Jacques Bouveresse s'interrogeant sur l'engouement suspect des intellectuels français pour Karl Popper écrivait ceci :
Si l'on se demande pourquoi Popper, après avoir été si longtemps et aussi systématiquement ignoré par la philosophie et l'épistémologie françaises contemporaines, bénéficie depuis quelques années d'un véritable succès de mode, il est à craindre que la réponse doive être cherchée non pas dans une conversion soudaine et inespérée à ce qu'il appelle le " réalisme critique ", mais plutôt par le fait que, après plusieurs décennies de dogmatisme philosophique et politique effréné, il donne aux milieux intellectuels français l'occasion de s'offrir à bon compte une cure de scepticisme indifférencié et radical, qui ne risque pas de mettre en danger les convictions foncièrement irrationalistes qui continuent à y régner.(1)
En peu de mots l'essentiel est dit. Ajoutons que des raisons proprement politiques, liées à la conjoncture, entraient et entrent toujours dans cette apologie du " populisme " que nous proposent quelques philosophes et autres " intellectuels " de haut vol qui ignore tout des questions fondamentales de l'épistémologie. La réfutation de la psychanalyse et du marxisme en tant que sciences (en raison de leur caractère infalsifiable) ainsi que la critique des ennemis de la " société ouverte " convenaient particulièrement bien aux staliniens et maoïstes repentis qui donnent le " la ". Mais ce n'était qu'un malentendu, un de ces quiproquos qui alimentent les polémiques journalistiques. La lecture de La connaissance objective(2) devrait permettre de dissiper ces malentendus. L'article de Lucio Colletti " Lenin e Popper " permettait déjà de voir clair, et de sortir des banalités convenues : en comparant les thèses défendues à Popper à celle du Lénine de Matérialisme et empiriocriticisme, Colletti ne se livre pas à une provocation gratuite. Il se place au cur des questions philosophiques soulevées par Popper.
L'induction et la connaissance conjecturale
C'est la critique de l'induction qui constitue le centre de l'épistémologie de Popper. C'est elle qui constitue d'ailleurs la justification centrale du fameux " test de Popper " permettant de délimiter les théories scientifiques et les conceptions métaphysiques. Ce problème de l'induction que Popper pense avoir résolu, c'est encore ce qu'il appelle le problème de Hume.
Ce problème est exposé complètement dans le Treatase of Human Nature (I, III, sect. VI). Le problème sur lequel butte Hume est le suivant : puisque nos idées de cause et d'effet dérivent de l'habitude que nous avons que tel type d'événement soit suivi de tel autre type d'événement et que, par ailleurs, nous n'avons aucune raison absolument convaincante de croire que le futur sera pour l'essentiel semblable au passé, comment la science est-elle possible ? Cette interrogation fut, on le sait, celle qui réveilla Kant de son " sommeil dogmatique ". Le " scepticisme " de Hume prend là son fondement. Popper donne une réponse claire et assez convaincante, encore qu'elle ne soit pas aussi originale que l'auteur semble le croire : on peut trouver quelque chose qui s'en rapproche chez Kant et l'épistémologie de Bachelard donne elle aussi une réponse à cette question par sa critique systématique de l'empirisme. La réponse de Popper tient en deux thèses que je vais reformuler :
1. On ne doit pas confondre le problème psychologique de l'induction et le problème logique.
2. Il n'y a pas d'induction, logiquement parlant, mais une méthode qu'on peut résumer par hypothèse - test - correction qui ne laisse " survivre " que les hypothèses qui passent avec succès les tests.
La thèse (2) fonde une épistémologie " évolutionniste " sur laquelle on revient plus loin.
La question de savoir comment l'homme acquiert l'idée de cause ou l'idée de loi est une question qui concerne la psychologie cognitive. Mais la solution à cette question - si d'aventure nous la trouvions - ne nous dit rien de la validité logique de l'induction. De la même manière que le fait que nous avons appris à compter avec des bûchettes (pour les plus vieux d'entre nous !) ne nous dit rien de la nature des nombres. Mais on doit tout de même remarquer que cette distinction entre le niveau logique et le niveau psychologique dont Popper fait le point central de sa solution au " problème de Hume " - c'est elle qu'on retrouve plus loin dans la théorie des trois mondes que Popper reprend à Frege - cette distinction donc est déjà chez Kant. Il suffit de lire la Critique de la raison pure ou les Prolégomènes pour le savoir. La question de l'origine de l'expérience relève, dit Kant, de la " psychologie empirique " (qui est une science de la nature) alors que la question du contenu relève de la philosophie transcendantale. De même, la distinction entre le sujet psychologique et le sujet transcendantal constitue la distinction centrale de toute la philosophie critique, hors de laquelle il est absolument impossible de comprendre le sens de la pensée de Kant. Popper reconnaît sa dette envers Kant :
Du point de vue du réalisme du sens commun, une bonne partie de l'idée kantienne mériterait d'être retenue. Les lois de la nature sont notre invention, elles sont des produits de l'activité animale et humaine ; elles sont a priori du point de vue génétique, bien qu'elles ne soient pas a priori valides. Nous essayons de les imposer à la nature. Le plus souvent nous échouons et nous périssons avec nos conjectures erronées. Mais parfois nous nous approchons suffisamment près de la vérité pour survivre avec nos conjectures. Et, au niveau humain, une fois que nous disposons du langage descriptif et argumentatif, nous sommes en mesure de critiquer nos conjectures de manière systématique. C'est la méthode scientifique.(3)
Cependant Popper va plus loin que Kant. L'antériorité logique des " jugements synthétiques a priori " ne conduit pas nécessairement à une théorie des idées innées (le kantisme n'est pas un innéisme !) Mais Popper, lui, franchit le pas allégrement. C'est le côté matérialiste de sa philosophie, même s'il est bien probable que Sir Karl n'aurait pas apprécié cette caractérisation de sa position. La connaissance scientifique émerge de l'ensemble du développement biologique de l'humanité et l'on peut appliquer le schéma darwinien de la sélection naturelle (la survie du plus apte) à l'histoire des théories scientifiques. Cet évolutionnisme épistémologique n'est pas sans poser de nombreuses questions, en particulier parce qu'il repose sur une interprétation biaisée de Darwin, l'interprétation de Spencer, mais on reviendra plus loin sur cette affaire.
Il reste que la thèse défendue par Popper est tout à fait raisonnable. La théorie classique de l'induction - j'aboutis à la généralité par l'accumulation de cas particuliers - est tout à fait inacceptable, y compris, d'ailleurs, sur le plan de la psychologie cognitive. La connaissance est d'abord action de l'esprit et on retiendra la pertinence de la critique popperienne de l'esprit-seau.(4)
Le problème du réalisme
Si la première question est une question de théorie de la connaissance ou d'épistémologie au sens propre, nous abordons maintenant un domaine qui est à la frontière entre l'épistémologie et la métaphysique. Avec constance, Popper défend une position réaliste stricte, c'est-à-dire une position qui affirme que notre connaissance vise l'existence d'une réalité extérieure à la conscience (ce qui ne veut pas dire que nous connaissions la chose en soi au sens kantien).
Cependant, il y a un problème sérieux : la Logique de la connaissance scientifique, le livre majeur de Popper n'accorde d'importance à une théorie que si celle-ci est " testable ", c'est-à-dire si de la théorie on peut construire une expérience qui permettrait le cas échéant d'invalider la théorie. Une théorie prémunie contre tout risque de " falsification " n'est pas une théorie scientifique. C'est avec cette conception que Popper refuse la caractérisation de théorie scientifique tant au marxisme qu'à la psychanalyse parce que ces deux théories sont prémunies contre tout test qui pourrait les invalider (la théorie de la résistance dans le cas de la psychanalyse, la théorie de l'idéologie dans le cas du marxisme). Dans La connaissance objective, Popper modifie son point de vue et cette modification est passée inaperçue des thuriféraires du popperisme ordinaire. En effet, soutenir la nécessité d'une position réaliste en philosophie, c'est soutenir une thèse métaphysique non testable, c'est-à-dire non réfutable. Mais Popper introduit une distinction utile : si les théories métaphysiques sont non testables, elles peuvent néanmoins être rationnellement discutables. Bien que non testable, donc, le réalisme présente de bonnes raisons, des " arguments de poids ", " bien que non concluantes " dit Popper, d'être retenu comme la seule hypothèse sensée et l'idéalisme doit être rejeté comme " absurde ". Je voudrais ici me contentant de citer l'un de ces arguments de poids en faveur du réalisme :
Si le réalisme - ou, plus exactement, quelque chose qui se rapproche du réalisme scientifique - est vrai, la raison pour laquelle il est impossible de le prouver est évidente. La raison, c'est que notre connaissance subjective, même notre connaissance perceptive, consiste en dispositions à agir ; et qu'elle constitue donc une sorte d'adaptation, à titre d'essai, à la réalité ; que nous sommes, au mieux, des chercheurs et, en tout cas, faillibles. Il n'existe aucune garantie contre l'erreur. Du même coup, toute la question de la vérité et de la fausseté de nos opinions et théories perd manifestement tout son sens, s'il n'y a aucune réalité, si tout n'est que songes ou illusions.(6)
On ne peut s'empêcher de rapprocher cet argument de la deuxième thèse sur Feuerbach de Marx qui dit : "La question de savoir s'il faut accorder à la pensée humaine une vérité objective n'est pas une question de théorie mais une question pratique. C'est dans la pratique que l'homme doit prouver la vérité, i.e. la réalité effective et la puissance, le caractère terrestre de sa pensée. La dispute concernant la réalité ou la non-réalité effective de la pensée - qui est isolée de la pratique - est une question purement scolastique."(7)
Ce n'est donc pas tout à fait un hasard si Popper considère que seuls quelques marxistes n'ont pas perdu le contact avec la réalité.
Popper dans sa réfutation de l'idéalisme n'est pas non plus très loin de Kant. Ainsi Kant écrit dans les Prolégomènes :
La vérité
La vigoureuse défense du réalisme n'oblige pourtant pas à revenir à une ontologie dépassée. Le réalisme ne nous dit pas que la science produit la vérité du monde en soi, mais il postule que la science peut progresser et que ce progrès va vers une connaissance plus vraie du monde. On voit que ce qui est en cause, c'est donc une certaine conception de la vérité. Popper refuse le relativisme et le pragmatiste. Il s'appuie sur Tarsky pour réhabiliter la conception classique de la vérité comme correspondance de la pensée et des faits. Pour qu'une théorie soit vraie, il faut qu'elle corresponde aux faits, mais comme toute théorie doit être falsifiable et sera un jour falsifiée, il n'y a pas de théorie vraie, puisqu'un jour ou l'autre on présentera de nouveaux faits expérimentaux qui contredisent la théorie. Ainsi la deuxième partie de l'affirmation semble-t-elle contredire la première partie ; tandis que le réalisme popperien s'oppose au scepticisme d'une certaine épistémologie (ou plutôt une anti-épistémologie) moderne, Popper semble alimenter le scepticisme. Popper va donc établir la différence fondamentale existant entre lui et Hume. Le scepticisme de Hume repose sur l'idée suivante : puisque (1) l'induction est non valide du point de vue rationnel et que (2) dans les faits nous fions pour nos actions (et donc pour nos croyances) à l'existence d'une certaine réalité qui n'est pas complètement chaotique, il en découle (3) que cette confiance est, eu égard à (1), totalement irrationnelle et que donc (4) la nature humaine est par essence irrationnelle(8)
Comme (2) ne repose pas sur (1) et comme le réalisme du sens commun le fait de nous fier à l'existence d'une certaine réalité qui n'est pas complètement chaotique reste indemne de toute critique, il en résulte qu'on n'est pas d'obligé d'accepter (3) et encore moins (4).
Si Popper est prêt à accepter une certaine forme de scepticisme, c'est dans le sens ancien du terme :
Puisque Popper réclame un examen critique vigoureux, le moment est venu d'y procéder à l'égard des thèses philosophiques défendues par Popper lui-même.
Je crois qu'on peut accepter en tout cas je suis prêt à le faire les trois orientations définies précédemment.
1. La critique de l'induction et la définition de la connaissance comme activité (contre l'esprit-seau) avec les corollaires concernant le principe de falsifiabilité des théories, tout cela s'inscrit dans une tradition rationaliste, qui, de Kant à Bachelard, c'est-à-dire dans toute sa diversité, reste vivante, en dépit du goût immodéré manifesté ici et là pour l'empirisme et le positivisme de la philosophie anglo-saxonne dominante. Et ce d'autant que, lorsque Popper admet que des théories non scientifiques (parce que non testables) peuvent néanmoins être discutables rationnellement et présenter un intérêt pour la raison, il refuse le scientisme qui visait à réduire la tâche de la philosophie à l'élucidation des propositions scientifiques.
2. Le réalisme de Popper est également un acquis solide, car il est une excellente base arrière pour lutter contre les diverses formes d'irrationalisme et d'obscurantisme qui se profilent derrière certaines interprétations des sciences. Je n'ai pas l'idée de même en doute l'existence de Berkeley en dehors de ma conscience, ni celle de Heisenberg en dehors de dispositifs expérimentaux.
3. la théorie de la vérité comme correspondance présente sans doute des difficultés bien connues, mais la version modeste qu'on propose Popper me semble difficile à éliminer.
Il reste que certains développements de Popper sont très discutables et mériteraient une discussion approfondie. Je me limiterais ici à trois questions : (1) la théorie des trois mondes ; (2) l'interprétation du darwinisme et son utilisation en épistémologie ; (3) la critique du déterminisme.
La théorie des trois mondes
La thèse du réalisme, d'une part, la critique de la confusion entre connaissance subjective et connaissance objective d'autre part, conduisent Popper à une philosophie ni moniste ni dualiste mais " tripliste " :
1. Le monde physique
2. Le monde de la subjectivité
3. Le monde des idées et de la culture humaine dans son ensemble.
Le monde I découle de la thèse réaliste et II et III de la critique de l'induction et de la distinction frégéenne entre le contenu objectif de la pensée et l'acte subjectif de penser.
Or, il me semble qu'on peut réfuter cette tripartition.
Une première critique porte sur les confusions que Popper introduit lui-même dans son propos. D'une part, il affirme que le monde II est une sorte de monde platonicien des idées, ou plus exactement néo-platonicien, c'est-à-dire quelque chose qui pourrait se rapprocher de la philosophie de Plotin. Mais, d'un autre côté, il affirme que le monde III est " un produit naturel de l'animal humain, comme la toile pour l'araignée. " Mais tous les produits naturels appartiennent au monde des choses naturelles, c'est-à-dire physiques. Donc le monde III est un produit naturel du monde I et donc il appartient nécessairement au monde I et par conséquent il n'y a pas de monde III. La volonté de Popper de rester sur le strict terrain de l'épistémologie naturalisation du monde III se heurte ainsi aux spéculations métaphysiques auxquelles il fait appel, en recourant du reste à des interprétations assez osées de Plotin.
La distinction entre les mondes II et III est en outre très précaire. Soit je considère le monde II du point de vue de ses manifestations phénoménales et alors en réalité je suis en train de considérer le monde I ; soit je le considère du point de vue du contenu de pensée et alors je suis dans le monde III. Le monde de la pensée subjective s'évanouit. Expliquons ce point plus en détail. J'éprouve, par exemple, un sentiment ou une sensation, il n'y a rien de plus subjectif. Je contemple le bleu pâle du ciel ; cet état se divise immédiatement en deux : d'une part l'ensemble des processus physiologiques (neuronaux particulièrement) qui déterminent mon état interne et d'autre part les idées qui viennent en arrière-plan puis en avant-plan de la conscience. Dès que je veux dire quelque chose de mes états internes, je suis obligé d'avoir recours à des énoncés qui, en tant que tels, appartiennent au monde III. Quand je dis ou je pense intérieurement " le ciel est bleu ", cet énoncé correspond à mon état interne ; qu'il soit vrai ou non, que rêve du bleu du ciel parce que l'été est pourri et qu'il pleut tous les jours, c'est autre affaire, mais qui n'a rien à voir avec la nature de " le ciel est bleu ", qui, comme on le sait, est une proposition vraie si et seulement le ciel est bleu.
Je suis plutôt d'accord avec Popper dans sa critique des philosophies de la croyance. Mais si on va jusqu'au bout de la critique, c'est l'existence autonome d'un monde de la pensée subjective qui est en cause. Évidemment, tout cela ne nous dit rien de ce phénomène particulier et si important qu'est la subjectivité, mais dès qu'elle devient un objet de pensée, elle appartient au monde des idées et de la connaissance objective. Autrement dit, je ne verrais aucun inconvénient à supprimer le monde II.
Restent en lice les mondes I et III, le monde physique et le monde des idées. Mais pourquoi parler de deux mondes différents ? Si les idées et les faits appartiennent à deux mondes différents, va immédiatement se poser le vieux problème de la communication des substances. Comment les idées peuvent-elles correspondre aux faits puisque par nature ce sont deux types de réalités différentes entre lesquelles il n'y a aucune mesure commune ? Maintenir deux mondes séparés, c'est tomber sous le coup des critiques de la théorie de la vérité comme correspondance. Si on veut garder la théorie de la vérité comme correspondance, ainsi que Popper le réclame avec raison selon moi il faut renoncer au dualisme. Renoncer au dualisme, ce n'est pas nécessairement tomber dans le physicalisme : pour le physicalisme, il n'y a que le monde I. Ce n'est pas non plus devenir un idéaliste pour lequel n'existe que le monde III, le monde I n'étant qu'une apparence, un non-être. La solution de type spinoziste est à la plus simple et évite les apories auxquelles conduit nécessairement la conception de Popper, sans pour autant tomber dans un monisme réducteur. Spinoza nous dit, en gros, que chaque chose on reste ici volontairement dans le vague peut être considérée en elle-même, dans sa réalité matérielle ou comme réalité mentale ; ce ne sont pas deux mondes différents, mais la même chose considérée sous deux attributs différents.
Je n'entre pas plus ici dans la théorie spinoziste de la réalité mentale et la théorie de la vérité qui en découle une théorie de la vérité qui fait la synthèse de la vérité comme correspondance et de la vérité comme cohérence. Il suffit de retenir que les trois mondes de Popper constituent une complication inutile qui affaiblit le sens de son propos le plus important du point de vue de la théorie de la connaissance et de la défense de la valeur de la science.
L'épistémologie darwinienne
La théorie générale de la connaissance de Popper est " darwinienne " en deux sens :
1. La connaissance scientifique émerge chez de l'ensemble du développement biologique. La connaissance scientifique (et plus générale la capacité qu'a l'homme de faire retour sur son expérience) est un " avantage adaptatif " propre à notre espèce.
2. Les théories scientifiques elles-mêmes évoluent suivant des principes analogues à ceux de la sélection naturelle.
Ce qu'on peut contester, c'est l'interprétation que Popper donne du darwinisme. Il en fait à la fois une tautologie Popper écrit même que " une bonne partie du darwinisme n'est pas de la nature d'une théorie empirique, mais plutôt d'un truisme logique " et une téléologie. Cette double transformation a la même racine : la lecture de Darwin à travers une grille héritée de Spencer.
Sur le premier point : affirmer que la théorie darwinienne est la théorie qui fait de la survie des plus aptes le moteur de l'évolution, c'est effectivement transformer le darwinisme en une pure et simple tautologie, puisque l'aptitude est définie par la capacité à survivre.
Sur le deuxième point : c'est la conséquence perverse de l'interprétation tautologique du darwinisme. La survie des plus aptes serait une expression vide si on la prenait au pied de la lettre. Mais elle porte un sens sous-entendu, une surcharge idéologique : les plus aptes sont les plus parfaits, les plus aptes à mériter de survivre. L'évolution est une évolution orientée qui va du plus simple au plus complexe, du moins achevé au plus achevé. Ce n'est pas ce que Darwin dit, car cela revient à imposer une hypothèse finaliste contradictoire avec le strict causalisme que Darwin défend avec constance. Mais c'est la manière dont Darwin a trop souvent été lu. Et cette interprétation finaliste est celle que porte l'image de l'arbre comme modèle de la théorie de l'évolution : on part d'un tronc unique pour aller vers des ramifications de plus en plus fines et selon un sens donné à l'avance : du bas vers le haut !
Je ne vais pas reprendre ici cette critique de la vulgate darwinienne qui hypostasie la " sélection naturelle " comme une puissance existant per se et qui réintroduit le finalisme dans une théorie qui, pourtant, était à l'origine dirigée contre toutes les formes de finalisme : car la véritable originalité de Darwin est là ; il n'a inventé ni l'évolution, ni l'adaptation au milieu et il partage avec Lamarck l'idée erronée selon laquelle c'est l'hérédité des caractères acquis qui rend possible l'évolution des espèces. Darwin se sépare radicalement de Lamarck précisément sur un seul point : le rejet du finalisme et l'adoption d'un causalisme strict. Or Popper s'inscrit explicitement dans cette interprétation finaliste de la vulgate darwinienne, cette interprétation finaliste qui, soit dit en passant, est à la racine de la sociobiologie. C'est ce qu'indique la métaphore de l'arbre de la connaissance que Popper met en parallèle avec l'arbre de l'évolution(9)
. C'est ce qu'indique encore l'insistance mise sur la possibilité d'introduire la téléologie dans l'explication scientifique et l'affirmation selon laquelle il faudrait pouvoir " accepter non seulement un lamarckisme simulé mais aussi un vitalisme et un animisme simulés ". Cette tentative de faire du finalisme une " première approximation " d'une théorie bien plus large conduit à des confusions redoutables dans le domaine de la théorie de l'évolution et ne nous sont pas d'une grande aide pour comprendre l'évolution des théories scientifiques une analogie n'est pas une explication.
La question du déterminisme
Le dernier point sur lequel il faudrait, me semble-t-il, engager le fer contre le Popper de La connaissance objective est le problème du déterminisme. La critique du déterminisme qui occupe principalement le chapitre VI, Des nuages et des horloges, est très faible et on a du mal à comprendre que Popper soit retombé dans le méli-mélo le " puzzle philosophique " selon Popper dont Kant nous avait (définitivement ?) tiré. Bien qu'il constate l'immense valeur heuristique du " principe de raison " sur lequel se fonde le déterminisme, Popper se demande comment concilier le déterminisme et l'affirmation de la liberté humaine. La question se pose simplement : si nous croyons que le déterminisme est vrai alors nous sommes des automates et si nous ne sommes pas des automates c'est-à-dire si nous accordons foi à l'expérience subjective de la liberté alors le déterminisme est faux. On a peine à croire que Popper ne sache pas que cette question est traitée dans la Critique de la raison pure et remise sur le tapis dans les deux autres critiques.
La question du déterminisme est, en soi, indécidable. Il est impossible logiquement affirmer le déterminisme physique comme principe absolu, pour une raison que Popper souligne à juste titre :
Faute de rester dans les limites des pouvoirs de la raison pure dans son usage théorique, Popper est conduit tout naturellement à formuler sa propre solution au problème du déterminisme, solution purement métaphysique, parce que non testable. Pour éviter le " cauchemar " que représente lui le déterminisme physique, il faut reprendre appui sur le dualisme de Descartes en lui donnant une nouvelle forme. La théorie de l'évolution est une nouvelle fois sollicitée pour expliquer l'émergence de l'esprit humain à un certain stade de l'évolution biologique. Une fois cette émergence de l'esprit acquise, Popper doit se lancer dans ces spéculations assez gratuites pour expliquer comment l'esprit peut agir sur le corps, c'est-à-dire comment les significations peuvent piloter les actions humaines. Cette solution au " problème de Descartes ", c'est-à-dire la vieille affaire de l'union de l'âme et du corps est très ingénieuse mais aussi peu convaincante que les précédentes. Ce dernier point n'est pas sans rapport avec la théorie des trois mondes dont j'ai parlé plus haut et j'y opposerai les mêmes objections.
Conclusion
Je n'ai donné ici que les grandes lignes d'une critique qui devrait être développée. Une critique pour et contre Popper. Pour Popper quand il défend le rationalisme et le " réalisme du sens commun " et contre Popper quand, à l'encontre de ses propres intentions, il nourrit les exploitations douteuses des théories scientifiques (le darwinisme) ou quand il se noie dans le " puzzle métaphysique " dont il voulait nous faire sortir.
2. Karl Popper: La connaissance objective, traduction intégrale et préface de Jean-Jacques Rosat, Flammarion, collection Champs, 1998 ; précédente édition : Aubier, 1991. Les trois premiers chapitres avaient été publiés sous le même titre aux éditions Complexe (1977).
3. La connaissance objective, (Chapitre II : Les deux visages du sens commun)
4. " Notre esprit est un seau ; à l'origine, il est vide ou à peu près ; et des matériaux entrent dans ce seau par l'intermédiaire de nos sens (ou éventuellement à travers un entonnoir pour le remplir par en haut) ; ils s'accumulent et son digérés. Dans le monde philosophique, cette théorie est mieux connue sous le nom plus digne de théorie de l'esprit comme tabula rasa. "
5. Il ajoute : " les marxistes n'ont fait qu'interpréter diversement le marxisme ; mais ce qui importe c'est de le transformer ". Cette variante parodique, due à Hochhuth, de la onzième thèse sur Feuerbach est, comme le dit Popper, " pleine d'à-propos ".
6. La connaissance objective, page 96
7. Les deux premières thèses doivent être citées ici en entier pour qu'on en comprenne complètement le sens. Je donne ici la thèse I (dans la traduction de George Labica). " I - Le défaut principal, jusqu'ici de tous les matérialismes (y compris celui de Feuerbach) est que l'objet, la réalité effective, la sensibilité, n'est saisi que sous la forme d'objet ou de l'intuition ; mais non pas comme activité sensiblement humaine, comme pratique, non pas de façon subjective. C'est pourquoi le côté actif fut développé de façon abstraite, en opposition au matérialisme, par l'idéalisme - qui naturellement ne connaît pas l'activité réelle, effective, sensible, comme telle. Feuerbach veut des objets sensibles - réellement distincts des objets pensés : mais il ne saisit pas l'activité humaine elle-même comme activité objective. C'est pourquoi il ne considère, dans L'essence du christianisme, que l'attitude théorique comme vraiment humain, tandis que la pratique n'est saisie et fixée que dans sa manifestation sordidement juive. C'est pourquoi il ne comprend pas la signification de l'activité " révolutionnaire ", de l'activité " pratique critique ". "
8. voir Les deux visages du sens commun, page 171
9. Voir chapitre VII, L'évolution et l'arbre de la connaissance.
10 On pourra sur cette question se reporter à l'ouvrage de Alexandre Kojève, L'idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne.