Souveraineté et démocratie.

La question de la souveraineté est devenue – ou redevenue – une question centrale de la vie politique, avec les nouveaux traités européens d’un côté, avec l’invocation de plus en plus fréquente du " droit d’ingérence " lors des derniers grands conflits sur l’arène internationale. Pour l’opinion médiatique dominante, accuser quelqu’un d’être souverainiste est sans doute une des caractérisations les plus péjoratives qu’on puisse trouver. Contre les " progrès de la conscience universelle ", les " souverainistes " seraient d’indécrottables pétainistes, voire des fascistes qui veulent défendre le droit pour les gouvernements dictatoriaux d’opprimer leurs propres peuples et ne croient, sur le plan de la politique mondiale, qu’à la guerre de chacun contre chacun. En France l’équation fonctionne ainsi depuis le traité de Maastricht : si vous êtes contre l’Europe libérale de Maastricht, c’est que vous êtes un nationaliste anti-européen. Or Pasqua est un tel nationaliste anti-européen, donc vous êtes un partisan de Pasqua. Or Pasqua et le Front National ont des valeurs communes ; donc vous êtes un émule de Le Pen et comme Le Pen est une sorte de nouvel Hitler, vous voilà derechef un nazi.

Si on essaie de sortir du déchaînement de la bêtise médiatique, il y a cependant un véritable débat qui porte sur deux questions : 1/ la démocratie est-elle pensable en dehors du concept de souveraineté ? 2/ La construction d’un ordre international pacifique, fondé sur le droit, suppose-t-elle la liquidation du concept de souveraineté ? En réponse à ces deux questions, je voudrais montrer 1/ que la démocratie ne peut se penser qu’à partir du concept de souveraineté ; que toutes les oligarchies ont cherché, depuis la révolution américaine, à limiter l’expression de la volonté du peuple, pour réduire la démocratie à la protection des droits du " bourgeois égoïste " ; 2/ que l’ordre international, loin de supposer la liquidation de la souveraineté, la présuppose, sauf à remplacer l’ordre juridique par l’ordre impérial ; 3/ que l’alternative à laquelle nous sommes confrontés n’est entre droit international et souveraineté mais entre souveraineté et dictature de l’oligarchie technocratique et financière.

Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation

… dit l’article III de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, qui ajoute : " Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. " Il est assez curieux d’observer que l’idéologie " droit-de-l’hommiste " qui a submergé l’essentiel du débat public impose la négation d’un des principes fondamentaux des droits de l’homme tels qu’ils ont été pensés il y a plus de deux siècles. Ce n’est du reste pas le seul : la théorie médiatico-politique des droits de l’homme est la mise en pièces du droit comme on le verra plus loin. Il y a ici, cependant, quelque chose d’important : les anti-souverainistes se réclament des institutions supranationales ou trans-nationales. Quelles sont celles de ces institutions qui émanent " expressément de la nation ". Si on pose cette question, la légitimité de nombre de ces institutions se révélera vite douteuse et c’est pourquoi on doit mettre de côté cet article III.

Mais que voulaient donc dire nos " pères fondateurs " en affirmant que " Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation " ? Quelque chose de très simple : la seule autorité légitime à laquelle nous devons obéissance, c’est nous-mêmes ! Le mot liberté ne peut pas avoir d’autre sens, quand on se place sur le terrain politique. Mais comme il faut vivre en société, pour bénéficier des avantages de l’union, nous ne pouvons pas nous contenter d’agir selon notre gré, suivant notre liberté naturelle. N’obéir qu’à soi-même prend donc un sens nouveau : il s’agit d’obéir à la volonté générale, à la condition que tous les participants à la formation de cette volonté générale soient sur un pied d’égalité leur permettant d’être à la fois gouvernants et gouvernés – gouvernants quand ils participent à la formation de la loi et gouvernés en tant qu’ils acceptent cette loi. Et c’est ainsi qu’en obéissant à tous, on n’obéit qu’à soi-même. La liberté civile suppose donc un peuple qui s’est fait peuple comme dirait Rousseau. La liberté des citoyens exige la souveraineté politique de la nation. On ne peut pas sortir de là, sauf à dire que cette liberté politique est potentiellement tyrannique et qu’il faut l’encadrer, la limiter, la mettre en liberté surveillée ou créer des systèmes qui la privent de toute efficacité. C’est la position qu’ont toujours défendue, contre la Révolution Française, les libéraux conservateurs, les partisans du suffrage censitaire, des monarchies constitutionnelles, de " l’État organique ", etc.

Si on renonce à la souveraineté, on renonce obligatoirement à l’idée de pouvoir du peuple, c'est-à-dire à la démocratie. Chez les anti-souverainistes d’aujourd’hui, c’est, la plupart du temps ce qui est en cause. Le pouvoir du peuple est dénoncé comme quelque chose de terrifiant et d’irrationnel qu’il faut juguler et soumettre aux directives raisonnables des institutions conçues par les techniciens du pouvoir. Les néolibéraux sont partisans de l’État de droit, mais, pour eux, l’État de droit n’inclut pas nécessairement la liberté politique pour tous. Ainsi chez Hayek et ses disciples, la seule véritable liberté est la liberté du commerce et la liberté que procure la propriété. Être libre ce n’est pas participer à la formation de la volonté générale, mais pouvoir choisir entre plusieurs marques de céréales pour son petit-déjeuner, ainsi que l’affirmait il y a quelques années un rédacteur du Financial Times.

Il y a effectivement des dangers dans l’idée de souveraineté, et l’on peut objecter, 1/ que la loi majoritaire conduise à l’oppression de la minorité ; 2/ que la souveraineté se transforme en nationalisme.

L’objection 1/ tombe vite. Si la souveraineté découle de la déclaration des Droits, elle suppose donc le respect des Droits, donc le respect des droits de tous. La loi majoritaire n’est légitime que lorsqu’elle se conforme au pacte fondamental qui donne sa valeur à la loi majoritaire elle-même. La démocratie, ce n’est jamais seulement le vote à la majorité – qui parfois peut même se transformer en une trahison sinistre de la démocratie ; la démocratie, c’est l’égalité des droits et " l’amour de la loi " comme aurait encore dit Rousseau, car ce sont l’égalité des droits pour tous et l’amour de la loi qui rendent possible le vote majoritaire.

En ce qui concerne l’objection 2/, il est vrai que toute organisation politique suppose une séparation initiale entre ceux qui en font partie et ceux qui n’en font pas partie, entre l’intérieur et l’extérieur et cette séparation, si les circonstances la radicalisent ou la pervertissent, peut engendre xénophobie, chauvinisme, racisme. Cependant, ces dangers ne sont pas inhérents à la conception souverainiste du politique, mais au politique lui-même. Le racisme a connu son paroxysme en Allemagne, pays qui n’a jamais été et ne s’est jamais conçu comme un État nation souverain. On peut même se demander si le " Blut und Boden " allemand n’est pas venu pour combler ce manque de nation souveraine qui est la marque de l’histoire allemande. Notons également que, bien qu’anti-souverainiste, la construction européenne a établi une claire séparation entre les Européens et les non-Européens qui sont traités selon des règles communes dans toute une série de domaines : le droit de vote aux élections locales est exigé pour tous les résidents européens, par pour les non-Européens.

Si on suit les analyses de Hannah Arendt (voir Les origines du totalitarisme, 1- L’impérialisme, Points-Seuil), ce n’est pas l’État-nation qui est à l’origine des guerres et des haines nationalistes du 19e et du 20e siècle mais la décomposition de l’État-nation et la subversion de l’espace public par les intérêts privés. À l’appui de cette thèse, on rappellera, d’abord, que ce débat se pose dès la révolution : les Girondins fédéralistes sont pour l’exportation de la révolution par la guerre, alors que les Robespierristes, centralistes et " souverainistes " sont pour la paix et veulent s’en tenir, vis-à-vis des puissances européennes réactionnaires, à une guerre défensive. Ensuite, toute l’expansion impérialiste au 19e siècle s’est faite au nom de la " civilisation européenne " ou " chrétienne " et en violation évidente du principe de la souveraineté nationale. Enfin si la souveraineté est, au mieux, une lubie réactionnaire, on se demande bien pourquoi les peuples colonisés depuis la fin de la seconde guerre mondiale ont lutté pour leur indépendance.

Ainsi le refus de la souveraineté comme principe politique met en cause la signification d’un des plus importants mouvements de la deuxième moitié du 20e siècle, le mouvement des peuples colonisés et ouvre la porte à un révisionnisme sournois.

La souveraineté n’est pas contraire au droit international.

Le principe de la souveraineté nationale est d’abord mis en cause au nom de la mondialisation des échanges ; mais comme cet argument est un peu court et paraît trop lié aux intérêts sordides, il lui faut un supplément d’âme qu’on va aller chercher chez Kant et son Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. Le progrès de la civilisation doit déboucher sur un ordre légal cosmopolitique, c'est-à-dire sur une sorte d’État de droit à l’échelle du monde entier. On va dès lors considérer que cet ordre ne peut se construire que sur le recul de la souveraineté nationale. Dans les progrès du soi-disant " droit d’ingérence ", on voit la manifestation de la montée de cette conscience cosmopolitique, qui ferait de nous des " citoyens du monde " et non plus des citoyens de nos petites nations étriquées.

N’entrons pas ici dans la discussion sur l’évolution de la pensée de Kant qui abandonne son idée d’un État universel au profit d’une " société des nations ". Remarquons d’abord que le fait, pour un État souverain de signer des traités internationaux – donc de se lier avec d’autres États par des contrats ayant valeur juridique – ne peut pas être assimilé à une renonciation à la souveraineté. C’est bien au contraire parce qu’il est souverain qu’un État peut s’engager par un traité. De même, en reconnaissant la Déclaration des Droits de l’Homme de l’ONU, un État donne à cette déclaration une valeur juridique sur son propre territoire, et fonde du même coup ses ressortissants à se rebeller contre les atteintes aux droits de l’homme qui pourraient y être constatées et c’est seulement par cet acte de souveraineté que s’étendent effectivement les droits. Que les États européens, enfin, se lient entre eux par une sorte de traité de paix perpétuelle, c’est la sagesse même.

Mais où les problèmes se posent, c’est quand cet ordre international, auquel la souveraineté devrait se plier, n’est plus juridiquement fondé, ou encore exige la fin de la souveraineté des peuples qui composent la communauté à laquelle s’appliquent ces traités.

Premier exemple, premier problème, celui du " droit d’ingérence ", invoqué en Somalie, pendant la guerre du Golfe, en ex-Yougoslavie … et curieusement oublié en Tchétchénie. S’il s’agit d’un droit, son exercice doit être strictement déterminé par des résolutions de l’ONU, des clauses de traités dans le cas de pactes d’assistance mutuelle, etc. Or, tous les exemples d’application du droit d’ingérence manquent à ces critères. Le conseil de sécurité de l’ONU ne représente pas la " communauté internationale " mais essentiellement les grandes puissances – un peu comme si le Parlement n’était composé que des chefs des grands trusts et de quelques généraux. Et quand l’ONU ne veut pas donner son aval aux prétentions de telle ou telle superpuissance, c’est une organisation armée quelconque qui agit de son propre chef au mépris du droit international et des accords passés, comme on l’a vu au Kosovo. En réalité ce " droit d’ingérence " n’existe pas ; il n’est que le droit que s’arrogent les plus forts de s’ingérer dans les affaires des moins puissants, quand cela les arrange.

Mais, pour brouiller les cartes, les droits-de-l’hommistes inventent un deuxième concept : celui de " devoir d’ingérence ". De deux choses l’une : soit le devoir d’ingérence n’est que la mise en œuvre du " droit d’ingérence " et nous sommes ramenés au cas précédent. Soit ce devoir d’ingérence est une exigence morale. Mais alors là il ne s’agit plus du tout de droit mais d’engagement individuel. Si j’estime qu’une cause est juste, je peux toujours lui porter aide, par tous les moyens légaux en ma disposition et, éventuellement, par des moyens illégaux. Ceux des Français qui ont soutenu l’indépendance algérienne faisaient leur devoir moral ; ceux qui luttaient contre les bombardements américains au Vietnam s’ingéraient dans les affaires américaines, mais refusaient le droit d’ingérence que les USA s’étaient accordé dans la péninsule indochinoise. Mais quoi qu’il en soit, nous ne sommes plus ici sur le terrain de l’ordre juridique mais sur celui de la lutte politique. La confusion du droit, de la morale et de la politique est le pire des confusions possibles. C’est elle qui légitime tous les fanatismes.

Ainsi, ce fameux " droit d’ingérence " apparaît comme un galimatias propre à servir de camouflage à toutes les formes les plus cyniques de " realpolitik ". S’il y a droit, il y a des accords précis qui s’appliquent et alors ce n’est pas une question d’ingérence. Dans les autres cas, il ne reste que la lutte politique et la force. Les belles âmes ont toujours de bons exemples. Si on avait eu le droit d’ingérence, on aurait pu bloquer la montée de Hitler et intervenir pour la défense des Juifs. C’est évidemment une plaisanterie sinistre. Si les puissances " démocratiques " n’ont rien fait face à Hitler et notamment face aux persécutions contre les Juifs, ce n’est pas faute de disposer d’outils juridiques internationaux suffisants. La remilitarisation de l’Allemagne et en particulier de la Rhénanie était contraire aux accords internationaux, mais les classes dirigeantes françaises et anglaises préféraient Hitler, homme d’ordre s’il en est à la menace communiste et se sont abstenues de protester. Quand un peu plus tard, Hitler invoquera son droit d’ingérence " humanitaire " pour " la protection " des Allemands des Sudètes, les mêmes classes dirigeantes s’empresseront de lui accorder leur bénédiction. Ce n’est pas avec le " droit d’ingérence " qu’on aurait pu bloquer Hitler, mais une politique sérieuse de lutte contre le fascisme qui était encouragé et financé par toutes les classes dirigeantes de tous les pays d’Europe.

Si le droit international ne peut s’opposer à la souveraineté au nom du " droit d’ingérence ", les communautés d’États qui se constituent soit sur une zone géographique (UE) soit pour définir l’organisation particulière d’un secteur de l’activité économique, culturelle ou militaire, ne peuvent pas non plus s’opposer à la souveraineté. Là encore, la logique suffit. Soit les entités supranationales de type UE se substituent aux États existants et alors elles deviennent elles-mêmes des États – au même titre que la Suisse ou les États-Unis sont des États nations souverains et on est ramené au problème de la souveraineté. Soit ces entités ne se substituent pas aux États nations qui les composent ; auquel cas, elles ne peuvent subsister que par l’accord souverain des États parties prenantes.

Un dernier point doit être souligné. Dans la Déclaration de 1789, l’article III qui définit le principe de toute souveraineté est précédé d’un article II qui définit en quoi consistent les droits : " Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression. " Le quatrième de ces droits est très curieux. Si l’État est fondé sur les principes de la Déclaration, il n’est pas oppressif et donc ce quatrième droit est sans effet. Si l’État est oppressif, il ne reconnaît pas la Déclaration des Droits et par conséquent le droit de " résistance à l’oppression " n’y est pas non plus un droit. Donc ce n’est pas un droit positif direct. Mais, si la résistance à l’oppression est légitime, la nation se doit de soutenir tous ceux qui, ailleurs, luttent pour la liberté et ce soutien n’est pas seulement politique, il implique un droit positif très important, le droit d’asile. On se contentera de remarquer que les accords de Schengen, limitation brutale de la souveraineté nationale, sont fondés, entre autres, sur une limitation drastique, décidée en commun, du droit d’asile. Les anti-souverainistes ont manqué une occasion de nous donner une leçon de droit international.

Pourquoi les faiseurs d’opinion ignorent la logique.

Il reste à comprendre pourquoi ceux qui nous gouvernent et ceux qui font l’opinion semblent méconnaître ces raisonnements logiques élémentaires et s’acharnent contre la souveraineté et les " souverainistes ". L’attaque contre la souveraineté est en réalité une attaque contre le politique en tant que tel. En effet, si le marché est le moyen le plus efficace pour réguler la vie sociale, l’idée de décider d’un commun accord de tous les citoyens, sous quelles lois nous voulons vivre devient absurde.

On a commencé par dire : ce n’est pas à l’État de produire des automobiles et des téléviseurs pour justifier les premières privatisations. Puis les banques et les assurances ont suivi. C’est aujourd’hui le tour des services publics qui sont privatisés au motif de l’efficacité. il n’y a aucune raison de s’arrêter là. On sait que l’essentiel de l’administration pénitentiaire peut être confiée à des sociétés privées, tout comme l’éducation et la santé – ces deux derniers points constituaient même la question clé des négociation avortées de Seattle. La sécurité elle-même peut être privatisée, tout comme la collecte des impôts – devenus, du reste, de moins en moins utiles.

Mais la privatisation ne passe uniquement par la vente de pans entiers de l’État à des firmes privées. Elle consiste aussi dans la substitution, dans l’État, des règles d’administration privée aux règles de gouvernement politique. L’introduction des techniques managériales à tous les niveaux de la fonction publique n’est évidemment pas seulement une question technique. C’est qu’en réalité les diverses entités politiques qui constituent l’État, assemblées représentatives, pouvoirs exécutifs, etc., sont conçues comme autant d’entreprises soumises au principe d’efficacité des entreprises – et non plus d’abord au principe de justice qui devrait définir un État démocratique. La réforme de l’État en France, entamée par les lois Deferre sur la décentralisation, poursuivie par les grands chantiers du gouvernement Rocard, vient de prendre un nouveau tournant avec la loi Voynet de mars 1999 et la loi Chevènement sur les communautés d’agglomération qui la complète. À la pyramide des assemblées élues au suffrage universel (commune, département, région, Parlement) vient se superposer pour la vider progressivement de toute sa substance, une nouvelle organisation : communautés de communes ou d’agglomérations, pays, etc. dans laquelle on ne rencontre plus que des élus d’élus et des représentants des " forces vives " ou des " acteurs ", c'est-à-dire des représentants des puissances économiques et de la soi-disant société civile. Face à cette nouvelle organisation, les élus du suffrage universel ne seront plus que des figurants chargés de temps en temps d’entériner des dossiers sur lesquels ils n’auront plus même les moyens de débattre sérieusement.

En réalité ce qui se met en place en France et que la confédération Force Ouvrière a qualifié de déconstruction de la République, n’est que l’application de directives européennes sur l’organisation territoriale. D’ailleurs les communes qui font preuve de bonne volonté dans la mise en œuvre de ces réformes sont récompensées assez grassement par l’octroi de fonds européens. C’est qu’en fait, le mode d’organisation politique qui prévaut au niveau de l’Union européenne – un cheval technocratique pour une alouette de suffrage universel, selon la recette éprouvée – doit se généraliser à toutes les nations composant l’UE. Les gouvernements se déchargent de toute responsabilité sur la commission qui élabore effectivement, en liaison avec les divers lobbies, la politique à mettre en œuvre au niveau européen et la fait avaliser par le conseil des ministres. Le contrôle du Parlement européen n’est là que pour amuser la galerie puisque ce Parlement nomade n’a de Parlement que le nom – et les indemnités et avantages annexes des parlementaires. Cette machinerie fait que la politique n’est plus conduite par aucune instance élue, ni par les nations, ni par les représentants des nations au niveau européen. Cet ingénieux dispositif détruit l’État politique national au profit de l’État purement technique. C’est pourquoi la souveraineté est un obstacle à lever de toute urgence. Dans les pays de loi, où la Constitution joue un grand rôle, il faut soumettre les Constitutions aux exigences de cette construction technocratique. Des parlementaires veules se réunissent, au coup de sifflet, à Versailles, pour modifier une Constitution qui, normalement, n’appartient qu’au peuple souverain, puisqu’elle est la loi fondamentale, le véritable " contrat social " qui fonde toutes les autres lois, et qu’on a admis qu’a moins pour ce pacte fondamental la volonté ne saurait être représentée.

Si le peuple n’est plus souverain, qui donc gouverne ? Puisque la politique se réduit à des dispositions techniques au service du fonctionnement et, éventuellement, de la régulation de l’économie de marché, il est clair que l’organisation technocratique de la politique n’a qu’un seul maître : le marché, pseudonyme qui cache, à peine, les maîtres de la finance internationale. Quand M. Bangemann, commissaire allemand chargé des télécommunications se fait embaucher par la principale compagnie de téléphone espagnole, on finit par trouver cela normal – M. Bangemann ne sera pas inquiété, semble-t-il, pour cet étrange " pantouflage ". La fusion des sommets de l’économie et des sommets de l’État au niveau européen produit d’ores et déjà ses effets. Alors que M. Lionel Jospin s’appuie sur une majorité qui a été élue sur la base d’une politique hostile aux privatisations des services publics – le refus de privatiser France-Télécom figurait explicitement dans le programme de 1997 – le gouvernement de la " gauche plurielle " privatise sans relâche pour se mettre en conformité avec les directives européennes. Autrement dit, les directives bruxelloises sont supérieures à la volonté du peuple, et pas seulement du peuple français, mais de tous les peuples européens.

Ainsi, la dénonciation du souverainisme s’inscrit-elle dans le processus qui parachève la transformation des imparfaites démocraties que nous connaissions en oligarchies, aux mains des financiers et des " techniciens de l’économie ". L’opposition, de prime abord absurde, entre droit international et souveraineté des nations prend ainsi sa signification. Il s’agit d’une opération idéologique visant à couvrir du manteau de Noé le dessaisissement du citoyen de ses droits politiques fondamentaux au profit de la " régulation économique ". Quand la droite " libérale " et la gauche " libérale " mettent leurs efforts en commun pour une si mauvaise entreprise, faut-il s’étonner que les vieux démons ressurgissent et que les nationalistes de la pire espèce trouvent un champ pour exploiter le ressentiment populaire contre cette nouvelle caste dirigeante qui se dit cosmopolitique alors qu’elle n’est que la représentante de la " jet society " huppée ?

Le 6 février 2000 - ã Denis Collin