de la connaissance (qui ne prétend ici rien moins que d'y adjoindre les apports respectifs de la philosophie de l'esprit de Hegel et de la critique marxiste des idéologies).

Cependant, la clef de cette nouvelle entreprise se trouve dans la réappropriation d'une autre source : la psychanalyse. En effet, sur un mode qu'il rapproche de la cure analytique et de la critique du sens chez Freud(11), Habermas introduit le concept d'autoréflexion [Selbstreflexion] ; celui-ci caractérise une activité cognitive dont le sens et la signification supposent le préalable d'une réflexion nécessaire du sujet sur lui-même. Habermas rapporte ainsi l'autoréflexion au paradigme de la communication : elle est une communication idéale du sujet avec lui-même (que celui-ci soit un individu, un groupe ou la société toute entière) ; l'aliénation est alors représentée comme une perte de communication avec soi du sujet, tandis que l'émancipation qui doit l'en extraire est cette conquête que l'autoréflexion entreprend dans un mouvement de libération de la communication. Le modèle est donc celui d'une transparence communicationnelle posée comme un idéal nécessaire, comme un horizon d'attente dont l'enjeu réside dans un processus de pratique cognitive : c'est comme tel que se comprend le sens de cette "théorie de la connaissance comme théorie de la société".

Toute activité scientifique, toute forme de savoir se lit ainsi comme une production de sens dont il faut évaluer la portée et la validité ; or, pour Habermas, c'est au travers de cette détermination subjective qui habite la pratique de l'homme de science que tout se joue : c'est ce qu'il appelle l'intérêt, c'est-à-dire la condition à laquelle on peut lier les productions scientifiques aveugles à la perspective de l'évolution sociale. Dans un premier temps, apparaissent alors deux intérêts : l'intérêt technique, ou le fait de disposer techniquement des choses, et l'intérêt pratique, ou le fait de "maintenir l'intersubjectivité d'une compréhension entre individus"(12).

Ainsi Habermas peut-il affirmer que "l'intérêt commande la connaissance" c'est-à-dire qu'il définit et fixe seul "les conditions de l'objectivité possible"(13) de cette connaissance. Tout le problème épistémologique provient alors de ce que les sciences semblent incapables d'échapper à la tendance positiviste : non réflexives, elles n'ont de cesse d'étendre le domaine de leur intervention ; elles finissent alors par appliquer à des expériences extérieures à elles, des méthodes ou des approches inadéquates, tout en continuant à prétendre à la même objectivité "scientifique". La critique se fixe donc pour objet de délimiter les prétentions à la validité des différents savoirs et, par là, de dénoncer l'illusion qui les portent à se concevoir comme vrais en outrepassant le strict domaine de leurs expériences. Ainsi se justifie la nécessité de l'activité d'autoréflexion : mue par un intérêt émancipatoire (avec lequel elle se confond : c'est le sens de la conception habermassienne de la raison comme union de la connaissance et de l'intérêt), elle conçoit l'accession au savoir comme une communication libérée de l'espèce humaine dans son ensemble avec elle-même(14).

Habermas dégage donc clairement trois formes élémentaires de savoir :

"Nous ne pouvons pas ne pas concevoir la réalité en fonction de trois points de vue transcendantaux spécifiques qui déterminent trois catégories de savoir possible : les informations - qui étendent notre pouvoir technique de disposer des choses -, les interprétations - qui permettent une orientation de l'action dans le cadre de traditions communes -, et les analyses - qui dégagent la conscience de sa dépendance par rapport à certaines puissances hypostasiées -. Ces différents points de vue sont commandés par un ensemble complexe d'intérêts qui sont ceux d'une espèce assujettie d'entrée de jeu à certains milieux de socialisation à savoir le travail, le langage et la domination"(15).

De chaque "catégorie de savoir", on peut ainsi déduire les trois types d'activité scientifique :

 * Les sciences empirico-analytiques procèdent par une démarche hypothético-déductive et correspondent aux "sciences de la nature". Elles se rattachent à l'intérêt technique se déployant dans le milieu du travail, sous le point de vue de la manipulation technique possible.

 * Les sciences historico-herméneutiques procèdent par une démarche de compréhension et de "traduction" (traduction du langage d'un monde dans celui d'un autre monde) et portent sur la tradition. Elles se rattachent à l'intérêt pratique se déployant dans le milieu du langage, sous le point de vue de l'intercompréhension.

 * Les sciences praxéologiques et critiques procèdent par une démarche critique et portent sur l'activité humaine : elles identifient et jugent ses invariants soit comme naturels, soit comme résultant d'une illusion. Elles se rattachent à l'intérêt émancipatoire se déployant dans le milieu de la domination, sous le point de vue de l'émancipation par rapport à une contrainte pseudo-naturelle.

Sans prétendre discuter ici la pertinence de cette typologie un peu systématique, on peut cependant dégager de cette théorie de la connaissance une dimension proprement politique (ce parti pris est de toute façon celui que suggère ou même qu'impose Habermas puisqu'il ne conçoit de théorie de la connaissance que comme théorie de la société). En effet, en accordant un statut particulier à l'intérêt émancipatoire et aux sciences qui s'y rapportent, Habermas stigmatise la domination idéologique que porte en elle la pratique scientifique dès qu'elle s'abandonne à cette illusion sur son domaine de validité. Comme chez Kant, l'illusion consiste à prendre la méthode pour l'objet : les sciences se conçoivent comme objectives sans se référer à la validité que leur autorise leur domaine d'objets ; cette conscience aveugle, dès qu'elle s'institutionnalise, acquiert une dimension politique ; elle se fait domination idéologique :

"Une fois que cette illusion s'est effectivement bien implantée, la propagande peut invoquer le rôle de la science et de la technique pour expliquer et légitimer les raisons pour lesquelles dans les sociétés modernes un processus de formation démocratique de la volonté politique concernant les questions de la pratique "doit" céder la place aux décisions de nature plébiscitaire concernant des alternatives mettant tel ou tel personnel administratif à la tête de l'Etat"(16).

Dès lors, toute critique épistémologique est toujours en même temps critique politique... Le point de vue émancipatoire se veut doublement réflexif : d'une part, il dénonce l'illusion théorique que génère la "conception positiviste que les sciences se font d'elles-mêmes"(17), d'autre part il déconstruit le sens politique d'une nouvelle forme de domination idéologique, à savoir la tendance du politique à se "scientificiser"(18). Le double enjeu se projette dans une réflexion politique qui entend interroger de façon novatrice le rapport entre savoir technique et pratique politique. La critique habermassienne récuse donc dans un premier temps ce modèle technocratique où l'autorité de la rationalité scientifique se substitue à la pratique démocratique. Or cette tendance est celle qui menace le plus clairement nos sociétés gérées simultanément par l'Etat et le marché :

"Compte tenu de la bureaucratisation croissante des administrations dans le domaine de l'Etat comme dans la sphère sociale, les compétences accordées à des experts hautement spécialisés semblent devoir se soustraire de plus en plus, et en alléguant de la nature trop complexe des problèmes à traiter, au contrôle d'organismes qui respecteraient un usage critique de la raison, conforme au principe de Publicité"(19).

Il s'agit donc pour Habermas d'un refus de réduire la perspective pratique à un savoir rationnel, accumulé et ordonné ; on ne rationalise pas la décision politique comme on rationalise le processus de production : la politique est donc affaire de choix et en tout cas jamais d'activité rationnelle par rapport à une fin. Cette distinction, Weber lui-même l'avait posée avec rigueur : "on lui doit l'opposition célèbre entre la domination administrative et la direction politique qui aboutit à faire une distinction stricte entre les fonctions du spécialiste et celles du politique"(20) explique Habermas. Néanmoins ce modèle décisioniste, en limitant la rationalité à la rationalité stratégique et instrumentale, se voyait contraint d'affirmer que le choix des buts et des valeurs (dimension irréductible du politique), s'il pouvait être dit "rationnel" comme action, demeurait irrationnel dans le choix lui-même. Cela, Habermas le rejette nettement. En effet, en préservant une relative pureté du politique, le modèle décisioniste a, du même coup, évincé le lien pourtant nécessaire entre la politique et l'opinion publique : une politique qui ne prétend pas à la rationalité ne peut plus trouver à se légitimer - tout au plus peut-elle se doter d'un soutien factice d'une opinion publique qu'elle manipule et qui se borne à légitimer non la pratique elle-même mais la légalité des procédures et donc en fait l'autorité du groupe au pouvoir -.

Avant de recentrer la réflexion sur cette corrélation entre pouvoir et légitimité, il faut donc se doter d'un autre concept de rationalité et avec lui d'une autre théorie de l'action...

III - A) 3°) Une théorie de la société comme théorie de l'action et comme théorie de la rationalité : l'idée d'activité communicationnelle.

 Le projet d'élaborer une théorie de l'action n'est pas chez Habermas séparable de sa prétention à ressaisir dans une théorie de la société ce contenu normatif de la modernité qu'il a identifié. Son ambition demeure ainsi très proche de celle qui avait habité Weber dans sa vaste entreprise, Economie et Société. Cependant, aux yeux de Habermas, la typologie weberienne n'est pertinente que par rapport au processus de rationalisation auquel elle avait été rattachée. Or, on l'a vu(21), sur ce point, son diagnostic dépasse et enrichit celui qu'avait présenté Weber. En effet, contre ce dernier, Habermas refuse de limiter la rationalité à son sens téléologique (c'est-à-dire l'aspect du "zweckrational" ou de ce qui est rationnel par rapport à un but) arguant que celle-ci n'épuise plus les caractéristiques des activités mettant en jeu une "intercompréhension langagière" ; le modèle weberien, "en limitant au modèle d'action atomistique d'un acteur isolé (...) néglige les mécanismes de coordination de l'action par lesquels adviennent des relations interpersonnelles"(22).

La première rupture que propose Habermas consiste donc à séparer le travail (ou "activité rationnelle par rapport à une fin") et l'interaction ("médiatisée par des symboles ou activité communicationnelle"(23)) ; la difficulté réside pour lui dans cette volonté affichée et répétée d'embrasser synthétiquement toutes les formes d'activité sociale. De Hegel(24) à Marx et de Weber aux théoriciens de Francfort, c'est en effet toujours la même lacune que Habermas met en évidence : de façon différenciée, ses critiques isolent chez chacun d'eux le même défaut, le même manque, qui les empêche de mener à bien leur réflexion autour de la rationalité. C'est donc en quelque sorte l'exigence philosophique fondamentale que Habermas entreprend de reconduire :

"Le thème fondamental de la philosophie est la raison (...). S'il est quelque chose de commun au doctrines philosophiques, c'est l'intention de penser l'être ou l'unité du monde en passant par une explication des expériences que fait la raison en ayant affaire à elle-même"(25).

Mais le projet que revendique Habermas entend surtout - tenant compte des échecs successifs de cette "intention" - greffer sur cette interrogation première l'apport contemporain des sciences sociales. Aussi la raison ne se comprend plus pour lui, ni comme "raison objective" (qui désignerait l'ordre du monde ou l'Etre), ni comme "raison subjective" (qui désignerait la faculté humaine de penser ou de raisonner)(26), mais plutôt comme un prédicat : il n'entend pas traiter de la raison en soi mais plutôt de ce qui la porte, de ce qui en révèle l'éclatement, bref de ce qui est rationnel.

L'objet d'étude de Habermas est donc la rationalité telle que la révèlent les sociétés occidentales ; il en distingue deux supports possibles : les personnes par la manière dont elles font usage d'un savoir et d'expressions symboliques ou langagières, les expressions par leur capacité à être critiquées et fondées(27). Habermas met alors en évidence deux formes de manifestation de la rationalité : une rationalité "cognitive-instrumentale" qui désigne "l'application monologique d'un savoir descriptif"(28) et la rationalité communicationnelle qui englobe la première et désigne "cette force sans violence du discours argumentatif qui permet de réaliser l'entente et de susciter le consensus"(29).

Mais le centre de la réflexion de Habermas se situe en fait dans l'articulation entre ces concepts de rationalité et sa volonté de construire une théorie de la société au travers d'une typologie des différentes formes de l'activité sociale.

Habermas conçoit l'action - ou l'agir - comme une "maîtrise des situations"(30) : l'agent est à la fois initiateur de son action et producteur de sens ; comme chez Weber(31), l'action suppose donc la prise en compte d'autrui ou du moins se comprend-elle autant du point de vue de son sujet que de son point de vue du milieu de son déroulement. Trois modèles d'action sont ainsi dégagés :

 * L'activité instrumentale dont la rationalité réside dans l'adéquation de moyens en vue d'une maîtrise efficace de la réalité matérielle :

"Nous nommons instrumentale, une action orientée vers le succès, lorsque nous la considérons sous l'aspect de la poursuite de règles techniques d'action et que nous évaluons le degré d'efficience d'une intervention dans un contexte d'états de chose et d'événements"(32).

 * L'activité stratégique dont la rationalité réside dans le choix réfléchi d'un comportement parmi plusieurs possibles en vue d'une influence sur le comportement d'autrui :

"Nous nommons stratégique une action orientée vers le succès, lorsque nous la considérons sous l'aspect de la poursuite de règles de choix rationnelles et que nous évaluons le degré d'efficience de l'influence prise sur les décisions d'un partenaire rationnel"(33).

* L'activité communicationnelle dont la rationalité réside dans la poursuite d'objectifs fixés collectivement sur la base d'une discussion orientée vers un accord :

"Je parle d'actions communicationnelles lorsque les plans d'action des acteurs participants ne sont pas coordonnés par des calculs de succès égocentriques, mais par des actes d'intercompréhension"(34).

Ces trois définitions permettent en fait de distinguer les deux formes fondamentales de l'activité : les activités orientées vers le succès (instrumentales et stratégiques) et les activités orientées vers l'intercompréhension (communicationnelles) ; cette distinction recouvre alors celle du travail et de l'interaction. Mais Habermas établit dans le même temps une distinction qui séparerait les activités sociales des activités non-sociales : l'activité stratégique et l'activité communicationnelle sont des activités sociales au sens où elles mettent en jeu une pluralité de sujets. C'est de leur articulation et de leur composition que résulte donc la réalité de l'action politique, la réalité de l'exercice du pouvoir, la réalité de la prise de décision. Mais que faut-il entendre ici par "communication" ? Il ne s'agit pas d'une conversation ou d'une transmission neutre d'informations, mais d'un concept sur lequel reposerait toute perception critique de l'activité sociale et qui serait, par là, susceptible de fonder une théorie de la société.

Le concept de communication est d'abord issu d'une réflexion sur le langage dans son aspect dit "performatif"(35) - c'est-à-dire lorsqu'une parole peut être perçue par ceux qui l'entendent, comme une action émanant de celui qui la profère (comme lors d'une promesse, d'un témoignage, d'une interdiction...) -. La communication désigne donc, en un sens, un usage social ou même politique du langage, à savoir la prise de parole qui, comme action, produit une entente entre les locuteurs. Pour autant, Habermas n'y voit qu'un modèle qu'il envisage au moins autant comme un "ce qui est nécessairement souhaitable" que comme un "ce qui n'est jamais véritablement atteint". A la limite, on pourrait même aller jusqu'à dire que l'agir communicationnel n'existe pas (c'est ce qui fait que Habermas est parfois qualifié d'utopiste) ! En fait, il faut plutôt dire que l'agir communicationnel est pensé comme une virtualité dont l'appréhension critique du réel fonde la nécessité... La rationalité est donc pour Habermas un "potentiel" qui donne son sens à l'émancipation comme une rationalisation à accomplir (c'est en ces termes qu'il faut lire la vision habermassienne de la modernité comme porteuse d'une promesse qu'il veut normative, c'est-à-dire susceptible de fonder une critique immanente du temps présent et de promouvoir un mouvement d'émancipation).

C'est ici que l'agir stratégique prend tout son sens d'activité sociale : comme tel, il désigne aussi, en partie, un usage dévoyé du langage, une communication systématiquement déformée, qui, dès qu'on le projette sur le politique, laisse le champ libre à la domination. Dès lors, l'autre rationalisation, nécessaire celle-là, que réclame Habermas s'appuie autant sur l'agir stratégique que sur l'agir communicationnel :

"En l'occurrence, la rationalisation signifie là l'élimination des rapports de domination qui sont intégrés de façon inaperçue au sein des structures de communication et qui empêchent la gestion consciente des conflits et un règlement consensuel de ces conflits en mettant des obstacles à la communication (...). La rationalisation signifie que sont dépassées les formes de communication systématiquement déformée dans le cadre desquelles n'est maintenu qu'en apparence (...) le consensus porteur de l'action relatif aux exigences de validité (...)"(36).

L'analyse de ce mouvement de rationalisation porte ainsi Habermas à approfondir ce qui en est le moteur, la communication et le consensus que celle-ci génère : il introduit pour l'éclairer la notion de "monde vécu" [Lebenswelt](37). Celui-ci est en fait "l'horizon" à partir duquel les sujets sont à même de communiquer : il est cet "arrière-fond de convictions plus ou moins diffuses"(38) et de capacités partagées par tous ceux qui autorisent l'action en vue d'un consensus. Habermas divise alors le monde vécu en culture, société et personnalité : la culture est définie comme "le savoir disponible où les sujets puisent des interprétations" ; la société comme "les ordres légitimes à travers lesquels les individus règlent leur appartenance à des groupes sociaux" ; et enfin la personnalité comme "les compétences qui rendent un sujet capable de parole et d'action"(39).

Il ne s'agit pas ici de discuter la pertinence de cette analyse de la communication chez Habermas, mais plutôt d'en tirer les conséquences sur le plan de sa réflexion politique. La notion de monde vécu recouvre dans les processus d'action communicationnelle les conditions d'une production de sens ; pour Habermas, elle permet ainsi de rendre compte de la "reproduction culturelle", de "l'intégration sociale" et de la "socialisation". Néanmoins, elle n'épuise en rien l'ensemble du contexte social, économique et politique dans lequel sont plongés les acteurs : Habermas articule donc le monde vécu à la notion de "système". Cette dernière désigne donc par complémentarité l'espace social (tout aussi fictif que l'était le monde vécu) qui abrite les activités rationnelles par rapport à une fin - c'est-à-dire l'ensemble des conditions matérielles objectives qui s'imposent aux acteurs par des processus de régulation technique et de reproduction strictement autonomes - . Mais l'analyse habermassienne ne s'arrête pas à cette dualité fictive(40)  : la théorie de la société se construit au travers des correspondances et de l'articulation problématique de l'évolution de ces deux réalités.

"Je considère l'évolution sociale comme un procès de différenciation d'ordre secondaire : système et monde vécu se différencient simultanément du fait que croissent la complexité de l'un et la rationalité de l'autre. (...) La disjonction entre système et monde vécu se constitue de telle sorte que le monde vécu, d'abord coextensif d'un système social peu différencié, est de plus en plus rabaissé au rang d'un sous-système à côté des autres. (...) En même temps, le monde vécu reste le sous-système qui définit l'état du système social dans son ensemble. C'est pourquoi les mécanismes systémiques ont besoin d'un ancrage dans le monde vécu - il faut les institutionnaliser"(41).

Cette "institutionnalisation" renvoie donc chez Habermas au besoin nécessaire que rencontre le système - divisé en sous-systèmes différenciés (essentiellement l'Etat doté d'une administration politique et bureaucratique et la sphère économique des marchés) - de se coupler avec le monde vécu, c'est-à-dire avec les individus qui s'y meuvent... A la suite des travaux sociologiques de T. Parsons(42), Habermas analyse donc cette articulation grâce à des "médiums régulateurs"(43) ; ceux-ci sont au nombre de deux : l'argent et le pouvoir ; le premier est au centre de la sphère économique, le second au centre de la sphère politique (Habermas parle d'ailleurs plus volontiers de "sous-systèmes" afin de rendre compte de leur logique non-langagières, par opposition au monde vécu).

Au sein de ces "sous-systèmes" auxquels ils sont rattachés, ces derniers "fonctionnent" de la même façon que la communication langagière au sein du monde vécu. Mais, ce qui est ici politiquement fondamental, c'est la coexistence de ces deux "univers" - système et monde vécu - : Parsons avait interprété le monde vécu comme un sous système parmi d'autres, tandis que Habermas entend ici montrer son caractère premier. Certes, la "colonisation du monde vécu" par des "logiques instrumentales ou stratégiques" est un phénomène à œuvre dans la rationalisation occidentale, mais c'est elle qui fait de la théorie société un enjeu politique : cette évolution est justement ce que la pensée critique doit remettre en cause en réaffirmant la force démocratique que recèle l'action communicationnelle, comme prétention d'un contrôle des sous-systèmes par le monde vécu... Il s'agit donc de rattacher les médiums régulateurs à la communication langagière à laquelle ils se sont substitués. Or ici, seule la sphère politique semble donner prise à cette pratique critique. En effet, la différence entre l'argent et le pouvoir est que le second a d'emblée besoin d'un ancrage profond dans le monde vécu ; il doit trouver à se légitimer... C'est donc là que se situe clairement l'enjeu de la réflexion politique : la clef de l'émancipation se trouve dans cette articulation qu'il faudra poser comme nécessaire entre pouvoir et communication ; c'est à partir de œuvre de H. Arendt que Habermas va lancer cette réflexion.

III - B) Hannah Arendt : penseur politique, penseur du politique.

L'intérêt de la discussion (même fictive) que Habermas engage avec H. Arendt réside en grande partie dans l'originalité de la conception arendtienne du pouvoir - de ce poids tout particulier qu'elle accorde au "power" (par convention nous utiliserons systématiquement la traduction "pouvoir" de même que Habermas traduit par l'allemand Macht(44)) et surtout de cette distinction (on pourrait presque parler d'opposition) qu'elle établit entre pouvoir et violence (qui traduit l'anglais force, que H. Arendt distingue de la strength, et l'allemand Gewalt). "Le pouvoir jaillit parmi les hommes lorsqu'ils agissent ensemble et retombe lorsqu'ils se dispersent"(45).

Comme le suggère l'ambivalence du terme en français (et comme le montrent les problèmes de traduction(46)), le propre du pouvoir est qu'il est toujours comme un potentiel, de l'ordre du possible, à l'opposé de la violence qui, elle, demeure et se fixe matériellement. Mais ceci n'hypothèque en rien son existence réelle ; le pouvoir existe, mais tout se passe comme si sa pérennité ne pouvait jamais être assurée, c'est-à-dire comme si son effectivité devait être reconduite à chaque instant.

"Le pouvoir correspond à l'aptitude des hommes à agir et à agir de façon concertée. Le pouvoir n'est jamais une propriété individuelle, il appartient à un groupe et continue de lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n'est pas divisé "(47).

Le pouvoir se comprend donc et est déterminé par le concept arendtien d'action ; il se caractérise par la concertation, la communication, en fait, par la présence d'autrui ou plutôt des autres - il est de l'ordre de l'interaction. Saisir le concept de pouvoir semble ainsi imposer un détour par l'ensemble de la pensée politique de H. Arendt...
 

III – B) 1°) Penser son temps.

 Dire de la réflexion arendtienne qu'elle est politique, c'est en fait déjà presque tout dire de son fondement, de son poids, de ce qui la motive. Or, penser le politique, c'est pour elle, d'abord et avant tout, penser son temps, ce monde dans lequel nous nous trouvons plongés, cette modernité qui se déploie sous nos yeux. "Ce que je propose est donc très simple : rien de plus que de penser ce que nous faisons"(48), affirme-t-elle. Son itinéraire biographique et intellectuel semble même en témoigner ; dès 1945 (après avoir été elle-même directement touchée par la répression nazie(49)), elle entame la rédaction d'un ouvrage composé d'études sur l'antisémitisme et l'impérialisme, avant de mettre en place le concept de totalitarisme qui deviendra la clef de voûte de œuvre définitive(50). "Qu'est-ce qui s'est passé ? Pourquoi cela s'est-il passé ? Comment cela a-t-il été possible ?"(51) telles sont les questions qui hantent sa recherche et qui annoncent déjà le sens d'une pensée politique fondamentale. Le totalitarisme est perçu par H. Arendt dans toute sa violence, comme ce moment, ou plutôt cet événement ("l'événement (...) nous dit invariablement quelque chose d'entièrement inédit"(52)) qui a fait passer, selon le mot de David Rousset, du "tout est permis" au "tout est possible"(53), qui a consacré "l'apparition d'un mal radical inconnu de nous auparavant"(54). Au travers d'une analyse qui rapproche strictement et exclusivement le régime nazi et le régime stalinien(55), H. Arendt élabore une théorie de la "domination totale"(56) par laquelle elle caractérise en fait une forme politique résolument nouvelle ; peu à peu se dessine ainsi un régime qu'elle entend distinguer de tout précédent historique : le totalitarisme est stigmatisé et identifié comme un mouvement qui étouffe le politique à sa source, transforme les saines relations de pouvoir (par lesquelles les hommes agissent ensemble dans le cadre d'une concertation libre) en liens violents de domination et finit par "rendre les hommes superflus"(57) :

"Aux barrières et aux voies de communication entre les hommes individuels, elle [la terreur totale] substitue un lien de fer qui les maintient si étroitement ensemble que leur pluralité s'est comme évanouie en un Homme unique aux dimensions gigantesques"(58).

H. Arendt retrouve là l'image du frontispice du Léviathan de Hobbes où le corps social pacifié et unifié est fait de l'ensemble des citoyens-sujets tous soumis à la tête que constitue le souverain. Cependant, même si chez Hobbes l'autoritarisme du souverain écrase l'individu, le Léviathan fait bien advenir le politique et l'ère de l'état social, alors qu'ici la dynamique est inversée ; cet "Homme" est inerte, il est sans "mouvement", sans réalité propre et en fait coupé du politique. Ainsi, loin de se détacher de la réflexion théorique, l'analyse du totalitarisme semble lui lancer un défi, le défi de la reconstruction : "à quelle condition un univers non totalitaire est-il possible ?"(59). Dès lors, comme le remarque justement A. Enegren, "d'une certaine façon, le totalitarisme dessine en creux tout ce qui donne son relief au politique arendtien"(60). Mais plus qu'un point de départ ou qu'un versant négatif, cette analyse révèle par ailleurs une autre caractéristique majeure de la pensée arendtienne : elle est d'abord un itinéraire critique ouvert et centré sur son époque, sur son temps ;

"Ma conviction est que la pensée elle-même naît d'événements de l'expérience vécue et doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l'orienter "(61).

En un sens, H. Arendt retrouve là un des principes fondateurs de la philosophie moderne... Comme le suggère le commentaire qu'en a fait Michel Foucault(62), depuis Kant et sa célèbre dissertation "Qu'est-ce que les lumières ?"[Was ist Aufklärung ?"](63), le philosophe est en effet celui qui entreprend de penser le temps qu'il habite, celui qui doit avoir "le courage de se servir de son propre entendement" ("sapere aude") (64), celui qui "répand la lumière parmi les hommes en usant publiquement et librement de sa raison"(65). L'ontologie politique de H. Arendt (ainsi que son anthropologie) pourrait ainsi se lire comme ontologie du présent, c'est-à-dire comme une réflexion qui se sait à la fois produit (ou résultat) et manifestation (ou signe) de ce présent qu'elle saisit.

III - B) 2°) Une conception originale du politique.

 La pensée politique de H. Arendt est fondée et construite selon deux axes complémentaires et parallèles : une dimension anthropologique et spéculative et une dimension critique et descriptive - la première ne cessant d'éclairer et d'orienter la seconde tandis que cette dernière l'illustre, la renforce et la légitime. C'est donc ce cheminement incessant par lequel elle "remonte du politique vers la philosophie fondamentale et revient de la seconde au premier"(66) qu'il faut toujours avoir à l'esprit lorsqu'on la lit.

"La pensée politique d'Arendt est fondée sur une exploration des formes de l'activité humaine dont l'ambition est la mise au jour des structures qui conditionnent l'existence"(67).

En effet, c'est sur une typologie singulière des activités propres à la condition humaine que s'ouvre la Condition de l'homme moderne - le travail, œuvre et l'action - et c'est indubitablement à partir d'elle que se déroule l'horizon de la réflexion arendtienne. "Le travail (...) qui correspond au processus biologique du corps humain"(68) renvoie aux nécessités vitales qui s'imposent à chaque individu, à la satisfaction de nos besoins primitifs ; "œuvre (...) qui correspond à la non-naturalité de l'existence humaine" renvoie à la fabrication d'un "monde artificiel d'objets"(68), monde durable qui "ne consiste pas en choses que l'on consomme, mais en choses dont on se sert"(69). L'opposition de œuvre et du travail est donc d'abord temporelle : œuvre s'inscrit dans la durée tandis que le travail n'est qu'un passage, un effort toujours recommencé ; œuvre est caractéristique d'une présence au monde, d'une appropriation d'un monde construit et stable, d'une violence qui arrache l'homme à la nature, tandis que le travail est absorption, sujétion à la nature. Le travail rend compte d'une soumission à la nature, œuvre d'une domination de la matière propre à constituer sa culture.

Cependant, le travail et œuvre sont à regrouper dans leur commune opposition à la troisième activité, la seule qui soit véritablement politique, l'action :

"L'action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes sans l'intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et non pas l'homme qui vivent sur la terre et habitent le monde "(70).

L'action est donc avant tout collective et, comme telle, elle est politique. Dire de l'action qu'elle est plurielle, c'est déjà poser au cœur du politique l'égalité de chaque individu dans son irréductible unicité : "la pluralité humaine est la paradoxale pluralité d'êtres uniques"(71) et donc d'êtres égaux (ici se fonde chez H. Arendt une conception du politique dont est immédiatement exclue la domination ; nous allons y revenir). H. Arendt reprend là, à son compte, l'isonomie de la polis grecque : l'égalité n'est pas un donné (les activités strictement individuelles du travail et de œuvre viennent l'illustrer) mais elle s'établit au travers du politique, dans l'action. L'égalité est donc égalité de condition, égalité d'accès à "l'espace public" :

"Au sens positif, la liberté n'est possible que parmi des égaux et l'égalité elle-même n'est en aucune manière un principe universellement valable ; elle ne peut s'appliquer que dans certaines limites et à l'intérieur de limites spatiales "(72).

L'action ne s'effectue donc qu'au sein de cet espace, un "espace de l'apparence"(73), un espace public c'est-à-dire ici (à la différence de l'espace public - Öffentlichkeit - au sens de Habermas) l'espace du public ou chacun se révèle aux autres comme agent grâce à la parole. En effet, ici réside le cœur du concept d'action : seule la parole, lexis, donne son sens à l'action, praxis (et Hannah Arendt se rattache ici à la tradition aristotélicienne : "c'est le langage qui fait de l'homme un animal politique"(74)) ; la parole révèle, manifeste celui qui agit - elle est en fait constitutive de ce dévoilement, de cet irréductible commencement qui habite chaque action. Agir c'est commencer, entreprendre, prendre une initiative, innover face aux autres, parmi les autres comme être de langage. "Etre libre et agir ne font qu'un"(75) : le politique arendtien apparaît ici dans toute sa pureté.

III - B) 3°) Le concept de pouvoir chez H. Arendt.

 Ainsi peut-on reprendre de façon bien plus claire la définition arendtienne du pouvoir : "le pouvoir jaillit parmi les hommes lorsqu'ils agissent ensemble et retombe lorsqu'ils se dispersent"(76) ; "le pouvoir correspond à l'aptitude de l'homme à agir et à agir de façon concertée"(77). Le pouvoir est donc caractérisé d'abord par sa nature collective, comme ensemble des capacités humaines à partir desquelles l'action en commun est possible. Mieux, le pouvoir est en fait exactement ce qui s'actualise dans l'action, ce que celle-ci rend manifeste, à savoir le rassemblement des hommes. D'autre part, le pouvoir est constitutif d'une communication - c'est-à-dire d'un partage langagier - qui, on l'a vu, est toujours corrélative de l'action. Le pouvoir est ainsi toujours pouvoir de, pouvoir dans, inscrit dans la communauté politique (ce qui rappelle un peu le potestas in populo des romains).

Cependant, rattaché à ce "concept phénoménologique d'action"(78), le pouvoir arendtien se démarque d'une longue tradition de théorie politique - rupture que H. Arendt assume et revendique d'ailleurs elle-même(79). En effet, appelé à désigner l'exercice même du politique, le pouvoir était en règle générale pensé corrélativement à la domination, à l'ordre, à la violence : le pouvoir se détient, il est attaché à la figure de l'oppression, ou tout au moins de la contrainte (la pensée de Max Weber est à ce titre particulièrement exemplaire ; elle est même peut-être l'aboutissement de cette tradition par laquelle la pensée politique est pensée de la domination - chez Weber, une "sociologie de la domination"(80) -) ; la question du pouvoir se limite alors à la question du gouvernement : qui gouverne, comment et pourquoi ?

Ici, rien de tout cela ; et toute l'entreprise théorique et anthropologique de Hannah Arendt consiste en un sens à se détacher de cette constellation intellectuelle où "la violence n'est rien d'autre que la manifestation la plus évidente du pouvoir" et où "toute forme de gouvernement est définie comme système de domination"(81). A l'inverse et de façon récurrente, H. Arendt s'emploie à distinguer clairement pouvoir et violence, revendiquant par là une autre tradition, un autre modèle où les deux termes deviennent deux pôles antinomiques irréconciliables :

"Le pouvoir et la violence s'opposent par leur nature même ; lorsque l'un des deux prédomine de façon absolue, l'autre est éliminé. La violence se manifeste lorsque le pouvoir est menacé, mais si on la laisse se développer elle provoquera finalement la disparition du pouvoir "(82).

Outre sa correspondance immédiate avec le concept d'action, le pouvoir est donc aussi perçu et stigmatisé dans une relation d'opposition, de complémentarité ou d'exclusion avec la violence. Mais qu'est-ce exactement que cette violence (violence en anglais et Gewalt en allemand) ?

"La violence se distingue par son caractère instrumental"(83) répond Hannah Arendt qui se réfère là au modèle moyens-fins, au schéma téléologique de l'action rationnelle.

L'action violente n'a pourtant rien d'une action au sens de H. Arendt : d'une part, elle a sa fin en dehors d'elle, d'autre part, et surtout, elle peut "se passer de la force du nombre" qui caractérise le pouvoir(84) ; à la limite, elle est même individuelle ("un contre tous" est sa forme extrême(84)). L'opposition du pouvoir et de la violence apparaît ainsi particulièrement féconde d'autant que H. Arendt l'enrichit de termes connexes : la puissance physique (strength) qui est toujours détenue et qui fait partie de la nature même de celui dont elle est la propriété ; elle est le plus souvent liée à la violence qui en accroît généralement l'intensité. L'autorité, elle, est un attribut qui peut s'appliquer à une personne ou à des institutions et se caractérise par le fait que "ceux dont l'obéissance est requise la reconnaissent inconditionnellement"(85) sans contrainte. L'autorité correspond donc à la détention de la décision légitime - c'est-à-dire de la décision reconnue, acceptée et même partagée par tous ; l'autorité est alors une des formes institutionnelles que prend le pouvoir, elle évince la violence de l'espace politique :

"Lorsque nous disons que quelqu'un est "au pouvoir", nous entendons par là qu'il a reçu d'un certain nombre de personnes le pouvoir d'agir en leur nom"(86).

"Le pouvoir peut se passer de toute justification (...) mais ce qui lui est indispensable c'est la légitimité (...). La violence peut être justifiable, mais elle ne sera jamais légitime" (87).

Le concept de légitimité apparaît là être un aboutissement, une plaque tournante : le politique c'est le règne du légitime, la légitimité c'est l'assentiment du nombre, c'est, pour reprendre le mot de Madison, "l'opinion"(88) - en un mot, le pouvoir.

"Le pouvoir mais non la violence, est l'élément essentiel de toute forme de gouvernement. La violence est par nature instrumentale (...) ; elle ne saurait constituer le principe constitutif essentiel"(89).

Un constat ici s'impose : dans chacune de ses définitions, H. Arendt s'efforce - de façon quasi-répétitive - d'opposer mécaniquement pouvoir et violence. En fait, au fil de la lecture, il semble que son souci serait plutôt de les appréhender à la manière d'idéaux-types, tel que le préconisait la méthodologie weberienne ; la mise en regard et l'opposition de deux concepts purs du politique lui permet ainsi de mettre en place une grille de lecture originale de la réalité politique. En effet, en même temps qu'ils enrichissent et fondent une réflexion spéculative sur le politique, ils fournissent à l'analyse des outils où puise la critique :

"Rien n'est plus fréquent que l'association du pouvoir et de la violence ; il est extrêmement rare de les trouver séparés l'un de l'autre et sous leur forme pure et donc extrême "(90).

On retrouve bien ici cette caractéristique que nous avions isolée comme primordiale dans la pensée de H. Arendt : celle-ci ne renonce en rien à l'appréhension effective de la réalité politique et indiscutablement le réel semble ainsi d'autant mieux saisi que l'on en a perçu et éclairé les fondements.

Fondement initial et premier, le pouvoir est chez Hannah Arendt bel et bien au cœur du politique - mieux, il en est en fait l'unique composante. Il ne repose que sur la force du nombre, c'est-à-dire que loin de se révéler dans la rivalité, il surgit de la communication entre les citoyens, de l'échange public des opinions en vue d'un accord : il s'exprime et se manifeste dans l'interaction. Contrairement à la violence qui est toujours limitée et circonscrite, le pouvoir n'a donc "pas de limitation physique dans la nature humaine"(91) ; il ne trouve sa fin qu'en lui-même et échappe ainsi à toute logique instrumentale ou stratégique. Le politique n'est donc pas un rapport de domination entre gouvernants et gouvernés :

"C'est la possibilité d'action qui fait de l'homme un être politique ; elle lui permet d'entrer en contact avec ses semblables, d'agir de concert, de poursuivre des buts et de former des entreprises auxquels il n'aurait ni pensé, ni même aspiré "(92).

Le politique n'advient que par le consentement à vivre ensemble qui chasse d'emblée la domination de l'espace public ; alors s'exprime le pouvoir du groupe, un pouvoir communicationnel : par sa capacité à élaborer des projets, à mettre en œuvre des actions dans le cadre d'un dialogue, le groupe devient communauté politique.

III - C) La lecture de Hannah Arendt par J. Habermas.

Le rapport que Habermas a entretenu et entretient encore avec œuvre de Hannah Arendt est équivoque et l'on pourrait tout aussi bien l'aborder comme un rapport de proximité que comme un rapport d'opposition ou de conflit : d'un côté, le souci de restaurer un espace public, le paradigme de l'interaction et de la communication, la critique de la domination, le refus de réduire la dimension du politique ou la volonté de tenir ensemble réflexion spéculative et analyse critique sont sans doute autant de points communs aux deux auteurs ; de l'autre, le rationalisme critique contre l'ontologie politique, des attitudes opposées face à la tradition ou à la modernité, le poids et le sens donnés à la domination sont à l'inverse autant de points qui semblent irréconciliables.

L'optique adoptée ici sera en un sens tout autre, même si ces convergences et ces incompatibilités ne manqueront pas d'affleurer. En effet, ce qui importe ici pour nous, c'est de saisir les éléments qui, dans cette lecture critique de Hannah Arendt(93), mettent en lumière la pensée de Habermas lui-même ; le tour de force n'est pas dénué d'intérêt : puisque Habermas se refuse en un sens à aborder le pouvoir de front, une analyse transversale semble nécessaire ; et celle-ci pourrait bien en retour éclairer et enrichir les conceptions politiques fondamentales de notre auteur...

III - C) 1°) Le pouvoir communicationnel.

 La première étape de la confrontation que Habermas engage avec œuvre de H. Arendt le conduit presque naturellement et nécessairement à reconnaître et à analyser ce qu'il estime avoir en commun avec elle. S'agissant du concept de pouvoir, c'est bien entendu le refus de rabattre le communicationnel sur l'instrumental qu'il salue d'abord.

"Le phénomène du pouvoir [Macht] n'est pas l'instrumentalisation d'une autre volonté en vue d'une fin particulière, mais la formation d'une volonté commune dans une communication orientée vers un accord"(94).

Habermas se situe donc d'emblée du côté de H. Arendt dans la rupture qu'elle a opérée avec la tradition politique (en particulier, Habermas en profite pour réaffirmer ce qui le sépare de Max Weber : "le modèle téléologique de l'action n'envisage que des acteurs orientés par leur propre succès et non par la recherche d'un accord"(95)). Il s'agit pour lui de réhabiliter la spécificité de la pratique politique face au modèle de l'action téléologique ou instrumentale :

"Hannah Arendt insiste à juste titre sur le fait que la réduction technico-économique de la pauvreté n'est en rien une condition suffisante à l'assurance pratico-politique de la liberté publique"(96).

Habermas retrouve ainsi sur le plan strictement politique les distinctions qu'il a établies, lui, au niveau de l'activité : H. Arendt élabore avec son concept de pouvoir le modèle d'un consensus instauré dans une communication sans contrainte et dont la force se mesure non pas à un succès quelconque (escompté par ceux qui exercent l'autorité) mais à la "prétention rationnelle immanente au discours"(97) ; le pouvoir se forme dans l'action communicationnelle, il est "un effet collectif de la discussion dans laquelle la recherche d'un accord est une fin en soi pour tous les participants"(97). Ici se mesure déjà l'écart qui sépare H. Arendt de Habermas. En effet, ce dernier prête d'emblée au concept de pouvoir deux attributs qui, de toute évidence, demeuraient absents dans la pensée arendtienne : la rationalité et la communication. D'une part, H. Arendt ne présente jamais son concept d'action comme redevable à un quelconque modèle de rationalité ; l'action répond à la condition humaine de la pluralité et son sens est alors descriptif ou anthropologique. D'autre part, la communication n'est nullement chez elle une composante du pouvoir (le terme même n'apparaît pratiquement jamais sous sa plume) ; le pouvoir "surgit" parmi les hommes, il ne résulte que du nombre, pas de la recherche d'un accord.

La divergence qui va s'exprimer entre les deux auteurs est donc avant tout une différence de point de vue ou une différence d'intention : Habermas cherche à construire une théorie critique de la société, tandis que H. Arendt concentre plutôt son projet vers l'élaboration d'une théorie politique. Pourtant, malgré son appropriation infidèle des concepts arendtiens, c'est aussi et surtout son point de vue que Habermas entend critiquer.

En effet, ce dernier identifie chez H. Arendt deux intentions qu'il estime contradictoires : d'une part, celle-ci entend dégager autour de ces concepts d'action et de pouvoir quelque chose comme une essence du politique ; d'autre part, elle prétend par ailleurs conserver dans son discours une validité descriptive (comme le montre son étude pertinente du phénomène totalitaire). Pour Hannah Arendt le pouvoir communicationnel implique la formation d'un consensus et génère ainsi une pratique qu'elle définit comme le principe même du pouvoir politique. C'est cette assimilation de la politique à une praxis au sens d'Aristote(98) que Habermas dénonce comme une réduction privant la théorie de toute prétention descriptive :

"Hannah Arendt stylise comme essence du politique en général, l'image qu'elle s'est faite de la polis grecque  ; C'est sur cet arrière-fond qu'elle forme des dichotomies conceptuelles entre public et privé, Etat et économie, liberté et prospérité, activité politique pratique et production, dichotomies rigides auxquelles échappe la société bourgeoise moderne et l'Etat moderne (...) . Elle est alors victime d'un concept du politique qui est inapplicable aux conditions modernes"(99).

Par une conception épurée du politique dans lequel elle a concentré l'unique action dialogique et consensuelle, H. Arendt en a donc exclu les éléments stratégiques : en distinguant radicalement le pouvoir de la violence, elle établissait certes des idéaux-types ; mais en limitant la force du politique au seul pouvoir elle fait s'écrouler tout le potentiel descriptif de sa conceptualisation. Elle se trouve ainsi aux yeux de Habermas dans l'incapacité de saisir adéquatement les phénomènes politiques de nos sociétés modernes (même s'il lui reconnaît une indéniable acuité face à l'expérience-limite que fut le totalitarisme). Pourtant, il faut noter ici que la dichotomie arendtienne violence-pouvoir ne semble pas totalement étrangère à la dichotomie travail-interaction que Habermas avait lui-même mis en action en particulier lors de sa critique de Marx(100). La critique de Habermas doit donc être plus fondamentale ou au moins plus complexe que ce reproche qui consisterait à refuser arbitrairement à H. Arendt le droit de nommer "politique" ce qui relève de son pouvoir.

En effet, la véritable critique de Habermas est plus profonde : en autonomisant rigoureusement une essence du politique fondée sur le pouvoir et l'action, Hannah Arendt ne peut plus penser le fait politique de la modernité : la domination. Non que Habermas lui reproche de ne pas lui accorder la simple qualification de politique, mais celui-ci souligne en fait son incapacité à la penser conjointement aux enjeux "politiques" qu'elle a isolés.

Hannah Arendt ne rend donc pas compte de la dimension nécessairement politique d'éléments qui relèvent de la violence. Plus que son manque d'efficacité descriptive, c'est en fait le point de vue normatif de la théorie arendtienne qui est visé ici : en se référant à un modèle nostalgique (la polis grecque) par lequel elle s'est coupée de toute référence aux faits, H. Arendt se borne à considérer comme "souhaitable" tout épanouissement du pouvoir ; elle met ainsi en avant une perspective "curieuse" :

"Un Etat qui est délivré de la gestion administrative des problèmes sociaux ; une vision du politique qui est purifiée des enjeux socio-économiques ; un processus de institutionnalisation de la liberté publique qui est indépendante de l'organisation de la richesse publique, une formation de la volonté [Willensbildung] radicale et démocratique qui se tient en deçà de la répression sociale"(101).

Ainsi ce sur quoi insiste Habermas s'éclaire peu à peu : en n'envisageant que deux modèles extrêmes - celui où le pouvoir communicationnel règne exclusivement et celui où la violence et la domination illégitime ont chassé le politique de la cité -, H. Arendt s'empêche de penser les phénomènes nouveaux que la coexistence de ces deux réalités fait surgir : le pouvoir se transforme au contact de la violence.

Mieux : l'exercice du pouvoir génère des phénomènes qui relèvent de la violence ou au moins de la domination, et ici Habermas s'appuie sur la force de son point de vue critique - c'est-à-dire sur cette confrontation incessante à la réalité politique et à l'histoire que lui-même s'impose - :

"Comprenons la violence [Gewalt] comme la capacité à empêcher d'autres individus ou groupes de réaliser leurs intérêts. Dans ce sens la violence a toujours fait partie des moyens pour acquérir et conserver des positions de pouvoir légitime. Dans l'Etat moderne cette lutte pour le pouvoir politique a même été institutionnalisée ; elle devient par là une composante normale du système politique"(102).

Ainsi la position que Habermas entend tenir contre H. Arendt ressemble-t-elle fort à un entre-deux. D'une part il lui sait gré d'avoir rompu avec une tradition qui de Machiavel et Hobbes à Schumpeter et Weber avait identifié le pouvoir à une "potentialité en vue du succès d'une action stratégique" ; avec elle il affirme que les luttes stratégiques pour le pouvoir politique ne produisent ni ne maintiennent les institutions dans lesquelles s'ancre le pouvoir : "les institutions politiques ne vivent pas de la violence mais de la reconnaissance"(103). Mais il refuse d'autre part d'exclure pour autant la part d'action stratégique du concept de politique ; contre elle, il affirme la nécessité de penser le politique aussi par ses relations avec "l'environnement social et économique dans lequel il est plongé via le système administratif"(104). Cependant, Habermas n'en reste pas à cette position du juste milieu ; au travers du concept de pouvoir, c'est l'ensemble de la politique que sa critique l'amène à repenser.

"Le concept de pouvoir généré dans la communication que développe H. Arendt ne peut devenir un instrument précieux que si nous le détachons de la théorie de l'action d'inspiration aristotélicienne à laquelle il se cramponne. En séparant la praxis des activités non-politiques que sont la production et le travail d'une part et la pensée d'autre part, H. Arendt fait remonter l'origine du pouvoir politique à la seule praxis, à la discussion et à l'action collective des individus"(105).

Habermas prend donc définitivement ses distances avec la conception arendtienne. Pourtant, comme à son habitude, il en retraduit certains éléments pour les refonder au sein de son propre discours. Son intention est alors clairement affirmée ; il s'agit de reconstruire une "variante" de ce concept de pouvoir : "le concept de pouvoir doit être étendu à la compétition stratégique pour le pouvoir politique et à l'utilisation du pouvoir au sein du système politique"(106). Habermas fait ainsi implicitement référence à la richesse de sa propre formalisation ; en opposant le travail à l'interaction - plutôt que la violence au pouvoir -, Habermas rassemble en un seul terme l'ensemble des phénomènes où interviennent une pluralité de sujets. Appliquée au vocable de pouvoir cette unité lui permet d'en rendre compte dans toute la diversité qu'il présente :

L'acquisition et la conservation du pouvoir politique doivent être distinguées d'une part de l'exercice du pouvoir politique - c'est-à-dire de la domination - et d'autre part de la formation du pouvoir politique. Dans le dernier cas et dans le dernier cas seulement, le concept de praxis est utile"(107).
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Cependant, il ne faut pas ici se méprendre sur le sens de cette distinction entre "exercice" et "formation" du pouvoir. Il ne s'agit nullement d'une opposition entre une dimension descriptive et une dimension théorique du concept ; ce serait bien plutôt ce qu'il reproche à H. Arendt. En effet la typologie de Habermas consiste ici à ne pas disjoindre - et c'est là tout le sens de sa critique - le point de vue normatif (c'est-à-dire la dimension du "devoir être") et le point de vue descriptif ; ainsi dans le même temps l'analyse permet d'appréhender adéquatement la réalité politique (un vocabulaire hegelien dirait "l'effectivité") et d'orienter la pratique vers l'émancipation(108). Afin de mieux comprendre la portée de cette typologie, on peut alors la rapporter à celle - plus fondamentale - des trois sphères d'activité :

 * L'activité communicationnelle fonde, produit et sous-tend le pouvoir ; elle est la légitimité du pouvoir (nous allons y revenir) ; elle est ce qui en autorise l'exercice et ce qui en assure le maintien : "le pouvoir légitime ne surgit que parmi ceux qui forment des convictions communes dans une communication non contrainte"(109).

 * L'activité stratégique est à œuvre dans le cadre de la concurrence entre ceux qui sont susceptibles d'occuper une position d'autorité, d'exercer le pouvoir, ainsi que dans les décisions qu'ils sont amenés à prendre en vue de se maintenir dans cette position (en faisant ce que Habermas appelle des "compromis" à savoir un partage de la plus-value sociale inégal et pourtant légitime(110)).

 * L'activité instrumentale qui concerne exclusivement le rapport moyens-fins de l'action (c'est le modèle weberien) désigne l'activité gouvernementale dans sa dimension exécutive.

Dès lors, c'est le sens d'une véritable perspective d'émancipation qui s'éclaire ici ; on comprend enfin mieux ce qu'entendait Habermas lorsqu'il écrivait dans L'Espace public que l'émancipation et la démocratisation passaient par une "rationalisation de l'exercice du pouvoir politique et social"(111). Penser la politique, c'est rendre compte des voies laissées ouvertes pour la transformer ; et c'est précisément cela dont le discours théorique et statique de H. Arendt ne peut - ou ne veut - rendre compte : l'émancipation, qui demeure l'intérêt du discours critique, impose donc cette rationalisation de la domination c'est-à-dire une analyse permanente des dérives stratégiques et instrumentales qui retirent à l'exercice du pouvoir la force et le bien fondé que lui assurait sa légitimité initiale. C'est donc à partir de ces deux dimensions que doit se poursuivre la réflexion sur le pouvoir et avec elle la réflexion sur le politique.

III - C) 2°) Domination et légitimité.

H. Arendt ne considère en fait la domination que comme un dérèglement de l'exercice du pouvoir : elle désigne alors une dérive par laquelle certains individus ou un groupe (nous avions vu que la violence s'opposait au pouvoir par son caractère individuel ou au moins non collectif (112) ), soit abusent de leur position d'autorité en dépassant le strict cadre que leur imposait le pouvoir qui les a investi, soit usurpent par la force une position d'autorité indépendamment de toute légitimité véritable (c'est-à-dire émanant d'un consentement préalable des citoyens). A cette conception, Habermas oppose une catégorie de domination qui englobe la première en lui adjoignant une dimension économico-sociale ; "la catégorie de domination [Herrschaft] permet de ne pas séparer la violence politique du pouvoir social mais oblige au contraire à les montrer comme ce qu'elles sont toutes deux, comme répression"(113) . Contre Marx, H. Arendt entendait ainsi, par l'exploitation de sa typologie anthropologique travail-œuvre-action, distinguer la sphère économico-sociale et la sphère politique ; contre elle (sans toutefois donner entièrement raison à Marx), Habermas entend montrer qu'une conception qui maintient l'économie dans la sphère de l'oïkia ou dans le domaine privé se coupe des transformations majeures que la modernité a opéré dans l'ordre politique(114) . Il ne s'agit pourtant pas pour lui de considérer à son tour ces deux sphères dans une relation d'extériorité ; au contraire, avec la catégorie de domination il entend ramener le sens de l'émancipation à un unique paramètre : la politique est le milieu de l'hétérogénéité, mais la pratique émancipatrice, elle, demeure exclusivement tournée vers la communication, et donc vers les obstacles à la légitimité ; là encore son opposition à Arendt est tranchée :

"Pour sa thèse [celle de H. Arendt], intervient certes le fait que la domination politique ne peut durer qu'aussi longtemps qu'elle est légitime [legitim] ; contre sa thèse intervient le fait que les institutions et les structures de base, stabilisées par la domination politique, n'expriment que dans de rares cas une opinion sur laquelle beaucoup se sont publiquement accordés"(115).

De nouveau, Habermas avance en premier lieu l'argument du manque d'efficacité descriptive de la conception arendtienne ; mais il reprend aussitôt le véritable fil directeur de sa critique :

"Ces deux faits se laissent rapporter à un dénominateur commun, dès lors que l'on admet que la violence structurelle [strukturelle Gewalt] est établie au sein des institutions politiques (mais pas seulement celles-là). La violence structurelle ne se manifeste pas en tant que violence, bien plus, elle bloque imperceptiblement ces communications dans lesquelles les convictions effectivement légitimantes se forment et se transmettent"(116).

Par cette catégorie de violence structurelle, Habermas formalise, enfin, ce qui sépare sa conception de la domination de celle de Marx - ou plutôt devrait-on dire ce qui, à ses yeux, a historiquement transformé la domination telle que l'entendait Marx - : du fait de sa tendance nécessaire à se perpétuer, la domination ne peut plus (sous peine de risquer d'être renversée) se limiter à la "domination politique immédiate ou à la domination sociale médiatisée par l'économie"(117) ; le cœur de l'exercice de la domination n'est donc plus l'exploitation par le travail, mais sa recherche permanente de légitimité au moyen d'un contrôle de la communication. Habermas en vient ainsi à avancer une conception de la domination comme illusion où l'idéologie n'est plus une réalité dérivée, mais son principe moteur :

"Une telle hypothèse sur les blocages d'une communication, dont l'efficacité passe inaperçue, peut expliquer la formation d'idéologies [Ideologien] ; elle peut rendre plausible la façon dont se forment des convictions avec lesquelles les sujets s'illusionnent sur eux-mêmes et sur leur situation. (...) Dans des communications systématiquement restreintes, les participants forment des convictions qui sont subjectivement libres de contraintes, mais qui correspondent à des illusions ; ce faisant, ils produisent communicationnellement [kommunikativ] un pouvoir [Macht] qui, sitôt qu'il est institutionnalisé, peut aussi être retourné contre les participants eux-mêmes"(118).

La domination n'est donc plus le fait d'un partage inégal des ressources ou des capacités de décision, mais bien plutôt celui d'un partage inégal que le travail de légitimation doit plus ou moins masquer (ce qui a changé, ce n'est donc pas le conflit de classes lui-même mais plutôt son mode d'existence et de manifestation : "les antagonismes de classes sont devenus latents" (119)). Habermas retrouve ainsi une idée chère à Max Weber : toute domination est caractérisée par son mode de légitimation, par sa légitimité.

La question de la légitimité est centrale pour toute réflexion politique depuis les débuts de l'ère chrétienne (même s'il est possible d'en trouver des éléments dans Aristote(120) ) : distinguée de la légalité (qui est la conformité aux lois), la légitimité consiste à poser la question de la justesse des lois et de l'exercice du pouvoir politique ; elle suppose donc l'existence d'une autre instance que celle du pouvoir légal (qu'il soit législatif, exécutif ou judiciaire) qu'elle est censée juger. De façon évidente, cette autre instance (qui fut parfois incarnée par l'Eglise), si elle est institutionnalisée, devient pour le pouvoir politique une source de division et donc d'instabilité. Le seul recours possible est donc l'appel à la conscience et au jugement de chaque citoyen : c'est cela qui a amené M. Weber à affirmer que tout régime politique ne pouvait assurer sa stabilité qu'en "cherchant à éveiller et à entretenir la croyance en sa légitimité" (121).

Dans le droit fil de la tradition weberienne, Habermas désigne à son tour la légitimité comme la capacité d'un régime à assurer sa pérennité :

"La légitimité signifie qu'on peut défendre, à l'aide d'arguments fondés, l'exigence coextensive d'un ordre politique qui veut que ce dernier soit reconnu pour correct et juste ; un ordre légitime mérite cette reconnaissance. La légitimité, c'est la capacité d'un régime politique à être reconnu"(122) .

La critique de Habermas poursuit ainsi son long parcours de reconstruction par l'analyse des différentes formes de légitimité. On retrouve en effet ici le cœur de ce qui le séparait de H. Arendt : la légitimation constitue exactement la possibilité pour une institution ou un groupe de se maintenir au pouvoir tout en se coupant du véritable pouvoir communicationnel qui le fonde. En posant dans une vision normative (dont Habermas partage pourtant le bien-fondé) une identité immédiate entre pouvoir et légitimité (123), H. Arendt ne peut rendre compte de l'apparition de cette "violence structurelle" que génère nécessairement l'exercice de l'autorité : "le fait que la distribution asymétrique des chances légitimes de satisfaction des besoins est codifiée dans un système de normes qui est respecté" (124). L'exercice du pouvoir politique se comprend ainsi comme la manifestation d'un conflit d'intérêts(125)  : un intérêt technique - qui est incarné, d'une part, par la maîtrise scientifique et technique de la nature et, d'autre part, par l'administration des hommes auprès de qui elle légitime l'exercice du pouvoir - et un intérêt pratique - qui est manifesté par la discussion sans contrainte en vue de la recherche des meilleures fins. Comme milieu hétérogène, la politique ne peut donc pas prétendre résoudre ce qui relève en fait d'une antinomie de raison (126) ; on ne peut dès lors, comme le soutient H. Arendt, établir une sorte de hiérarchie arbitraire entre ces différents ordres de rationalité, fut-ce en référence à l'opposition aristotélicienne entre technè et praxis. Tout le problème vient de ce que, au regard de l'activité publique, deux logiques, et donc deux types de pouvoir, s'interpénètrent sans qu'il soit possible de les penser comme séparés :

"Nous pouvons distinguer entre le pouvoir engendré communicativement et le pouvoir appliqué administrativement. Au sein de l'espace public politique se rencontrent et se croisent ainsi deux processus contraires : la production communicative d'un pouvoir légitime, pour lequel Hannah Arendt a proposé un modèle normatif, et cette constitution de la légitimation par le système politique avec laquelle le pouvoir administratif devient réflexif"(127) .

La violence n'est donc jamais extérieure au politique : elle se déploie toujours en son cœur même, comme violence structurelle, c'est-à-dire comme manifestation de la nécessaire logique de l'illusion qui s'engendre dans la pratique.

On retrouve ainsi - certes dans une perspective différente - ce que Habermas avait déjà catégoriquement réfuté chez Marcuse (128) : on ne peut identifier technique et domination ou voir dans la raison technique un projet politique de manipulation.

Si penser la politique, c'est relever le défi pratique de l'émancipation, c'est autour du rapport entre domination et légitimité que doit se centrer la critique : reste alors à se doter de critères valides et fondés susceptibles de "juger la légitimité", "d'évaluer le système de justifications lui-même"(129) et de mener à son terme cette critique des idéologies à laquelle Habermas ne veut pas renoncer. Derrière la notion d'idéologie, comme derrière cette logique de l'illusion, c'est donc à quelque chose qui relève de ce qu'il faut bien appeler la vérité que va s'attaquer Habermas...
 

III - C) 3°) Vérité et politique.
 

Devant cette capacité qu'a l'institution de détourner le pouvoir engendré communicationnellement, Habermas découvre la possibilité d'une objection à la théorie arendtienne de la légitimité ; objection dont il doit également tenir compte dans son propre discours.

"Si nous voulions accepter cette objection, nous devrions à vrai dire poser une norme de la critique et pouvoir distinguer entre des convictions qui sont des illusions et celles qui n'en sont pas. Précisément Hannah Arendt rejette cette possibilité ; elle s'en tient à la distinction classique entre théorie et pratique - la pratique s'appuie sur des opinions qui ne sont pas au sens strict susceptibles de vérité"(130) .

La position de Habermas - et avec elle son opposition à H. Arendt - semble ici se radicaliser pour se tenir en un lieu très problématique : qui oserait se prévaloir de détenir la vérité contre l'opinion publique ? Au nom de quoi imposer ce qui est politiquement juste contre la force des convictions communes ? En un mot, qu'est-ce que cette vérité à laquelle en appelle Habermas contre le consensus institutionnalisé de H. Arendt ?

Il n'est pas inutile de rappeler ici la position arendtienne sur laquelle rebondit Habermas. Celle-ci pourrait se résumer à une phrase : "L'opinion et non la vérité est une des bases indispensables de tout pouvoir" (131). Cependant ce point de vue doit être ressitué dans le contexte dans lequel il fut prononcé : très marquée par le phénomène totalitaire, H. Arendt en avait justement isolé un des principes moteurs comme étant cette force d'imposition de la vérité au cœur du politique ; prétendre devant l'opinion publique que les convictions qui l'habitent sont faussées par l'illusion et l'idéologie et lui présenter une "vérité de raison" (132) qui serait objective ressemble fort à la plus terrible des violences politiques. Dès lors, la légitimité politique ne saurait se fonder ailleurs que dans ce que Habermas nomme chez elle "les structures de l'intersubjectivité intacte"(133) - c'est-à-dire cette capacité permanente de discussion qui caractérise une communauté d'individus recherchant un accord intersubjectif -. D'un point de vue pratique, on s'en doute, Habermas demeurerait ici en parfait accord avec H. Arendt ; mais c'est précisément ce point de vue qu'il critique : le philosophe n'a pas à tenir le discours du citoyen (le discours pratique) mais bien plutôt un discours sur ce discours, c'est-à-dire un discours critique mû par la nécessité de l'émancipation :

"Tandis que l'intérêt de connaissance technique et l'intérêt de connaissance pratique sont fondés dans des structures d'action et d'expériences profondes et sont reliés aux éléments constituants des systèmes sociaux, l'intérêt de connaissance émancipatoire possède un statut dérivé. Il assure le lien du savoir théorique avec une pratique vécue, c'est-à-dire avec un "domaine d'objet" qui naît seulement dans les conditions d'une communication systématiquement déformée et d'une répression en apparence légitimée"(134) .

Habermas précise ainsi on ne peut mieux le sens de son discours : celui-ci puise sa justification et son efficacité dans le "milieu de la domination"(135) car ce dernier est le lieu d'une "communication déformée". La critique exprime ainsi une médiation entre la théorie et la pratique ; comme telle, elle est donc une connaissance à part entière et ne peut donc se limiter à la critique des idéologies telle que la concevaient Horkheimer et Adorno (136)  : en prenant pour objet la déformation de la communication (qui est, on la vu, le sens que Habermas donne à la domination), elle doit bien supposer une "situation idéale de parole" qui comme point de référence de la critique devient une norme de vérité. En effet, ayant mis en évidence un nouveau fonctionnement des idéologies (en particulier celui qui consiste à "masquer les problèmes de la pratique" pour "réprimer les besoins d'émancipation" (137) ), il enrichit sa perspective critique de nouveaux critères d'analyse :

"La fonction spécifique de telles idéologies consiste à limiter systématiquement, mais de façon discrète, les communications. Une théorie de la société qui se présente comme une critique de l'idéologie ne peut donc identifier le pouvoir normatif inscrit dans le système institutionnel d'une société que si elle part du modèle de la répression des intérêts universalisables et compare les structures normatives existantes avec l'état hypothétique d'un système de normes formé de façon discursive"(138).

Ainsi se comprend donc ce critère de vérité que Habermas veut insérer dans le politique ; il s'agit clairement de s'autoriser à juger la justesse des normes. Pour autant, Habermas ne tombe pas sous le coup de l'accusation de terrorisme qu'était susceptible de lui lancer la conception arendtienne : la vérité à laquelle il se réfère n'est pas théorique ou transcendantale mais au contraire pratique et intersubjective. Mais tâchons de comprendre plus avant ce que recèlent ces formulations quelque peu énigmatiques.

L'analyse de Habermas se place avant tout dans un contexte particulier : celui des démocraties occidentales qui sont parvenues au stade du capitalisme avancé ; il y constate dans un premier temps que l'exercice du pouvoir y est subordonné à une contrainte de légitimité qui est la condition de sa pérennité ; puis il identifie le cœur des processus de légitimation dans l'effet d'imposition des normes et des valeurs que laissent refléter le système institutionnel et les lois fondamentales d'un ordre politique ; enfin, dans une perspective critique, il entreprend de fonder un modèle de constitution et d'établissement de ces normes susceptible de constituer un critère de vérité à l'aune duquel il pourrait évaluer les prétentions à la légitimité de nos sociétés politiques.

Habermas propose donc un modèle de "reconstruction contrefactuelle" (139) qui envisage à partir de l'analyse critique du réel ce que le système de normes aurait pu être s'il avait été établi idéalement. Il revendique ainsi la nécessité de rationaliser l'exercice de la démocratie : il s'agit de supposer de façon logique qu'il est possible de dégager, à partir de la discussion, des "intérêts universalisables" c'est-à-dire "des besoins qui sont partagés de façon communicationnelle" (140) et qui sont donc communs à tous. Habermas refuse ainsi de se "résigner" devant le pluralisme prétendument indépassable des valeurs ultimes ou des besoins subjectifs : la démocratie n'est pas le moins mauvais des systèmes (ou "le pire à l'exception de tous les autres" selon le célèbre mot de Churchill) mais bien le meilleur c'est-à-dire le seul qui se fonde sur un principe d'universalité. Ainsi la théorie critique de la société se construit-elle en permanence dans cet espace entre "l'être" et le "devoir-être" (141)  : elle intervient de façon dynamique d'une part pour stigmatiser et donc réduire l'exercice du pouvoir normatif qui réprime les intérêts universalisables, d'autre part pour établir de façon conséquente le modèle d'un consensus rationnel établi par une "formation discursive" de la volonté démocratique. Les questions pratiques peuvent donc elles aussi devenir objet de connaissance, une connaissance qui coïncide avec l'intérêt qui la meut : l'émancipation (142). C'est par ce lien entre connaissance et intérêt que Habermas entend affirmer sa référence à la vérité et c'est sur elle qu'il fait même reposer toute la cohérence de son projet :

"Si l'on pouvait nier avec des arguments décisifs que les questions pratiques fussent susceptibles de vérité, la position que je défends serait intenable"(143).

La vérité se comprend ainsi comme ce qu'une communauté politique projette spéculativement et hypothétiquement comme l'ensemble des intérêts particuliers et contradictoires qu'elle se doit (Habermas fait référence à l'impératif catégorique kantien qu'il a détaché de la philosophie transcendantale pour le transformer en "principe d'universalité"(144)) de transformer par la discussion et l'argumentation rationnelle en aspirations universalisables. Les normes entretiennent alors un rapport immanent à la vérité en ceci qu'au lieu de "régler" des intérêts divergents, elles expriment des aspirations communes ; la vérité est ainsi communicationnelle, intersubjective et donc bien politique.

"L'idée de vérité, qui s'est trouvée impliquée dès qu'a été formulé le premier jugement ne peut être constituée que d'après le modèle idéalisé de l'accord obtenu dans le cadre d'une communication exempte de domination. (...) La critique ne revendique pas plus que cette implication du langage de tous les jours, mais elle ne revendique pas moins non plus"(145).

Contre H. Arendt (et contre ce qu'on attribue à Habermas lui-même, hélas trop souvent), Habermas n'identifie donc pas consensus et légitimité ou consensus et vérité : le consensus qui se manifeste le plus souvent dans l'opinion publique est celui d'une conviction subjective qui ne résulte pas d'une discussion ; il est alors d'emblée investi d'un pouvoir qui en génère la légitimité et dont l'autorité est censée dépasser les prétentions à la vérité de la critique rationnelle. L'articulation que Habermas envisage entre consensus et vérité n'est donc jamais analytique, mais toujours spéculative : l'idée de vérité réside bien dans l'intersubjectivité communicationnelle mais, comme telle, elle est toujours en devenir ; elle est l'objet visé par le processus de connaissance qui habite le défi pratique de l'émancipation.

Habermas refuse ainsi de laisser béant l'abîme que Hannah Arendt voit entre connaissance et opinion ; s'ouvre alors une nouvelle critique du pouvoir qui illustre plus que toute autre ce nouveau rapport à la politique :

"Si la pensée "représentative" au sens où H. Arendt l'entend, qui éprouve la capacité d'universalisation des points de vue pratiques - et cela s'appelle la justesse des normes -, n'est pas séparée de l'argumentation par un abîme, alors la prétention d'un fondement cognitif peut aussi être invoquée pour le pouvoir [Macht] des convictions communes. Dans ce cas, le pouvoir est ancré dans la reconnaissance factuelle des prétentions à la validité qui sont discursivement résolubles et fondamentalement critiquables"(146).

Ainsi peut-on voir s'achever cette reconstruction du concept de pouvoir : le pouvoir est constitutif des rapports entre l'individu et la société ou plutôt des rapports entre une communauté politique et les sujets qui la composent ; c'est la nature de ces rapports et plus exactement leur proximité avec la vérité qui déterminent le sens de l'exercice du pouvoir politique, et la justesse de sa légitimité. La vérité n'est pas hors pouvoir ou sans pouvoir (et l'on retrouverait ici facilement des formulations qui n'auraient pas été incongrues sous la plume de Michel Foucault(147) ) ; on peut même dire qu'elle se joue toute entière dans le pouvoir : qu'il s'agisse du pouvoir-domination qui déforme la communication et coupe donc les citoyens de leur participation à la formation de la volonté, qu'il s'agisse du pouvoir normatif que le cadre institutionnel et ses valeurs exercent nécessairement sur les processus de socialisation ou encore qu'il s'agisse du pouvoir décisionnel lui-même, tous entretiennent un rapport singulier à cette vérité que constitue le consensus rationnel établi idéalement dans une communication sans contrainte. On retrouve ainsi cette intuition qui avait clos notre lecture de L'Espace public(148) : le pouvoir est l'enjeu de l'émancipation ; la critique en le pensant comme objet de connaissance, lui aussi susceptible de vérité, doit le transformer.

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Le terme de notre recherche sur le sens du concept de pouvoir dans la pensée de Habermas nous a donc mené à ce qui constitue sans doute le cœur de son projet (même si par bien des aspects que nous n'avons pas abordé, celui-ci semble s'être quelque peu détaché de cette sphère politique qui en fut le moteur (149)) : l'idée d'une théorie critique de la société qui se construit dans la perspective d'une émancipation.

Ainsi que nous l'avons en effet mentionné à plusieurs reprises, le sens de la critique a fait chez Habermas l'objet d'une réappropriation par laquelle il entendait, d'une part, poursuivre le projet de la première génération des théoriciens francfortois (au premier rang desquels Horkheimer et Adorno) et, d'autre part, dépasser ce même projet afin de ne pas sombrer dans les apories qu'il y a décelées.

L'enjeu est alors avant tout de se donner les moyens de retourner le soupçon de la critique déconstructive en étape d'un processus de connaissance s'inscrivant dans une perspective émancipatrice. Habermas conçoit donc sa réflexion au travers de cette tension entre une dimension descriptive et analytique et une dimension cognitive, spéculative et normative ; chaque étape du parcours où nous a mené cette étude de sa conception de pouvoir peut ainsi se comprendre comme une réaffirmation de cet impératif critique :

"Comment la connaissance des structures de la vie sociale en fonction de l'action politique est-elle possible ? Comment et dans quelle mesure peut-on établir clairement et de manière scientifique ce qui, dans une situation politique donnée, est à la fois nécessaire du point de vue pratique et objectivement possible ?"(150)

C'est donc dans l'union de ces deux points de vue pratique et théorique que réside pour Habermas le sens même de la politique : celle-ci y est pensée à la fois comme objet et comme moteur de la connaissance ; la critique se conçoit ainsi comme union nécessaire de la connaissance et de l'intérêt émancipatoire. C'est en menant à son terme l'hypothèse de la validité possible des pratiques sociales (dans le principe de la reconnaissance des prétentions à la validité) que la théorie critique de la société affirme son aptitude à penser le politique, et sa prétention à rationaliser le pouvoir et la domination.
 
 

CONCLUSION
 
 
L'entreprise philosophique de Jürgen Habermas peut apparaître à plus d'un titre comme très - voire trop - ambitieuse. Ce serait rien moins que répondre à l'injonction hegelienne qui assigne au philosophe la tâche de "penser l'effectivité" tout en assumant quelque chose d'un héritage marxiste qui imposerait, lui, la nécessité de relever le défi de l'émancipation pratique : relire l'histoire des sociétés modernes, repenser la critique de la modernité, établir une nouvelle théorie de la connaissance, fonder une nouvelle réflexion sur la légitimité et la démocratie, jeter les bases d'une éthique et d'une théorie de l'action et, en fin de compte, construire une théorie de la société au travers d'une nouvelle conception de la rationalité, tels seraient les différents aspects de ce projet tout aussi systématique qu'affolant!

Cependant, cette tournure systématique que le lecteur ou le commentateur peut constater après coup, ne rend pas vraiment compte de l'esprit qui a habité - et habite encore - les recherches de J. Habermas. La tournure qu'a pris notre exposé est là pour en témoigner. En effet, si l'objectif était de s'interroger sur la conception politique originale de notre auteur (au travers des notions fondamentales de domination et de pouvoir), nous avons, en quelque sorte, abouti à un constat d'échec. A vouloir chercher chez Habermas une appréciation claire et tranchée sur la nature de la domination ou le sens du pouvoir, nous n'avons en fait trouvé chez lui que des dénonciations - souvent virulentes - d'une telle prétention chez d'autres auteurs (Marx et Weber ou Horkheimer, Adorno et Marcuse ou encore Foucault). Le point de départ était pourtant simple et la question ne semblait pas pouvoir être évincée : la domination est une "caractéristique" (on ne pouvait dire plus sans tomber dans un certain parti pris ; peut-être même était-ce déjà trop) économico-politique des sociétés occidentales modernes, c'est-à-dire que ces dernières se sont historiquement organisées de telle manière que certains hommes ou certains groupes prenaient en main (sans rien sous-entendre ici quant à la validité ou à la légitimité de cette situation), pour une part au moins, la destinée de l'ensemble de la population de ces sociétés. La domination était donc posée comme un fait politique ou historique. La formulation est ici volontairement la plus neutre possible car la problématique et tout l'enjeu du débat qui suivait était justement de justifier selon certains critères cette situation.

La domination a donc été investie de plusieurs sens(1) : pensée corrélativement à l'exploitation par le travail, elle pouvait être identifiée à la forme politique prise historiquement par le mode de production capitaliste que la critique et la pratique révolutionnaire devait transformer (Marx) ; elle a pu aussi être interprétée comme le phénomène politique majeur du processus de rationalisation qu'a connu le monde occidental, comme ce qu'a révélé l'établissement d'un Etat moderne soucieux de stabilité et donc de légitimité (Weber). Or, de ces deux références initiales, dont il entend pourtant se démarquer, Habermas retient de la première l'exigence d'émancipation que doit assumer le travail critique et de la seconde la nécessité de penser la domination au sein d'une réflexion historique centrée sur la rationalité et grâce à une réflexion sociologique centrée sur l'action. Mais dans un cas comme dans l'autre, tout se passe comme si Habermas refusait de voir dans la domination autre chose qu'un fait historique. Cette réticence se confirme bien sûr dans la critique sévère qu'il mène contre ses anciens collègues francfortois, Horkheimer et Adorno. Là encore, Habermas se veut continuateur de leur projet tout en réfutant leur conception de la domination : il récuse l'assimilation de la domination-politique à la domination-maîtrise de la nature et donc, la portée d'une critique qui ne l'appréhenderait qu'au travers de la logique propre à la raison instrumentale.

Avec Marcuse le débat se précise enfin : dans une optique quelque peu décentrée (marquée notamment par la forte influence de la psychanalyse), ce dernier se présente en effet comme un autre héritier de la première Ecole de Francfort qui, à l'inverse de Habermas, reconduit après elle une dénonciation forte de cette domination générée par la raison instrumentale et toujours à œuvre dans les sociétés capitalistes avancées. Précis, le diagnostic marcusien établit ainsi que la domination échappe à toute détermination politique et trouve son fondement bien plutôt dans le processus de rationalisation (décrit par M. Weber) qui a institutionnalisé le progrès scientifique et technique : la rationalité technologique s'est convertie en instrumentalisation de l'homme ; technique et domination ne font qu'un. Devant une critique aussi radicale, Habermas ne peut plus éluder le débat... La domination est un fait politique et ne saurait être appréhendée exclusivement au travers d'une logique instrumentale ou téléologique. Elle relève d'une dimension pratique que l'on ne peut réduire à la rationalité technique : la logique du travail illustre la relation à la nature, la logique de l'interaction les relations des hommes entre eux. Or, pour Habermas, ce domaine pratique ne se limite pas au fait de la domination ; celui-ci est régi par la rationalité communicationnelle que révèle une pluralité d'individus agissant à l'horizon d'une compréhension en vue d'un accord. La domination n'est alors perçue, par rapport à cette activité primordiale, que comme une détérioration historiquement limitée de l'exercice du pouvoir politique. C'est donc - ultime paradoxe - par une catégorie qui est son envers que la domination doit être appréhendée.

C'est par une réflexion historique que se poursuit naturellement la réflexion. Cependant, le débat s'est cette fois étendu au pouvoir. Or, contrairement à la domination, celui-ci désigne (même dans son acception la plus restrictive) un aspect incontournable du politique : gestion, administration, direction ou gouvernement, il désigne la façon dont se règlent les affaires communes et, comme tel, demeure le cœur de toute réflexion sur le politique.

Or, ce qui apparaît historiquement déterminant aux yeux de Habermas, c'est l'apparition face à ce lieu ou à cette sphère du pouvoir d'une réalité tout aussi politique : "l'espace public" c'est-à-dire le lieu de l'expression d'une opinion publique, d'individus faisant usage de leur raison et entendant intervenir sur cet exercice du pouvoir. Habermas illustre ainsi son refus d'autonomiser la stricte sphère politique. Le débat avec M. Foucault radicalise ce refus tout en conservant la perspective historique : par une lecture parfois trop unilatérale des analyses foucaldiennes, Habermas entend montrer l'impossibilité de réduire la modernité et la politique (dont Foucault n'aurait dénoncer que certaines pathologies) à des phénomènes de pouvoir et donc la nécessité de les comprendre toutes deux comme habitées par une autre rationalité, celle de la communication, celle qu'avait mis en œuvre cet espace public.

Habermas opère ainsi un "changement de paradigme" grâce auquel il entend poser un regard nouveau sur le monde : il faut renoncer à penser à partir des catégories de sujet, de conscience ou de travail pour se tourner vers celles de communication, de compréhension et d'interaction. Ici s'éclaire cette prétention totalisante qu'avait pu percevoir le lecteur : il ne s'agit pas de "penser l'effectivité" au sens où l'entendait Hegel, mais sans doute bien plus de "penser la communication" dans chacune de ses dimensions. C'est pourquoi la plupart des œuvres postérieures à la Théorie de l'agir communicationnel portent la réflexion vers le domaine éthique ou vers la communication elle-même : Habermas s'efforce d'en clarifier la nature, le sens et la portée à partir d'une vaste réflexion sur le langage et sur la philosophie anglo-saxonne contemporaine. Néanmoins, au risque de lui paraître aujourd'hui infidèle (même si nous espérons avoir montré l'inverse...), nous continuons de faire l'hypothèse que ces écrits (moins directement politiques) sont à lire à partir de cet enjeu qui fut chez lui bel et bien premier et qui resurgit régulièrement. Enfin, c'est incontestablement dans ce domaine politique que la catégorie de communication apparaît la plus novatrice et la plus féconde.

En effet, ce changement de paradigme donne à la réflexion sur le pouvoir une impulsion nouvelle : conditionnée par cette articulation nécessaire à la communication, l'analyse se porte alors sur la légitimité, sur ce qui fonde ou doit fonder l'exercice du pouvoir. Quittant le terrain historique, la réflexion est donc devenue normative et retrouve ainsi l'intérêt pour l'émancipation : le pouvoir, pour être légitime, doit se fonder sur une communication non-contrainte, sur une discussion rationnelle en vue d'un accord de tous les membres du corps politique. Pour autant, contre H. Arendt, Habermas refuse d'identifier pouvoir légitime et consensus car une telle conception conduirait à couper le politique du fait de la domination qu'elle a pourtant induit. Penser le politique autour de la catégorie de la communication, ce pourrait donc être une réactivation de cette tension fondamentale entre légitimité et contrainte que nous avions posé (un peu arbitrairement) au départ(2) : une tension qui pourrait s'exprimer désormais entre une domination-illusion déformant la communication et un pouvoir-vérité engendré exclusivement par elle ; de l'une à l'autre se révèle tout le sens du défi de l'émancipation.

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 Mais c'est tout le sens de cette attitude critique apparue en filigrane tout au long de notre parcours qui resurgit ici. Celle-ci demeure en effet pour Habermas non seulement un point de référence obligé, mais surtout le cadre nécessaire dans lequel toute réflexion doit prendre place. Comme nous l'avons souvent remarqué, c'est en son nom que Habermas établit la plupart de ses réfutations et de ses réserves. Il s'agit, de façon tout à fait fondamentale, de s'imposer à la fois une pratique cognitive adéquate (qu'il veut même scientifique) du réel et une réflexion sur l'émancipation que celui-ci autorise : "établir ce qui est à la fois nécessaire du point de vue pratique et objectivement possible"(3). Penser le politique, c'est rendre compte des voies laissées ouvertes pour le transformer.

La pensée de J. Habermas se comprend ainsi en même temps comme pensée de son temps et comme pensée spéculative ; elle dégage "un horizon dans lequel pensée historique et pensée utopique s'amalgament"(4). Mais cette fusion, loin d'être arbitraire, relève d'une nécessité propre à l'activité philosophique :

"Une pensée politique qui, prise par l'actualité de l'esprit du temps, entend faire face à la pression des problèmes que lui pose le temps présent, se charge d'énergies utopiques"(5).

L'utopie de Habermas n'est donc pas hors-monde (contrairement à ce que suggère l'étymologie), elle ne se construit pas : elle est "contrefactuelle", c'est-à-dire qu'elle part des faits. On peut donc bien affirmer qu'une certaine forme d'utopie marxiste est morte (ou a perdu sa force de convictions), mais on ne fera là rien de plus que de constater la fin d'une société fondée exclusivement sur le travail. Comme son illustre antécédente, la théorie de l' agir communicationnel se sait donc déterminée et limitée par le temps qui l'a vu naître ; et c'est sans doute en ce sens que l'on doit continuer à lire Habermas comme l'héritier d'un certain projet marxiste :

"Une théorie de la modernisation capitaliste mise en œuvre grâce à une théorie de l'agir communicationnel s'aligne (...) sur le modèle marxien. Elle a une attitude critique aussi bien à l'égard des sciences sociales qu'envers la réalité sociale qu'elles sont censées ressaisir"(6).

C'est dans ce sens de médiation entre la théorie et la pratique que ce défi de l'agir communicationnel devient "pratiquement vrai"(7). Ce défi est celui de l'émancipation et il s'adresse à tous les citoyens. Habermas appelle en quelque sorte à ne pas se résigner, à ne pas s'abandonner à cette facilité qui consiste à ne voir dans le pouvoir qu'un appétit de puissance : le pouvoir peut et donc doit s'exercer en se fondant sur la volonté collective établie discursivement(8) ; il faut le concevoir comme un potentiel ouvert à l'interaction.

Le pouvoir en somme pourrait être à la politique ce que le don est à la sociologie, à la psychologie, ou à l'anthropologie : le temps du partage, de la communion, de la communication, de l'échange verbal ou non - un temps qui, ô suprême utopie, prétend encore supplanter celui du rapport de force et de la violence. S'émanciper de la domination serait donc presque en retourner le principe : pour être également traités par le pouvoir d'Etat, il faut que les individus-citoyens soient eux-mêmes le cœur du pouvoir, c'est-à-dire détenteurs de la souveraineté.

En définitive, Habermas prône donc une "pratique qui s'attache à une volonté rationnelle", c'est-à-dire à une volonté qui "n'esquive pas les exigences de fondation et de justification", mais qui exige au contraire, "d'avoir clairement conscience de ce que nous ne savons pas" : cette ignorance est celle qu'impose une critique résolument tournée vers l'avenir, qui ne s'autorise qu'à poser la nécessité du changement et à indiquer certaines voies possibles.

Selon le mot de Marx, le monde est donc encore à transformer... et il est toujours bon de se l'entendre rappeler.
 
 
 

BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE
 
Pour une bibliographie détaillée de et sur Habermas on pourra se reporter à :R. GORTZEN, Jürgen Habermas : eine Bibliographie 1952-1981, Francfort-sur-le-Main, 1982.
 

1) L 'Œuvre de Jürgen Habermas.

1.a.) Ouvrages de J. Habermas.

- L'Espace public, Paris, Payot, 1978 (réed. 1993) ; trad. par Marc B. de Launay (Strukturwandel der Ôffentlichkeit, Neuwied, 1962).

- La Technique et la Science comme "idéologie", Paris, Gallimard, 1973 (réed. 1990) ; trad. par Jean-René Ladmiral (Technik und Wissenschaft als Ideologie, Francfort-sur-le-Main, 1968).

- Connaissance et Intérêt, Paris, Gallimard, 1976 (réed. 1986); trad. par Gérard Clémençon et Jean-Marie Brohm (Erkenntnis und Interesse, Francfort-sur-le-Main 1968).

- Théorie et Pratique, I, II, Paris, Payot, 1975 ; trad. par Gérard Raulet (Theorie und praxis, Francfort-sur-le-Main, 1971).

- Profils philosophiques et politiques, Paris, Gallimard, 1974 (réed. 1987) ; trad. par Françoise Dastur, Jean-René Ladmiral et Marc B. de Launay (Philosophisch-politische Profile, Francfort-sur-le-Main , 1971).

- Raison et Légitimité, Paris, Payot, 1978 (réed. 1988) ; trad. par Jean Lacoste (Legitimationsprobleme im Spätkapitalismus ; Francfort-sur-le-Main, 1973).

- Après Marx, Paris, Fayard, 1985 ; trad. par Jean-René Ladmiral et Marc B. de Launay (Zur Rekonstruktion des historischen Materialismus, Francfort-sur-le-Main, 1976).

- Théorie de l'agir communicationnel, I, II, Paris, Fayard, 1987 ; trad. par Jean-Marc Ferry et Jean-Louis Schlegel (Theorie des kommunikativen Handelns, Francfort-sur-le-Main, 1983).

- Le Discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988 ; trad. par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz (Der philosophische Diskurs der Moderne, Francfort-sur-le-Main, 1985).

- Ecrits politiques, Paris, Cerf, 1990 ; trad. par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz (Kleine politische Schriften, V, VI, VII, Francfort-sur-le-Main, 1985, 1987 et 1990).

1.b) Articles de Habermas

(outre ceux déjà rassemblés dans ses ouvrages).

-"Die Geschichte von den zwei Revolutionen", in Merkur, 1966, n° 218, pp. 479-482 (inédit en français).

-"Hannah Arendts Begriff der Macht", in Merkur, oct. 1976, n° 341, pp. 946-960 (trad. anglaise par T. Mac Carthy : Hannah Arendt's communications concept of power in Social Research, printemps 1977, vol. 44, n° 1, pp. 2-24 ; inédit en français).

[Ces deux articles ont été rassemblés dans la seconde édition allemande des Philosophisch-politische Profile, Francfort-sur-le-Main, 1981 ; pp. 223-228 et pp. 228-248).]

-"Contre le rationalisme disséqué à la mode positiviste" in T.W. Adorno et K. Popper (dir.), De Vienne à Francfort, la querelle allemande des sciences sociales, Paris, Complexe, 1979, pp. 115-141.

-"La modernité : un projet inachevé", in Critique, n° 413, oct. 1981, pp. 950-967.

-"Une flèche dans le cœur du temps présent", in Critique, août- sept. 1986, n° 471-472, pp. 794-799.

-"La souveraineté populaire comme procédure", in Lignes, sept. 1989, n° 7, pp. 29-58.
 

2) Publications diverses sur Habermas ou autour de Habermas

2.a) Ouvrages

- Assoun P.L. , L'Ecole de Francfort, Paris, P.U.F., 1987.

- Assoun P.L. , Raulet G., Marxisme et théorie critique, Paris, Payot, 1978.

- Ferry J.M. , Habermas - L'Ethique de la communication, Paris, P.U.F., 1987.

[ce livre très riche et très précieux qui est en fait la publication d'une thèse de doctorat d'Etat, est le seul ouvrage en français entièrement consacré à J. Habermas].

- Meschonnic H. , Critique de la théorie critique, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 1985.

2.b) Articles

- Ferry J.M. ,

-"Habermas, critique de Hannah Arendt", in Esprit, n° 6, 1980, pp. 106-124.

-"Vérité humaine et liberté humaine chez Habermas", in Les Etudes philosophiques, n° 2, avril-juin 1981, pp. 217-228.

-"Administration rationnelle ou politique raisonnable ?", in Raison présente, n° 63, pp. 57-75.

- Grondin J. , "Rationalité et agir communicationnel chez Habermas" in Critique, n° 464-465, janv-fév. 1986, pp. 40-59.

- Hunyadi M. , "La souveraineté populaire comme procédure" in Lignes, sept. 1989, n° 7, pp. 11-27.

- Janicaud D. , "Rationalité, puissance et pouvoir : Foucault sous les critiques de Habermas," in Michel Foucault philosophe (rencontre internationale - 1988), Paris, Seuil, 1989, pp. 331-352.

- Ladmiral J.R. ,

- Préface à J. Habermas, La Technique et la Science comme "idéologie", Paris, Gallimard, 1973 (réed. 1990).

- Préface à J. Habermas, Profils philosophiques et politiques, Paris, Gallimard, 1974 (réed. 1987).

- Préface à J. Habermas, Connaissance et Intérêt, Paris, Gallimard, 1976 (réed. 1986).

- Michaud Y. , "Habermas ou la raison décidée", in Critique, n° 349-350, juin-juill. 1976, pp. 643-663.

- Rivelaygue J. , "Habermas et le maintien de la philosophie", in Archives de philosophie, t. 45, avril-juin 1982 (Repris in Leçons de métaphysique allemande, t. II, Paris, Grasset, 1992, pp. 437-497).

- Rochlitz R. , "Des philosophes allemands face à la pensée française", in Critique, n° 464-465, janv.-fév. 1986, pp. 6-38.

2.c) Revues

- Les Cahiers de philosophie : "Habermas, l'activité communicationnelle", n° 3, hiver 1986-1987.

- Réseaux : "Autour de Habermas", n° 34, mars 1989.
 

3) Ouvrages et publications des auteurs (ou autour d'eux) critiqués par Habermas.

3.a) K. Marx.

* - Engels F. , Anti-Dühring, Paris, Editions Sociales, 1971.

- Marx K. ,

- La Guerre civile en France, Paris, Ed. Sociales, 1968.

- Le 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte, Paris, Ed. Sociales, 1984.

- Le Capital, Paris, Ed. Sociales, 1983.

- Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), I-II, Paris, Ed. Sociales, 1980.

- Marx K. , Engels F.,

- L'Idéologie allemande, Paris, Ed. Sociales, 1976.

- Manifeste du Parti communiste, Paris, Ed. Sociales (Ed. bilingue), 1972.

* Sur Marx :

- Althusser L., Pour Marx, Maspero, 1965.

- Balibar E., Tosel A., Luporini C., Marx et sa critique de la politique, Paris, Maspéro, 1979.

- Balibar E., "L'idée d'une politique de classe chez Marx" in Les Temps modernes, n° 451, fev. 1984, pp. 1357-1406.

- Bensoussan G. et Labica G. (dir.),Dictionnaire critique du marxisme, Paris, P.U.F., 1982 (réed. 1985).

- Labica G., Karl Marx. Les "Thèses sur Feuerbach", Paris, P.U.F., 1987.
 

3.b) M. Weber.

* - Weber M. ,

- Economie et Société, Paris, Plon, 1971.

- Le Savant et le Politique, Paris, Plon, 1959.

- Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965.

- L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1985.
 

* Sur Weber :

-Aron R., "Max Weber" in Les Etapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967.

-Freud J., Sociologie de Max Weber, Paris, P.U.F., 1966.
 

3.c) T. W. Adorno et M. Horkheimer.

* - Adorno T.W. ,

- Minima Moralia (Francfort-sur-le-Main, 1951), Paris, Payot, 1980 (réed. 1991).

- Dialectique négative (Francfort-sur-le-Main, 1966), Paris, Payot, 1978.

- Adorno T.W. et Horkheimer M., La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974 (réed. 1989).

- Horkheimer M. ,

- Eclipse de la raison, Paris, Payot, 1974.

- Théorie traditionnelle et théorie critique, Paris, Gallimard, 1974.

- Théorie critique, Essais, Paris, Payot, 1978.

- Les Débuts de la philosophie bourgeoise de l'histoire, suivi de Hegel et le problème de la métaphysique, Paris, Payot, 1974.

* Sur Horkheimer et Adorno :

- M. Jay, L'Imagination dialectique, Paris, Payot, 1977.
 

3.d) H. Marcuse

- Marcuse H. ,

- Eros et Civilisation, Paris, Minuit, 1968.

- L'Homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1970.

- Culture et Société, Paris, Minuit, 1970.
 
 
 

3.e) M. Foucault.

* Œuvres :

- Foucault M. ,

- Folie et Déraison. Histoire de la folie à l'âge classique, Paris, Plon, 1961 (réed. Gallimard, 1972).

- Naissance de la clinique, Paris, P.U.F., 1963.

- Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966.

- L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.

- L'ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.

- Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975.

- La Volonté de savoir, Histoire de la sexualité, t. 1, Paris, Gallimard, 1976.

- L'usage des plaisirs, Histoire de la sexualité, t. 2, Paris, Gallimard, 1984.

- Le Souci de soi, Histoire de la sexualité, t. 3, Paris, Gallimard, 1984.

- Résumé des cours (1970-1982), Paris, Julliard, 1989.

* Articles :

- Foucault M. ,

-"Nietzsche, la généalogie, l'histoire", in Hommage à Jean Hippolyte, Paris, P.U.F., 1971.

-"Les intellectuels et le pouvoir" (entretien avec G. Deleuze) in L'Arc, n° 49, mars 1972, pp. 3-10.

-"Vérité et Pouvoir" (entretien avec A. Fontana) in L'Arc, n° 70, 1977, pp. 16-26.

-"Un cours inédit (1983)" in Magazine littéraire, n° 207, mai 1984, pp. 35-39.

-"Deux essais sur le sujet et le pouvoir", in H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault. Un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1984.

-"Omnes et singulatim : vers une critique de la raison politique", in Le Débat, n° 41, sept.-nov. 1986, pp. 5-35.

-"Qu'est-ce que les Lumières", in Magazine littéraire, n° 309, Avril 1993, pp. 63-73.
 

* Sur Foucault :

- Magazine littéraire, n° 207, mai 1984.

- Dreyfus H. et Rabinow P. , Michel Foucault. Un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1984.

- Critique n° 471-472, août-sept. 1986 ("Michel Foucault : du monde entier").

- Le Débat n° 41, sept.-nov. 1986 ("Michel Foucault").

- Michel Foucault philosophe (rencontre internationale - 1988), Paris, Seuil, 1989.

- Giard L. (dir.), Michel Foucault, lire l'œuvre, Paris, J. Millon, 1992.
 

3.f) H. Arendt.

* - Arendt H.,

- The Origins of Totalitarianism, New-York, Harcourt, 1951 (réédition augmentée 1958) ; traduction française :

- Sur l'antisémitisme, Paris, Calmann Lévy, 1973.

- L'Impérialisme, Paris, Fayard, 1981.

- Le Système totalitaire, Paris, Seuil, 1972.

- Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, (puis 1983).

- Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, 1967.

- La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972.

- Du mensonge à la violence, Paris, Calmann-Lévy, 1972.

- La Nature du totalitarisme, Paris, Payot, 1990.

* Sur Arendt :

- Aron R., "L'essence du totalitarisme", in Critique, n° 80, janv. 1984, pp. 51-70.

- Lefort C., Essais sur le politique, Paris, Seuil, 1986.

- Ricœur P.,

- Préface à Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983.

- "De la philosophie à la politique" in Les Cahiers de philosophie, n°4, Automne, 1987.

[Ces deux textes ont été repris dans Lectures 1, Paris, Seuil, 1991].

4.) Autres ouvrages cités ou consultés.

- Adorno T.W. , Popper K. (dir.), De Vienne à Francfort, La querelle allemande des sciences sociales, Paris, Complexe, 1979.

- Aristote,

- Les Politiques, Paris, Flammarion (GF), 1990.

- Ethique de Nicomaque, Paris, Flammarion (GF), 1965 (réed. 1989).

- Aron R. , "Macht, power, puissance. Prose démocratique ou poésie démoniaque ?" in Archives européennes de sociologie, 1964, V, 1 ; repris dans Etudes politiques, Paris, Gallimard, 1972, pp. 171-194.

- Austin J.L. , Quand dire c'est faire, Paris, Seuil, 1970.

- Balibar E. , "Citoyen sujet", in Cahiers Confrontation, n° 20, Hiver 1989, pp. 23-47.

- Hegel G.W.F. ,

- Ecrits politiques, Paris, Champ libre, 1977.

- Principes de la philosophie du droit, Paris, Vrin, 1975.

- Hobbes T. , Léviathan, Paris, Sirey, 1976.

- Kant E. ,

- Critique de la Raison pratique, Paris, P.U.F., 1965;

- Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1974.

-"Réponse à la question : qu'est-ce que les Lumières ?" in Œuvres philosophiques, II, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1985.

- Lefèbvre J-P. et Macherey P. , Hegel et la société, Paris, P.U.F., 1984.

- Machiavel N. , Le Prince, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1952;

- Ricœur P. , Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

- Rivelaygue J. , Leçons de métaphysique allemande, I et II, Paris, Grasset, 1992.

- Rousseau J-J. , Du contrat social, Paris, Aubier-Montaigne, 1943.

- Searle J.R. , Les Actes de langage, Paris, Hermann, 1972.

- Spinoza B. , Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1954.