Pour une critique de l'utilitarisme


Utilité et intérêt

Les théories utilitaristes dont Bentham, Mill et Sidgwick sont, traditionnellement et par méconnaissance philosophique, les représentants les plus connus ne doivent pas être confondues avec les théories de type hobbesien ou les théories du " rational choice ", bien qu’il y ait chez Hobbes une dimension utilitariste évidente – mais on pourrait aussi déceler cette dimension chez Spinoza et certaines formes d’utilitarisme ne sont pas complètement absentes de la pensée d’Aristote. peut-être même faut-il accepter cette remarque de J.S. Mill :

Tous les partisans de la morale a priori, pour peu qu’ils jugent nécessaire de présenter quelque argument, ne peuvent se dispenser d’avoir recours à des arguments utilitaristes.
D’emblée, chez Jeremy Bentham par exemple, l’utilitarisme prend un tour qui l’éloigne du calcul de l’intérêt hobbesien. Alors que chez Hobbes il s’agit de seulement de la survie – la première loi de nature est celle qui nous dicte de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour préserver notre propre vie – l’utilitarisme pose au premier plan la question du bonheur. Il s’agit, en effet, de construire une " arithmétique des plaisirs " qui permette d’accorder " le bonheur au plus grand nombre ". Est utile ce qui augmente le bonheur de la communauté, mais à condition de ne pas oublier que la communauté est un " corps fictif " et que le bonheur doit donc être compris comme celui des individus membres de la communauté. Au lieu d’opposer l’intérêt commun au plaisir individuel, Bentham affirme que l’intérêt commun n’est pas autre chose que l’intérêt des individus et l’intérêt des individus est la maximisation de la somme des plaisirs ou " ce qui revient au même ", la minimisation de la somme des peines. Une fois ce principe admis, nous disposons d’un critère permettant de reconnaître une action morale : est moral qui ce qui permet d’augmenter la somme globale de plaisirs disponibles pour une communauté donnée. Ce n’est donc plus l’intérêt égoïste qui commande, mais le bonheur du plus grand nombre, voire de tous – si possible. Alors qu’on pouvait se demander si la philosophie de Hobbes pouvait encore fonctionner comme morale, ici nous sommes bien dans une philosophie morale et même une éthique qui part de la définition de ce qu’est la vie bonne pour rapporter nos règles de vie et nos actions à cette définition.

Bonheur et plaisir

L’arithmétique des plaisirs de Bentham souffre de nombreuses lacunes sur le plan de la philosophie morale, quoique par sa simplification même elle puisse fournir une philosophie morale parfaitement adaptée à l’économie politique devenue science économique.

Tout d’abord la définition du bonheur comme plaisir est fort discutable sauf à donner au plaisir un sens si large qu’il recouvre entièrement la notion même de bonheur. Or ce n’est pas ce que fait Bentham. Pour lui parler de bonheur sans le lier immédiatement au plaisir, c’est tout simplement du bavardage métaphysique. Mais le plaisir lui-même doit être défini de manière suffisamment sage pour être compatible avec les bonnes mœurs. Bentham n’est pas un libertin français et encore moins le marquis de Sade ! Donc, le plaisir est transformé, conformément en cela avec les enseignements d’Épicure, en une simple absence de douleur – l’aponie épicurienne. Cette double réduction est malheureusement tellement contraire à nos intuitions courantes qu’on ne voit pas bien comment elle pourrait s’imposer d’elle-même. Parmi nos plaisirs les plus intenses, nombreux sont ceux qui demandent des efforts et même de la peine ou de la douleur. Épicure lui-même sait qu’il faut apprendre à supporter la douleur qui est souvent la condition même du plaisir. Et le Montaigne de l’essai " Sur quelques vers de Virgile " est bien plus convaincant que l’hédonisme simplificateur – pour ne pas dire simpliste – de Bentham.

Conscient de ces faiblesses, Mill critique Bentham en modifiant la définition du bonheur et du plaisir. À l’arithmétique, il cherche à substituer une définition qualitative des plaisirs. Le plaisir que l’homme doit rechercher est d’abord le plaisir moral lié à l’exercice de la pensée. Ainsi, J.S. Mill rappelle que le but de la philosophie morale est de trouver un " premier principe reconnu ", car l’absence d’un tel principe " a fait de la morale moins le guide que la consécration des opinions professées par les hommes. " Ce qui implique donc que les utilitaristes se proposent de réussir là où les autres spécialistes de morale ont échoué. Mais quel est donc ce " premier principe " ? Il s’agit tout simplement du " bonheur ", ce qui situe l’utilitarisme dans le champ bien connu de l’eudémonisme. Mais se situant apparemment dans la même tradition épicurienne que Bentham, Mill affirme

Par " bonheur " on entend le plaisir et l’absence de douleur ; par " malheur " la douleur et la privation de plaisir.
Mais immédiatement après, Mill s’empresse de se séparer de tous ceux qui pourraient lui rappeler que tout plaisir vient du ventre. Il faut incorporer à l’épicurisme originel des utilitaristes " beaucoup d’éléments chrétiens aussi bien que stoïciens. " Et donc les plaisirs auxquels il faut assigner la plus haute valeur ne sont pas ceux de la sensation mais ceux " que nous devons à l’intelligence, à la sensibilité, à l’imagination et aux sentiments moraux. " Il faut donc distinguer les plaisirs selon leur qualité :
Peu de créatures humaines accepteraient d’être changées en animaux inférieurs sur la promesse de la plus large ration de plaisirs de bêtes ; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun homme instruit à être un ignorant, aucun homme ayant du cœur et une conscience à être égoïste et vil, même s’ils avaient la conviction que l’imbécile, l’ignorant ou le gredin sont, avec leurs lots respectifs, plus complètement satisfaits qu’eux-mêmes avec le leur.
C’est pourquoi
Il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satisfait ; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait.
De ceci se conclut que " l’idéal utilitariste, c’est le bonheur général et non le bonheur personnel. " On voit par là que l’extension de la notion de plaisir et l’introduction de la différence qualitative entre les plaisirs rapproche considérablement Mill des éthiques eudémonistes traditionnelles, d’inspiration aristotélicienne ou chrétienne et si un certaine insatisfaction veut mieux qu’une satisfaction vile, on ne voit plus bien où se trouve le principe premier qui soit en même temps un critère empirique que nous promettaient les utilitaristes. La morale est ce qui conduit au bonheur ; or le bonheur réside dans le plaisir et le plaisir réside dans la vertu et alors le bonheur réside dans la vertu et par conséquent Mill n’est pas un utilitariste mais un stoïcien qui cherche à parler avec les mots d’une pensée anglaise dominée par l’empirisme et l’économie politique. Ou encore le plaisir réside dans la connaissance et la contemplation du vrai et alors le bonheur réside dans la theoria des Grecs et par conséquent Mill est un aristotélicien. Ou encore, comme le disait déjà Descartes qui voulait mettre d’accord stoïciens et épicuriens, le plus grand contentement de soi réside dans le bon usage du libre arbitre et alors Mill est d’accord avec la morale cartésienne. Bref, l’extension proposée par Mill transforme presque toutes les morales en morales utilitaristes.

Pour les utilitaristes, la version proposée par Mill présente encore un autre défaut. L’utilitarisme de Bentham a l’avantage d’être la philosophie morale adéquate à l’économie politique en voie de se transformer en pure et simple apologie du mode de production capitaliste. Il n’en va pas de même avec Mill puisque la préférence pour la vie vertueuse peut s’opposer à la recherche individuelle du maximum de biens matériels qui constitue le principe de base du capitalisme concurrentiel. On peut, en effet, prétendre que l’idéal de la science économique est celui du porc satisfait auquel Mill préfère l’homme insatisfait. Tant que l’économique se contente d’être le moyen au service de la vie, selon la conception traditionnelle qui remonte à Aristote, il n’y a aucun problème particulier. Avec la science économique moderne, il en va autrement puisqu’elle prétend fournir un modèle indépassable pour le droit, la politique et la morale. Les deux premiers aspects sont vus plus loin. Pour le troisième, si un homme respecte sa parole ou sa signature dans les contrats et si la propriété privée est protégée, il n’y a pas d’autre précepte moral à produire puisque chacun cherchant à maximiser ses avantages sur le plan économique concourra au bonheur de tous. Celui qui est obsédé par la volonté d’avoir toujours plus d’argent, quels que soient les moyens – légaux – employés, celui est véritablement l’être moral. Ambition dévorante, cupidité, égoïsme, absence de toute compassion à l’égard de la souffrance, ce ne sont plus des vices mais des à-côté éventuellement désagréables, et la compassion, la charité, le respect des autres, le courage et la mesure ne sont plus que des vertus annexes qui ne sont pas requises et peuvent même être dangereuses – les économistes classiques n’ont pas de mots assez durs pour fustiger ceux qui, par compassion, veulent aider les pauvres et œuvrent ainsi contre le progrès économique. Discours qui reste celui des grandes institutions économiques (OCDE, AMC, FMI, etc.) aujourd’hui plus que jamais. Un tel discours trouve dans l’utilitarisme de Bentham sont complément idéal. Mais l’utilitarisme de Mill ne peut remplir cette fonction, sauf au prix de contorsions et d’hypothèses supplémentaires. Si l’utilitarisme de Mill est la morale adéquate au libéralisme, ce serait seulement entendu dans le sens américain du terme – les " libéraux " sont, outre-Atlantique, plutôt classés à gauche et se donnent comme les porteurs du souci de justice sociale. Si la liberté individuelle est un bien intangible, il est nécessaire cependant de la rendre compatible avec le bonheur général qui constitue, pour Mill, le critère suprême de l’action morale. Ce qui explique tout à la fois le féminisme, la défense du droit au non conformisme et les tendances socialisantes qui caractérisent cette pensée.

Mill critique de Kant

Dans sa défense de l’utilitarisme, Mill affirme que même Kant, le plus souvent, détermine si une maxime peut valoir comme loi universelle en envisageant ses conséquences et donc en se plaçant d’une certaine manière sur le terrain même de l’utilitarisme. Mill a certainement raison pour quelques uns des exemples utilisés par Kant, mais il a tort de généraliser. Dans la réponse à Benjamin Constant, D’un prétendu droit de mentir par humanité, l’argumentation de Kant est en effet très utilitariste, en dépit du refus de tout critère conséquentialiste dans la doctrine kantienne. Pourquoi le droit de mentir doit-il être refusé même dans le cas où un mensonge permettrait de sauver une vie humaine ? Kant donne deux arguments :

  1. Tout mensonge, quelles qu’en soient les raisons, constitue une injustice envers l’humanité tout entière, car en s’autorisant à mentir, cette action a pour effet que des déclarations en général ne trouvent pas de créance, et que, par conséquent, tous les droits qui sont fondés sur des contrats tombent également.
  2. Le deuxième argument est plus singulier, puisqu’il consiste à mettre en garde ce qui serait tenté d’accepter le mensonge " bien intentionné " contre les conséquences fâcheuses qui pourraient en résulter :
Si tu as, par exemple, empêché d’agir par un mensonge quelqu’un qui se trouvait avoir des intentions meurtrières, tu es responsable d’un point de vue juridique de toutes les conséquences qui pourraient en résulter. Mais si tu t’en es tenu strictement à la vérité, la justice publique ne peut rien te faire quelles que soient les conséquences imprévues.
On est bien ici dans une argumentation de type utilitariste : il est bon pour l’humanité toute entière que le principe de la parole donnée puisse être tenu pour valide ; il est toujours préférable pour moi de ne pas mentir, c’est la stratégie qui m’épargnera les ennuis dans lesquels on tombe inévitablement dès qu’on se met à mentir. Du point de vue même qui est celui de Kant, tout ce texte est très problématique. Il démontre aussi que le principe d’universalisation qui est à la base de l’impératif kantien recèle de nombreuses difficultés : l’argument de Kant va tellement contre notre sens commun – je dois mentir aux assassins, contrairement à ce qu’affirme Kant – qu’il peut sembler ouvrir la voie à toutes les maximes morales les plus contradictoires entre elles. Mais je laisse de côté, pour l’instant les difficultés de la morale kantienne.

Mill semble donc fondé à écrire :

[Kant] reconnaît virtuellement que l’intérêt de l’humanité envisagée collectivement, ou tout au moins de l’humanité envisagée sans distinction de personnes, doit être présent à l’esprit de l’agent quand il juge en conscience de la moralité de l’acte.
On pourrait admettre, à la rigueur cette formulation, qui n’est pas très éloignée de cette autre formulation de l’impératif catégorique qui nous commande de considérer l’humanité comme une fin en soi. Cependant, cela ne fait pas de la morale kantienne une morale utilitariste. Mill propose d’interpréter ainsi le principe de Kant :
Nous devons diriger notre conduite d’après une règle que tous les êtres raisonnables puissent adopter avec avantage pour l’intérêt collectif.
Aussi proche de l’impératif catégorique que cette formulation puisse sembler, elle est cependant réductrice et conduit finalement à méconnaître ce qui constitue le nerf de la métaphysique des mœurs. L’intérêt collectif de l’humanité ne suffit pas à définir le devoir moral. Et Kant s’en explique clairement dans un des passages les plus remarquables de la 2ème section des Fondements de la métaphysique des mœurs :
Enfin un quatrième à qui tout sourit, voyant d’autres hommes (à qui il pourrait bien porter secours) aux prises avec de grandes difficultés, raisonne ainsi : Que m'importe ? Que chacun soit aussi heureux qu'il plaît au ciel ou que lui-même peut l'être de son fait, je ne lui déroberai pas la moindre part de ce qu’il a, je ne lui porterai pas même envie ; mais je ne me sens pas le goût de contribuer en quoi que ce soit à son bien-être et d’aller l’assister dans le besoin ! Or, si cette manière de voir devenait une loi universelle de la nature, l’espèce humaine pourrait fort bien subsister, et assurément dans de meilleurs conditions que lorsque chacun a sans cesse à la bouche les mots de sympathie et de bienveillance, et même met de l’empressement à pratiquer ces vertus à l'occasion, mais, en revanche, trompe dès qu’il le peut, trafique du droit des hommes ou y porte atteinte à d’autres égards. Mais, bien qu'il soit parfaitement possible qu’une loi universelle de la nature conforme à cette maxime subsiste, il est cependant impossible de vouloir qu'un tel principe vaille universellement comme loi de la nature. Car une volonté qui prendrait ce parti se contredirait elle-même ; il peut en effet survenir malgré tout bien des cas où cet homme ait besoin de la sympathie et de l'assistance des autres, et où il serait privé lui-même de tout espoir d'obtenir l’assistance qu’il désire par cette loi de la nature issue de sa volonté propre.
Ce quatrième à qui tout sourit, c’est " l’homme aux écus " de la première section du Capital de Marx. C’est le bourgeois égoïste qui propose que chacun poursuive c’est propres fins et que c’est ce qu’on peut faire de moins mal pour l’humanité tout entière. Sur le plan factuel, Kant admet les prémisses de ce raisonnement. L’égoïsme rationnel est sans doute un bon calcul et pourrait même être profitable à l’humanité. Mais nous ne pouvons pas le vouloir sans nous contredire nous-mêmes. Il ne suffit donc pas qu’un principe soit applicable et avantageux pour l’humanité dans son ensemble, il faut encore que je puisse le vouloir en tant que je suis un être rationnel-raisonnable. D’où la conclusion :
… à coup sûr l’humanité pourrait subsister, si personne ne contribuait en rien au bonheur d’autrui, tout en s’abstenant d’y porter atteinte de propos délibéré ; mais ce ne serait là cependant qu’un accord négatif, non positif avec l’humanité comme fin en soi, si chacun ne tâchait pas aussi de favoriser, autant qu’il est en lui, les fins des autres.
On reviendra sur la critique de cette " conception purement négative ", celle-là même qu’on trouvera dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 – la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. On se contentera pour l’instant de noter le plus important, ce qui sépare Kant des utilitaristes les plus préoccupés du respect de l’autre et du bonheur de l’humanité : les utilitaristes se placent sur le plan de nos tendances spontanées et de ce qui est faisable sans contradiction alors que Kant rompt radicalement avec cette conception en se plaçant du point de vue du vouloir humain. Je peux donc je veux, dit l’utilitariste. Je dois, donc je peux, répond Kant. Ainsi la critique que Mill adresse à Kant manque-t-elle son but. En même temps, tout cela démontre combien les utilitaristes sont loin d’avoir la profondeur et l’ampleur de vue qu’exige la philosophie morale.

Rawls critique de l’utilitarisme

John Rawls, depuis la publication de la Théorie de la justice, cherche à construire une théorie politique. pourtant cette théorie politique est appuyée sur une conception de la morale dont l’inspiration kantienne est explicite. La troisième partie de la Théorie de la justice est, d’ailleurs, consacrée aux fins et vise bien à réinsérer la théorie politique dans une philosophie morale.

Dans la mesure où il affirme la priorité du juste sur le bien, Rawls ne pouvait que s’opposer vigoureusement à l’utilitarisme classique, car pour ce dernier, la priorité est rigoureusement inverse. Montrant que les principes de justice conduisent souvent à des situations indécidables, Mill affirme ainsi que " c’est l’utilité sociale qui permet de décider entre l’un et l’autre ". La subordination de la justice ne pouvait pas être exprimée plus clairement. On retrouve la même idée formulée avec plus de précision un peu plus loin :

Tous les hommes étant également fondés à réclamer le bonheur sont également fondés par là même, et de l’avis du moraliste et du législateur, à réclamer tous les moyens de l’atteindre, mais seulement dans les limites qu’imposent à la maxime les exigences inévitables de la vie humaine et de l’intérêt général, dans lequel est compris celui de chaque individu ; ces limites doivent d’ailleurs être strictement tracées.
Ce qu’on peut encore résumer ainsi :
Toutes les personnes sont estimées avoir droit à l’égalité de traitement, à moins que quelque intérêt social reconnu n’exige le contraire.
La justice n’a sa place que pour autant qu’elle ne contredit pas la nécessaire recherche du bonheur maximum des individus. Cette subordination de la justice au bien – et même plus exactement au bonheur – trouve son expression concentrée dans la formulation qu’en donne Sidgwick et qui constitue le point de départ de la critique de Rawls : une société est bien ordonnée, et par là même juste, quand ses institutions majeures sont organisées de manière à réaliser la plus grande somme totale de satisfaction pour l’ensemble des individus qui en font partie.

Rawls fait d’abord remarquer que l’utilitarisme appliqué à la justice repose sur l’idée qu’il y a un passage naturel entre ce qui est bon pour l’individu à ce qui est bon pour le groupe, autrement dit " La justice sociale est l’application du principe de prudence rationnelle à une conception du bien-être du groupe considéré comme un agrégat. " Dans la conception utilitariste, le juste est conçu comme ce qui maximise le bien. Une fois les principes utilitaristes clairement identifiés, Rawls les remet en cause radicalement, car il s’oppose au principe d’égalité, sur lequel repose la théorie du contrat social :

Puisque chacun désire protéger ses intérêts, sa capacité à favoriser sa conception du bien, personne n’a de raison de consentir à une perte durable de satisfaction pour lui-même afin d’augmenter la somme totale. En l’absence d’instincts altruistes, solides et durables, un être rationnel ne saurait accepter une structure de base simplement parce qu’elle maximise la somme algébrique des avantages , sans tenir compte des effets permanents qu’elle peut avoir sur ses propres droits, ses propres intérêts de base. C’est pourquoi, semble-t-il, le principe d’utilité est incompatible avec une conception de la coopération sociale entre personnes égales en vue de leur avantage mutuel. Ce principe est en contradiction avec l’idée de réciprocité implicite dans le concept d’une société bien ordonnée.
L’utilitarisme n’est pas une théorie erronée du comportement humain. Rawls doute visiblement que les hommes soient une espèce dotée naturellement d’un altruisme solide et durable. Par conséquent, il est certainement raisonnable de considérer que les individus, en fait, calculent prudemment ce qui sera le plus favorable pour eux et pour leur propre conception du bien. Ce que conteste Rawls, ce n’est pas cela. C’est qu’on puisse étendre cette conception des comportements humains aux principes sur lesquels devrait être construite une société bien ordonnée. Le passage du bien individuel au bien collectif constitue la clé des conceptions morales des utilitaristes, car l’utilitarisme ne peut être une conception morale que si le bien individuel et le bien collectif peuvent être identifiés. Or, ce passage, affirme Rawls, est illégitime, non parce que les individus seraient différents de ceux que décrit l’utilitarisme, non parce que l’on devrait opposer à l’utilitarisme des morales moins profanes, fondées sur l’obéissance à la loi divine ou à la loi naturelle ou à tout ce que veut d’autre ; mais tout simplement parce que des individus " utilitaristes " placés dans les conditions initiales où l’on doit choisir les principes de base d’une société bien ordonnée ne choisiraient pas le principe d’utilité comme principe architectonique. L’argumentation de Rawls a suscité chez ses commentateurs et critiques un grande perplexité, en ce qu’on y voit se combiner des présuppositions utilitaristes et une référence appuyée aux morales déontologiques du type de celle de Kant. Cette combinaison semble fortement contradictoire et peut-être même explosive.

Le pari de Rawls est que cette combinaison paradoxale permet de construire une théorie robuste. La philosophie morale de Kant, dans sa forme originelle, pose des questions redoutables. En particulier, elle conduit à accepter un ensemble de postulats nécessaires pour la raison pratique, comme l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme et l’existence d’un souverain bien qui réconcilierait l’obéissance au devoir et la recherche du bonheur. Suivre la morale de Kant ne serait donc possible que si on est un bon protestant piétiste. Un athée reconnaîtrait les exigences morales issues de l’impératif catégorique – pour en arriver là il lui suffit simplement de suivre sa propre raison dans son usage pratique – mais Kant a l’air de croire que mettre en pratique ces exigences serait au dessus de ses forces, faute de ce réconfort moral que lui prodigue la foi – l’idée qu’en agissant bien je serai digne du bonheur … dans l’au-delà ! D’où les accusations si fréquentes qui font de la morale de Kant une " morale de curé ", accusations injustes si on veut bien admettre qu’en réalité la morale catholique issue en partie de l’aristotélisme revu par saint Thomas d’Aquin est, pour l’essentiel, une morale eudémoniste voire utilitariste et non une morale déontologique. La structure de la raison pratique kantienne, du reste, ne rend pas bien convaincant ce recours aux postulats. Il reste que Kant pose une question bien embarrassante : comment l’homme pourrait-il être conduit à admettre les lourds sacrifices qu’impose le respect de la loi morale s’il est privé de cette référence à une transcendance divine. Habermas laïcise définitivement le kantisme en montrant que le principe d’universalisation (principe " U ") découle des présuppositions pragmatiques de l’argumentation. Rawls prend une autre voie pour aboutir à ce résultat, celle de la procédure propre aux théoriciens du contrat social. Des individus placés dans des conditions initiales adéquates et ne raisonnant que d’un point de vue utilitariste adopteraient les principes de justice non utilitaristes. En tant qu’individu ayant besoin de la coopérer avec les autres individus tout en ayant des intérêts propres, éventuellement conflictuels avec ceux des autres individus, je souhaite raisonnablement que la société que je forme avec les autres soit un système coopération équitable.

Or le principe de maximisation du bien général peut entrer et entre nécessairement en conflit avec les principes d’une coopération équitable. En particulier, la maximisation du bien général peut fort bien conduire au sacrifice de la position que certains membres de la communauté. Les Grecs anciens ne concevaient pas que le bien le plus grand puisse être atteint sans l’institution de l’esclavage ; c’est même un des arguments fondamentaux d’Aristote en faveur de l’esclavage : s’il n’y a plus d’esclaves, tous devront travailler, se préoccuper de la reproduction des conditions de la vie et il n’y aura plus d’hommes libres, c'est-à-dire d’hommes qui puissent se livrer aux activités les élevées et les plus dignes de l’essence humaine. Mais personne ne pourrait choisir une situation où il risque d’être esclave – à moins d’être fou, disait déjà Rousseau – et, par conséquent, une société fondée sur l’esclavage, même si elle maximise le bien général ne serait pas une société bien ordonnée.

On peut certes imaginer qu’il y a des frontières déterminées au delà desquelles le principe d’utilité doit céder le pas aux droits naturels de la personne – qui interdirait par exemple l’esclavagisme – mais en ce cas l’utilitarisme ne peut plus prétendre fournir le critère permettant de définir les comportements humains auxquels doit s’attacher la qualification de " bon " : un comportement est bon non pas s’il est utile, mais s’il respecte la personne. Et on retombe alors dans une morale déontologique de type kantien, ce à quoi pourtant l’utilitarisme nous promettait d’échapper. Si on essaie de justifier le respect de la personne d’un point de vue utilitariste, les choses sont encore plus compliquées. C’est pourquoi traditionnellement les utilitaristes reprennent toujours plus ou moins des doctrines du bonheur collectif comme justification ultime. À la doctrine utilitariste qui suppose la détermination des comportements individuels par ce qu’on croit être le bien commun, Rawls oppose le principe de respect, le caractère inviolable des droits de la personne et le principe d’égale liberté.

Revue des critiques de l’utilitarisme

L’utilitarisme est face à un dilemme redoutable. Soit il s’en tient à sa version " matérialiste " primitive, type Bentham et alors il tombe dans les difficultés les plus sérieuses – il est une doctrine à peu près inconsistante sur le plan logique. Soit, au contraire, il cherche à échapper à ces difficultés, dans sa version sophistiquée de type Mill – à l’utilitarisme pur et dur, Mill substitue en fait un théorie mixte – mais alors il se heurte à une double opposition :

  1. il est devenu incapable de remplir le programme qui est le sien, à savoir découvrir un principe premier qui puisse servir de critère de jugement moral sans recourir aux morales a priori ;
  2. il ne peut plus nous sortir des embarras dans lesquels la métaphysique nous avait laissé ; l’arithmétique des plaisirs promettait une procédure de calcul de la valeur morale d’un acte. L’introduction des plaisirs qualitatifs exclut cette procédure et rend parfaitement indéterminés les avantages supposés de telle ou telle action.
Les embarras de l’utilitarisme ont leurs racines dans des contradictions logiques dont on peut trouver l’analyse chez Moore. La première de ces confusions est celle qui découle du fait que l’utilitarisme est un hédonisme. Or, comme le montre Moore, " la conscience du plaisir n’est pas le bien unique, et de nombreuses situations dans lesquelles elle est incluse à titre de partie sont bien meilleures qu’elle. " La deuxième confusion résulte de l’idée que le bien propre et le plaisir personnel sont la même chose. Voici la conclusion de la réfutation qu’en donne Moore :
La seule raison que je puisse avoir de viser mon " bien propre ", c’est qu’il soit bon absolument que ce que j’appelle ainsi m’appartienne – bon absolument que j’aie quelque chose que d’autres ne peuvent avoir si, moi, je l’ai. Mais s’il est bon absolument que je l’aie, alors toute personne a autant de raison que j’ai moi-même de viser le fait le que je l’aie. Si, donc, il est vrai de l’intérêt ou du bonheur de tout homme pris isolément qu’il doive être sa seule fin ultime, cela ne peut vouloir dire qu’une chose : que l’intérêt ou le bonheur de cet homme est le bien unique, le bien universel et la seule chose que quiconque a le devoir de viser. Ce qu’affirme donc l’égoïsme, c’est que le bonheur de chaque homme est le bien unique – qu’un bon nombre de choses différentes sont chacune la seule bonne chose qui soit – ce qui est une contradiction absolue ! On ne pourrait rêver plus complète et plus totale réfutation d’une théorie.
De cela découle, pour Moore qu’il n’y aucun sens à parler d’un égoïsme rationnel et donc l’utilitarisme est une philosophie inconsistante logiquement.

L’échec de l’utilitarisme au regard des buts qu’il se propose lui-même n’est pas vraiment étonnant. L’utilitariste se propose de décrire les motivations psychologiques humaines et il découvre que les hommes cherchent leur utile propre, agissent en fonction de leurs intérêts et voudraient être heureux. Mais pour construire une morale, il ne suffit pas de décrire les mœurs humaines ; il faut être capable de dire ce que les hommes doivent faire. Or il n’y aucun sens à dire que les hommes doivent rechercher le bonheur ; cela n’aurait pas plus de sens que d’édicter des préceptes pour obliger les gens à respirer, à se nourrir ou à faire l’amour. De ce point de vue, il faut rendre grâce à Kant d’avoir démontrer que le bonheur ne pouvait jamais être un principe moral – non qu’il faille être malheureux pour être moral, mais parce que le bonheur et la morale appartiennent à deux ordres de l’existence humaine qui n’ont aucun rapport l’un avec l’autre, même sous la forme du sophisme subtil du " bonheur moral " dont Kant a montré les antinomies.

Enfin, l’expérience pratique démontre que l’utilitarisme ne nous permet absolument pas de départager les comportements humains qui peuvent être tenus pour vertueux de ceux qui peuvent être tenus pour vicieux. La multiplicité des conceptions du bien propre interdit qu’un tel critère puisse raisonnablement être tenu pour valable. Le fait pour les individus de pouvoir poursuivre librement la recherche de leur satisfaction égoïste individuelle peut être considéré comme moralement acceptable du point de vue utilitariste, puisque si on adopte les théories de l’économie politique classique, le " laissez faire " est ce qui permet d’augmenter au maximum la richesse globale de la société et ainsi, en vertu de cette forme particulière de la doctrine de l’harmonie préétablie qui a été popularisée par Adam Smith, l’égoïsme individuel le plus cruel se trouve être en même temps le comportement moral par excellence ! Mais en même temps, les philosophes utilitaristes démontrent tous que les comportements altruistes sont profitables à tous et donc profitables à l’individu qui les adopte. Par conséquent la même doctrine utilitariste vous recommandera de ne jamais pratiquer la charité qui encouragerait les pauvres dans leur paresse et de la pratiquer afin de renforcer la cohésion de la société humaine et de pouvoir bénéficier le cas échéant de la même aide que celle qu’on fournit à autrui quand on en a la possibilité (règle d’or). Théoriquement inconsistant, l’utilitarisme aboutit à des comportements contradictoires et peut servir de légitimation à tout et au contraire de tout.

ã Denis COLLIN