TABLE DES MATIERES
 
 

Introduction p 02

De l’aliénation avant L’idéologie allemande:Hegel, Feuerbach, et le "jeune" Marx p 09

I. L’individu dans L’idéologie allemande p 14

A. L’individu dans les sociétés de classes p 17

B. L’individu dans la lutte révolutionnaire p 30

C. L’individu dans les sociétés sans classes p 53
 
 

II. L’individu dans Le Capital p 59

A. L’individu dans les sociétés de classes p 59

a) Le livre I p 63

b) Le livre II p 94

c) Le livre III p 103

Conclusion et Bibliographie p 120
 
 

Maîtrise de philosophie, 1997-1998

Université Paris 8
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

L’individu chez Marx
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Présentée par Noun De Los Cobos

Dirigée par Daniel Bensaïd

Indications des abréviations utilisées

IA : L’idéologie allemande, 1ère partie, Ed. Sociales, Paris, 1972

IA2 : L’idéologie allemande, extraits choisis des trois tomes, Ed. Sociales, 1988.

K : Le Capital.

MPC : Manifeste du Parti Communiste.

MPh : Misère de la philosophie.

M44 : Manuscrits de 1844.
 
 










Introduction





Nous avons à faire face aujourd'hui, dans les sociétés "développées", à un règne de l'individualisme, du repli sur soi de l'individu "privé", rivé à ses intérêts. Ce règne, nous semble-t-il, est hypocritement dénoncé, et l'on fait alors appel, à grand renfort de pathos, à "l'intérêt général", à "la cohésion nationale" ou encore à "la solidarité" vis à vis des membres les plus démunis de la société. Mais ceux qui tiennent ces beaux discours sont le plus souvent justement ceux qui (grands patrons, politiciens ou hommes médiatiques) se livrent le plus effrontément à cet individualisme en s'accaparant du plus de pouvoir (économique, politique et médiatique) possible. De plus ces mêmes hypocrites faiseurs de sermon sont ceux qui, simultanément, par les moyens de communication dont ils disposent, c'est-à-dire presque tous, présentent à la population en guise de modèle de réussite sociale l'image omniprésente du "gagneur", de l'individu carnassier, "dynamique", et "compétitif", axé sur une morale du "chacun pour soi" (et pour ses proches, son "clan"), avec en prime le luxe d'un geste ponctuel et magnanime de "solidarité" producteur de la bonne conscience indispensable.

Ce type d'individualisation, est-ce un hasard s'il se trouve mis à l'honneur en même temps qu'un modèle global de société qui se présente comme indépassable, sans plus aucune alternative : la "démocratie" parlementaire et son corollaire économique, le marché mondial ?

Ceci s'ensuit notamment de la chute et/ou de la déliquescence des États dits "socialistes" (pays de l'Est, Cuba, Chine, etc.) d'où politiciens et intellectuels de tous bords ont, pour la plupart, hâtivement conclu que, de l'idée de révolution, qui avait été d'une importance historique majeure depuis deux siècles, il fallait maintenant prendre le deuil. Celle-ci aurait eu son importance, pratique et théorique, via la révolution de 1789, dont découlerait notre fameuse "démocratie" et ses indispensables "droits de l'homme". Mais, si l'on nous permet un pastiche de Marx, pour cette doxa actuelle, il y a eu des révolutions légitimes, mais il n'y en a plus. Et tout particulièrement il serait bien entendu que les révolutions qui, durant les dix-neuvième et vingtième siècles, se sont nommées communistes seraient à proscrire puisque, bien loin d'amener à une société plus juste et plus libre que la "démocratie", elles ne sauraient mener, ainsi que "l'expérience" historique en attesterait, qu'au totalitarisme, c'est à dire à l'écrasement de toute liberté des individus. Celle-ci ne pourrait donc être défendue valablement que dans notre régime parlementaire.

De tout ceci on déduira le caractère paradoxal du choix de notre étude, caractère que nous assumons pleinement (para-doxa: "contraire à l'opinion commune"). Ce paradoxe est double.

Notre premier paradoxe consiste à étudier un auteur qui a participé pratiquement et théoriquement à un mouvement révolutionnaire postérieur à celui de la révolution française (du 18ème siècle), et qui peut être considéré comme un des principaux inspirateurs théoriques des révolutions du 20ème siècle, c'est-à-dire pour notre doxa comme un des principaux "responsables" des dévoiements totalitaires de ces révolutions! Qu'irions-nous donc faire dans une telle galère? Il faut donc dire que, non seulement nous ne pensons pas que l'on puisse imputer à Marx les mésusages idéologiques qui ont été faits de ses théories dans tel ou tel contexte politique après sa mort; mais aussi que l'idée même de révolution, telle qu'elle a notamment été pensée par Marx, conserve aujourd'hui à nos yeux toute sa pertinence, toute son actualité. Autrement dit:les diverses révolutions bourgeoises ne sont certainement pas suffisantes et définitives; les motifs légitimes de nouvelles révolutions existent encore aujourd'hui en surnombre (ne serait-ce que le programme affiché sur les frontons de toutes nos écoles françaises - "Liberté, Égalité, Fraternité" - programme qui nul part n'a été accompli); enfin, ces nouvelles révolutions qui viendront peut-être nous semblent les seuls leviers d'un passage à une société plus juste et plus libre que la démocratie parlementaire (qui, elle, ne nous paraît pas pouvoir représenter une quelconque "fin de l'histoire" apaisante, si ce n'est au sens le plus catastrophique du terme : désastres économiques, nucléaires et écologiques en tous genres...).

Notre second paradoxe réside dans le fait d'étudier le thème précis de l'individu chez un des plus grands théoriciens du communisme. Une première doxa affirmera en effet que le projet révolutionnaire marxien impliquait la création d'une société "communiste" au sens où elle accorderait une primauté fondamentale à la communauté sur les individus qui en sont membres, une sorte de holisme (prédominance du tout social sur ses parties); ainsi il n'y aurait pas lieu de s'étonner que les "applications" historiques des thèses marxiennes ait donné lieu à l'établissement de sociétés totalitaires, négatrices de toute liberté individuelle. Et cette doxa d'insister, a contrario, sur les multiples libertés (d'expression, de circulation, d'opinion, du commerce, etc.) dont jouiraient les citoyens dans nos démocraties.

Il est une seconde doxa, en apparence d'avantage fondée (sur une lecture des textes mêmes de Marx); et il faut reconnaître que c'est d'elle que nous sommes partis. En effet, n'ayant au début de cette recherche quasiment aucune notion relative aux diverses théories révolutionnaires existantes, nous sommes partis de l'idée qu'un projet révolutionnaire ne saurait valoir que pour autant qu'il est vécu, non seulement collectivement, mais aussi d'un point de vue spécifiquement individuel; par ailleurs nous nous laissions aller à la prévention (en quoi consiste la doxa dont il est question ici) selon laquelle la notion d'individu aurait peu (ou pas) d'importance dans la pensée de Marx; n'avait-il pas affirmé lui-même que : "L'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de la lutte des classes" , mettant ainsi l'accent sur la seule importance, dans l’histoire, de groupes englobant les individus ? De même, dans son optique l'action révolutionnaire ne semblait-elle pas dévolue spécifiquement à des sujets collectifs, "classes dominées", "masses", ou "prolétariat" ?

Nous pouvons dire maintenant, après examen, que le arguments de ces deux dernières doxas ne tiennent pas. D'une part, il existe indéniablement une pensée marxienne de l'individu, tout à fait explicite dans certains ouvrages (par exemple Les manuscrits de 1844, L'idéologie allemande et certaines parties du Capital), parfois plus implicite (dans le reste du corps du Capital par exemple); et dans les deux cas cette notion nous apparaît d'une importance non négligeable, ce que nous nous efforcerons longuement de montrer ici. D'autre part, et même si cette pensée de l'individu ne laisse pas d'être sur certains points problématique, on peut affirmer néanmoins que, loin de consister en un dénigrement de l'individualité ou en une subordination de celle-ci à la communauté, cette pensée implique une puissante défense de l'individu, en l'espèce d'un projet de libération de tous les individus !

Il faut évidemment dire maintenant de quelles lectures précises de Marx ces dernières affirmations se soutiennent. Notre étude n'est évidemment pas exhaustive: l'oeuvre de Marx, comme celle de tant de penseurs majeurs, couvre un étendue immense; il nous eût été à l'évidence impossible d'explorer ce territoire en entier, non plus que d'en produire un relevé topographique complet. Nous avons donc fait quelques excursions dans certains ouvrages de Marx où la présence de notre thème nous semblait particulièrement manifeste. Nous avons ainsi surtout étudié L'idéologie allemande (tout particulièrement sa première partie : " Feuerbach ") et Le Capital. Au sein même du Capital, oeuvre qui est en elle-même un univers théorique, il nous a fallu aussi sélectionner les passages déterminants, tout en tachant de montrer leur relation à la totalité que constituent les trois Livres. Même dans ces deux principaux ouvrages nous gageons fort n'avoir pas épuisé l'étude de la totalité de ce qui touche à notre thème, tant il nous a paru a posteriori présent en de multiples occurrences.

Enfin, s'il nous faut donner un dernier avertissement concernant l'étendue de notre recherche, nous tenons à signaler qu'il est une oeuvre que nous avons lu et que nous aurions beaucoup aimé avoir convenablement assimilé pour l'intégrer à notre étude: Les manuscrits de 1844. Malheureusement nous l'avons lu assez attentivement pour percevoir combien notre thème y a d'importance, mais nous n'avons pas su faire preuve d'assez de célérité dans l'assimilation pour pouvoir en parler sérieusement, de façon non superficielle.

S'il faut définir succinctement le sens de notre travail, nous dirons que c'est une première approche, à travers un thème précis, d'une compréhension de la théorie marxienne, et à la fois d'un examen critique de cette théorie, examen en vue d'une appropriation actualisée de cette pensée. Il s'agit pour nous, à terme, de dégager ce qui peut être utile aux individus d'aujourd'hui dans l'oeuvre de Marx. Ce travail n'est évidemment qu'une première approche de ce projet en ce qu'il exigerait encore d'aborder cette oeuvre par de multiples autres biais, puis de la confronter avec les développements ultérieurs de ses épigones marxistes depuis un siècle, ainsi qu'avec les bouleversements de tous ordres (culturels,économiques, politiques) survenus en un siècle, depuis la mort de Marx. Il nous faut nous en tenir pour l'instant bien plus modestement à notre niveau actuel, c'est-à-dire donc à la façon dont nous avons organisé notre compréhension du thème de l'individu chez Marx. Nous avons opté pour un plan tripartite.

La première partie est relative à la situation des individus dans les sociétés de classes. Nous y traitons tout particulièrement des divers modes d'assujettissement mis en oeuvre dans les sociétés que Marx a nommé " de classes " et de la dépossession de soi qui s'ensuit pour la plupart des individus.

Dans notre seconde partie nous tâchons de considérer quels peuvent être les rôles et les situations des individus dans les luttes révolutionnaires, c'est-à-dire dans les mouvements historiques conçus par Marx comme les vecteurs spécifiques de la transition des sociétés de classes à la société sans classes.

Et justement, notre troisième partie consiste en l'élucidation de la situation de l'individu dans la société sans classes, et notamment les différences de cette situation avec celle subie par lui dans les sociétés de classes.

Nous avons organisé les données théoriques recueillies par nous selon ce découpage, principalement par rapport à L’idéologie allemande, puis semblablement , pour la première partie, par rapport au Capital. Le temps nous a fait défaut pour traiter de façon satisfaisante des deux autres parties relativement au Capital.

Ce choix de présentation en deux "blocs" théoriques séparés chronologiquement présente notamment le risque de la répétition relative dès que nous nous retrouverons dans Le Capital face à une thématique déjà présente dans L’idéologie allemande, ce d'autant plus que, par rapport au thème précis de l'individu les thèses de Marx peuvent sembler (d'un point de vue très général) assez invariantes des Manuscrits de 1844 au Capital, tandis que c'est principalement le traitement conceptuel de ce thème qui nous semble évoluer profondément.

Nous aurions donc certes pu faire une étude, point après point (points qui constituent la constellation du thème de l'individu chez Marx), en montrant pour chacun de ces points la différence des positions de Marx dans L’idéologie allemande et dans Le Capital; mais on voit bien que là aussi nous aurions probablement été enclins à la répétition constante, plus fréquente même que selon notre choix. De plus nous risquions de semer la confusion dans l'esprit du lecteur entre les traitements conceptuels propres à ces deux textes. Notre choix, lui, nous semble permettre de montrer comment le thème de l'individu s'insère dans ces deux totalités théoriques, quel rôle précis il y joue; nous pouvons ainsi d'autant mieux donner à voir en quoi ce thème n'y est pas traité exactement de la même façon dans les deux cas, et pourquoi.

Pour finir cette entrée en matière il nous faut attirer l'attention des lecteurs sur quelques sujets importants présents dans notre étude transversalement au plan tripartite adopté.

En anticipant un peu sur notre exposé, disons que la situation des individus dans les sociétés de classes (tout particulièrement des individus dominés) est pensée dans L’idéologie allemande au moyen des notions de "subordination" et de "dépossession" (ou, globalement, d'"aliénation"), tandis que dans Le Capital cette situation est pensée principalement au travers des concepts de " mystification " (englobant notamment la mystification "fétichiste", ou "réification") et d'"exploitation", et seulement en second lieu par la notion d'"aliénation". Ceci a été perçu par certains théoriciens (Althusser par exemple) comme le symptôme d'une rupture quasiment complète de Marx avec la thématique de l'aliénation, tandis que d'autres (par exemple Henri Lefebvre ou Agnes Heller) soutiennent au contraire que cette thématique subsiste dans les oeuvres dites "de maturité" de façon importante, et tout particulièrement dans le thème du "fétichisme marchand". Il nous faudra donc prendre position sur ces questions: la notion d'aliénation opère-t-elle toujours dans les oeuvres de maturité, et si oui comment ? De plus, la notion de fétichisme est-elle un pur et simple développement de "l'aliénation" selon le "jeune Marx" ? etc.

La seconde thématique transversale est celle, évidemment incontournable chez Marx (tant la notion de classe a d'importance dans son oeuvre) des différents types de rapports existant entre tout individu et sa classe sociale : un individu est-il strictement déterminé dans son comportement par son appartenance à telle classe, ou au contraire possède-t-il par rapport à cette appartenance une certaine autonomie? Si oui, laquelle ? Y-a-t-il une différence entre l'appartenance économique, objective, à une classe et une appartenance politique, subjective (liée, notamment pour le prolétariat, à une "conscience de classe" ?) etc. ?

Le troisième et dernier thème sur lequel nous voulons attirer ici l'attention est celui du rapport de tout individu à la société dont il est un membre. Nous nous demanderons en quoi consistent pour Marx ces rapports (négatifs autant que positifs), tant dans les sociétés de classes que dans la société sans classes.
 
 
 
 
 
 
 
 
 


De l’aliénation avant L’idéologie allemande : Hegel, Feuerbach et le "jeune Marx"
 
 

Les oeuvres de jeunesse de Marx, jusqu'à la Sainte Famille, peuvent être considérées comme des oeuvres "philosophiques" (ou du moins, à leur extrême pointe: philosophique en vue d'un dépassement de la philosophie), et la première oeuvre que nous allons étudier, L’idéologie allemande (1845) semble bien celle où s'opère enfin un dépassement décisif de la philosophie vers "la science de l'histoire", c'est-à-dire vers l’alliane d’une théorie économique et historique et d’un projet politique voué par Marx à s'unir à l'action politique des classes dominées de la société moderne.

Il nous faut revenir un peu en amont de ce moment de dépassement, vers les origines du parcours intellectuel de Marx. Nous avertissons les lecteurs que ces considérations ne sauraient demeurer que très schématiques. Marx, en tant que jeune étudiant a découvert la philosophie hégélienne, puis a rencontré (dans le début des années 1840) un cercle de jeunes intellectuels, les "hégéliens de gauche", qui tentaient de se réapproprier la dialectique hégélienne selon une visée progressiste. Tous ces jeunes gens (dont Marx lui-même) furent d'abord des démocrates au plan politique et des idéalistes au plan philosophique, qui voulaient provoquer " une sorte de rénovation de l'homme et de la société " par la seule libre critique intellectuelle : " Ils se proposaient tout au plus de faire une "révolution dans les consciences" - et non une révolution politique ". Mais il se radicalisèrent assez rapidement, se tournant vers des positions d'extrême gauche. Marx, plus particulièrement, fut poussé à cette évolution par plusieurs circonstances : d'une part il rédigea, dans la Rheinische Zeitung (organe de presse des "hégéliens de gauche") deux articles relatifs à des questions économiques et juridiques (les sanctions pour vol de bois à l'encontre des paysans pauvres, et la misère économique des vignerons mosellans); d'autre part il s'installa en 1843 à Paris et y découvrit les auteurs socialistes français (Fourier, Proudhon, etc.) C'est ainsi qu'il fut amené peu à peu à s'intéresser de près à des problèmes concrets économico-politiques (et non plus purement philosophiques), et qu'il devint lui-même socialiste.

Par ailleurs, au plan de son évolution philosophique, il passa dans le même temps de l'idéalisme hégélien à une critique matérialiste de cette philosophie, inspirée par un autre philosophe de ce temps : Ludwig Feuerbach. Cette évolution de la pensée marxienne tourne principalement autour des notions (hégélienne et feuerbachienne) d'aliénation, que nous allons retrouver ensuite, bien que transformées, dans L’idéologie allemande et jusque dans le Capital; il nous faut donc donner un aperçu (là encore très succinct) de cette notion chez Hegel et Feuerbach.

C'est le philosophe allemand Hegel (1770-1831) qui, au niveau philosophique, a le premier élaboré cette notion spécifique d'aliénation. Il explique le Monde comme étant l'auto-manifestation de l'Idée, ou Esprit. Cet Esprit (qui est fondamentalement le principe même du Monde) existe d'abord comme une sorte de "pur" esprit, existant avant le monde et les esprits humains: c'est le stade de "l'en-soi" de l'Esprit, où il est "substance" reposant en elle-même. Mais il est alors encore inconscient, inconscient de lui-même; pour devenir auto-conscient il lui faut créer la Matière (le Monde : la nature, et les hommes et leur histoire) pour se manifester à lui-même par des extériorisations successives en des figures sensibles de plus en plus adéquates à la représentation de son être spirituel : c'est le stade du "pour-soi" de l'Esprit, où il devient "sujet". Mais ses figurations sensibles, en tant qu'elles sont sensibles, matérielles, représentent toujours une limitation pour la nature essentiellement spirituelle de l'Esprit et donc un risque de perte de soi que l'Esprit doit constamment surmonter, figures après figures, pour opérer un retour à soi comme Science Absolue, c'est-à-dire savoir parfait de soi-même. C'est le dernier stade de l'Esprit, où il se saisit dans toutes ses déterminations, comme "en-soi et pour-soi" ou "substance subjectivée". Le processus historique durant lequel l'Esprit s'extériorise, se perd et se retrouve à la fois dans son autre (la Matière), est l'aliénation de l'Esprit. Il s'aliène c'est-à-dire, ainsi que le laisse entendre l'étymologie (alius: "autre", et alienus: "étranger, qui appartient à un autre"), il se fait autre que lui-même, il s'exprime dans son autre qu'il s'est crée, et qui est la matière.

Cette philosophie relève à l'évidence de l'idéalisme en ce qu'elle postule que c'est l'Esprit, c'est-à-dire une idée, une instance spirituelle, qui domine le monde matériel et en est le principe déterminant. Dans cette optique les actions et la conscience des êtres humains particuliers ne sont conçus par Hegel que comme participant de cet Esprit qui les transcende, qui s'y aliène et les utilise ainsi pour prendre conscience de lui-même.

Ludwig Feuerbach (1804-1872), venant après Hegel, en renversa les positions idéalistes en positions matérialistes : ce n'est pas l'Idée qui engendre le réel (le monde matériel), c'est au contraire le réalité matérielle qui est à l'origine des idées existantes. Autrement dit : " Les rapports réels de la pensée et de l'être sont les suivants : l'être est sujet et la pensée attribut... La pensée vient de l'être mais non l'être de la pensée." Dans cette optique Feuerbach reprend à son compte la notion hégélienne d'aliénation, mais également renversée. Pour lui il n'est d'aliénation que de l'Homme, et au niveau religieux. C'est la théologie (y compris la " Logique de Hegel [qui] est (...) la théologie faite logique ", une théologie laïcisée) qui aliène l'Homme, le sépare de lui-même : elle extériorise dans la divinité ses qualités, ses forces : beauté, bonté, puissance, etc. pour ne plus considérer l'Homme que comme " l'absolument négatif, la somme de toutes les nullités " : "être fini", "imparfait", "temporel", "impuissant", "pêcheur" . Pour se réaliser authentiquement (c'est-à-dire se réapproprier toutes leurs qualités essentielles) les hommes doivent dissiper cette illusion théologique, et se reprendre ainsi sur leur aliénation religieuse. Il y faut une philosophie matérialiste qui " fait de l'homme joint à la nature (comme base de l'homme) l'objet unique (...) de la philosophie, et donc de l'anthropologie jointe à la physiologie, la science universelle". Ainsi les individus particuliers pourront à nouveau participer pleinement, adéquatement, à leur essence: le " Genre ", ou " l'Homme ". Les êtres humains sont ici considérés non comme des êtres spirituels, relevants de quelque manière d'un Esprit transcendant au monde matériel, mais comme des êtres sensibles, matériels, naturels, relevant des seules déterminations du monde matériel.

Marx, jusque dans les Manuscrits de 1844, première ouvrage (inachevé) où il s'affronte aux thèses de l'économie politique, va s'inspirer fortement de la notion hégélienne d'aliénation, et surtout de son renversement feuerbachien. Ainsi y reprend-il encore à son compte l'idée de l'aliénation religieuse et la critique de la philosophie hégélienne (et de la philosophie en général) comme " religion transposée dans la pensée "; ainsi s'affirme-t-il d'obédience feuerbachienne dès son introduction en déclarant que son entreprise de " critique de l'économie politique, comme la critique positive en général, doit son véritable fondement aux découvertes de Feuerbach " . Mais cependant ce qu'il apporte de neuf c'est qu'il substitue à l'aliénation religieuse comme aliénation centrale de l'homme l'aliénation économique du travailleur : le travail aliéné. C'est le travail du travailleur moderne, le prolétaire, qui n'est plus propriétaire des outils de son travail, et qui de ce fait enrichit autrui (le capitaliste) de ses propres produits ; ainsi ses extériorisations (ses produits et son travail) se retournent, hostiles, contre lui. Cette aliénation ne peut se dissoudre par une simple prise de conscience comme l'aliénation religieuse, mais par l'action révolutionnaire des travailleurs : " Pour dépasser l'idée de la propriété privée, la pensée communiste suffit amplement. Pour dépasser la propriété privée réelle, il faut une véritable action communiste " .

Tout lecteur vigilant aura remarqué combien nous demeurons ici encore très schématique. Rappelons donc que nous n'avons pas eu assez de temps pour nous attarder suffisamment sur ce texte et nous permettre de l'interpréter de façon plus nuancée. Nous l'évoquons ici dans la mesure où, étant juste antérieur à L'idéologie allemande, il nous permet de faire comprendre un peu mieux au lecteur au cours de quelle évolution intellectuelle vont surgir les thèses spécifiques de L'idéologie allemande, et tout particulièrement la notion d'aliénation qui y a cours.
 
 

I. L’individu dans L’idéologie allemande





Quelques précisions, avant d’entrer réellement en matière : l’ouvrage ici étudié a été écrit par Marx et son ami Engels, sur la base d’un accord théorique qui ne se démentira plus durant toute leur vie. Ainsi quand nous dirons ici ou là que "Marx affirme dans L’idéologie allemande que…" il faudra toujours comprendre que nous disons en fait elliptiquement: "Marx et Engels affirment…". Par ailleurs, signalons que nous nous sommes concentrés sur la première partie du tome I de l’Idéologie Allemande ( "Feuerbach") dans laquelle Marx et Engels, tout en polémiquant avec les idéalistes "jeunes hégéliens" et Feuerbach, exposent les bases de leur conception matérialiste de l’histoire. Nous n’avons puisé que dans quelques passages des seconde et troisième parties du tome I ainsi que dans le tome II, consacrés respectivement à des polémiques très pointues avec Bruno Bauer, Max Stirner et les socialistes allemands. Cela eût nécessité une étude toute aussi étendue que la notre et notamment une lecture détaillée des textes des auteurs attaqués, ce qui était évidemment ici impossible.

Avec L’idéologie allemande, non seulement Marx et Engels achèvent la rupture (entamée dans Les manuscrits du 1844 et La Sainte famille) avec les jeunes hégéliens qui conçoivent en idéalistes l’histoire comme étant régie par les Idées, mais aussi ils prennent des distances avec la philosophie feuerbachienne auparavant revendiquée.

C’est que subsiste en cette théorie un résidu indéniable de philosophie spéculative : Feuerbach a certes reconnu en l’homme un être naturel, matériel, mais il en a déduit une sorte d’intemporalité de l’essence de l’homme, qu’il appelle "Genre" et qu’il voit comme utilisant l’histoire pour se déployer par un processus d’auto-aliénation, puis de reprise sur cette aliénation. Cette " universalité interne , muette, liant de façon naturelle les multiples individus " humains est encore une abstraction spéculative (au même titre que "l’Esprit", la "Conscience de soi", ou "l’Unique" des hégéliens) qui use des individus pour se réaliser historiquement. Or, pour Marx " l’essence humaine n’est pas une abstraction [ idéelle et intemporelle ] inhérente à l’individu pris à part " ainsi que le soutient Feuerbach mais " c’est l’ensemble des rapports sociaux ",qui est transformé au cours de l’histoire par les individus.

Il n’est donc plus question ici pour Marx et Engels d’aliénation du Genre ou encore de l’Esprit, mais de la subordination et de la dépossession des individus au cours du processus historique.

On va voir cependant que dans ce que Marx décrit désormais sous ces termes - "subordination " et " dépossession "- une bonne partie de la structure des notions hégélienne et feuerbachienne d’aliénation est encore à l’œuvre.

Dans L’idéologie allemande il s’agit de penser l’histoire humaine selon une optique pleinement matérialiste, dégagée de tout résidu idéaliste. Dès lors Marx et Engels postulent que la vie des humains, comme celle de tous les êtres vivants, obéit à des déterminations matérielles. Mais quelles seront ces déterminations ? Ils considèrent que la détermination la plus importante est celle des conditions matérielles de la production, c’est-à-dire du mode de production, des rapports de production et d’échange établis à une époque déterminée par les individus d’une société déterminée. C’est la base économique qui détermine la structure sociale et politique de toute société, ainsi que la conscience des individus qui en sont les membres : " Des individus qui ont une activité productive selon un mode déterminé entrent dans des rapports sociaux et politiques déterminés " . Relativement à la détermination matérielle de la conscience nous nous référons évidemment à ce chiasme célèbre : " Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience " ; c’est-à-dire que ce n’est pas la conscience que les individus ont de leur propre vie qui détermine leur vie matérielle, c’est leur vie matérielle (et avant tout leur mode de production) qui détermine la conscience qu’ils ont de leur vie.

Les idéalistes néo-hégéliens, eux, réduisent l’individu vivant à sa conscience, et conçoivent cette conscience comme " libre-arbitre ", comme conscience miraculeusement détachée des déterminations matérielles, transcendante à elles, les dominant, quand Marx veut considérer la conscience de tout individu comme celle d’un être matériel, ayant une activité pratique, physique, matériellement conditionnée.

Par rapport à ces 1ères bases de ce matérialisme deux impressions se dégagent :

Tout d’abord le constat qu’une des principales visées de Marx est ici de penser les individus non plus comme subsumés sous une abstraction, une instance spirituelle globalisante (" Homme ", " Esprit ", etc.) mais de les atteindre en ce qu’ils sont réellement, c’est-à-dire pour Marx, ainsi qu’il le dit à répétition : " individu vivant ", " individus réels et vivants ", homme " réel, c’est-à-dire individuel, en chair et en os ", le monde humain étant conçu comme " somme de l’activité vivante et physique des individus qui le composent " .

En second lieu ce qui risque de se produire chez des lecteurs de ces premières pages de L’idéologie allemande c’est une réaction de défense, de rejet : l’impression que la volonté marxienne de tenir sur un matérialisme conséquent faisant barrage à toute conception idéaliste de l’individu semble avoir nécessité la mise en œuvre d’une pensée froide et mécaniste qui réduit toute manifestation de l’existence humaine aux déterminations économiques, et qui rejette l’importance des volontés et des initiatives individuelles à l’œuvre dans l’histoire. Marx ne va-t-il pas jusqu’à affirmer que les hommes " agissent selon des conditions matérielles déterminées indépendantes de leur volonté " ? Une telle lecture de la pensée de Marx comme économisme mécaniste stricte peut se défendre mais je montrerai plus loin qu’il existe la possibilité d’en donner une autre interprétation, bien plus intéressante et positive.
 
 


A. L’individu dans les sociétés de classes :





A partir des postulats matérialistes ci-dessus exposés, Marx va présenter, d’un point de vue qui se veut scientifique, d’une part une sorte de schéma des facteurs décisifs de l’histoire humaine, schéma dont se dégage comme fait central la subordination (multiforme) des individus; d’autre part des considérations plus précises sur le développement historique de la société bourgeoise et de ses subordinations spécifiques, puisque c’est cette société, la société de son temps, que Marx veut révolutionner.
 
 

Subordination à la division du travail

La subordination qui s’avère centrale, la plus déterminante dans l’histoire, celle d’où découle toutes les autres, c’est la subordination à la division du travail, c’est-à-dire aussi bien à la propriété privée.

Au sein de toute société humaine Marx suppose qu’il y a toujours eu naturellement division du travail, en vertu " des dispositions naturelles (vigueur corporelle par exemple), des besoins, des hasards, etc ". Puis le caractère spécifiquement oppressif de la division du travail est apparu selon Marx lorsque, de façon plus ou moins inconsciente, sans réaliser alors toutes les conséquences oppressives que cela pourrait entraîner, on a institué une division du travail matériel et intellectuel, moment à partir duquel " l’activité intellectuelle et matérielle, c’est-à-dire la jouissance et le travail, la production et la consommation échoient en partage à des individus différents "; de là s’ensuit la séparation entre individus possédants et individus producteurs, entre individus de la classe dominante et ceux des classes dominées.

C’est donc de là que s’ensuit que " la société a toujours évolué dans le cadre d’un antagonisme, celui des hommes libres et des esclaves dans l’antiquité, des nobles et des serfs au moyen-âge, de la bourgeoisie et du prolétariat dans les temps modernes" ;dans toute société de classe les individus de la classe dominante dominent matériellement et intellectuellement (car " les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques les pensées dominantes ") ceux des classes dominées, qui luttent contre eux jusqu’à les renverser et à devenir à leur tour individus de la (nouvelle) classe dominante.

La division du travail, assignation de chaque individu à " une sphère d’activité exclusive et déterminée dont il ne peut sortir " sous peine de ne pouvoir subvenir à ses besoins vitaux, implique une répartition inégale du travail et de ses produits, quantitativement et qualitativement. Cette division est liée à la propriété privée entendue comme " libre disposition de la force d’autrui ", propriété dont la première forme réside dans la famille, où femmes et enfants sont les esclaves de l’homme ; plus précisément propriété privée et division du travail ne sont là qu’une seule et même chose, vue selon deux perspectives différentes, respectivement : la division du travail, par rapport à l’activité productrice ; la propriété, par rapport au produit de cette activité. Les individus de la classe dominante sont donc aussi dans l’histoire les principaux possédants.

La séparation entre la ville et la campagne apparaît pour Marx,à son époque, comme " l’expression la plus flagrante de la subordination de l’individu à la division du travail c’est-à-dire (…) à une activité qui lui est imposée ", en ce qu’elle fait de l’un " un animal des villes " et de l’autre " un animal des champs ", deux êtres de ce fait tout aussi bornés, limités dans leurs champs de conscience et d’activité l’un que l’autre.

De cette institution – la division du travail – qui structure toute société de classes s’ensuit durant toute l’histoire de ces sociétés dépossession et subordination pour tout individu  producteur, dominé : " l’action propre de l’homme se transforme pour lui en puissance étrangère qui s’oppose à lui et qui l’asservit au lieu qu’il la domine ". S’opère là la transformation des puissances personnelles de l’individu producteur (ses forces productives) en puissances " objectives ", indépendantes de lui, formant comme une puissance inhumaine et extérieure à lui. Ces forces ne lui appartiennent plus, elles appartiennent désormais à la propriété privée, c’est-à-dire aux seuls individus qui sont propriétaires. Ainsi par son activité productrice dans ces cadres de production précis fondés sur la hiérarchisation et l’inégalité des rapports inter-individuels, l’individu producteur, par la production d’objets qui augmentent la puissance des propriétaires, reconduit indirectement son propre assujettissement.

Au niveau collectif on retrouve également à l’œuvre dans l’histoire globale le même processus de dépossession : la force productive collective " qui naît de la coopération des divers individus " membres de la société ne leur apparaît pas " comme leur propre puissance conjuguée " car cette coopération n’a pas été consciemment et librement adoptée ni selon un régime de répartition égalitaire des tâches, mais plutôt, pour ainsi dire, adoptée naturellement, de façon quasi animale, "prédatrice", et selon la structure inégalitaire de la division hiérarchique du travail ; du coup cette force collective leur apparaît au contraire " comme une puissance étrangère, située en dehors d’eux, dont ils ne savent ni d’où elle vient ni où elle va, qu’ils ne peuvent donc dominer " , et qui ainsi dirige désormais la marche de l’humanité, indépendamment de sa volonté. Autant dire qu’elle leur semble être une sorte de nécessité externe, objective, transcendante, "naturelle"  : une sorte de fatalité. Tant au niveau individuel qu’au niveau collectif, les individus (surtout les dominés, mais aussi pour Marx les dominants, bien que d’une façon "positive") sont dépossédés de la maîtrise de leur activité et des produits en résultant ; ainsi ils en viennent à être subordonnés à eux comme à des instances qui les dominent. Les sujets humains sont régis par leurs objets.

Tout ce que je viens de dire sur cette subordinnation et cette dépossession individuelles et collectives évoque évidemment fortement les notions hégélienne et feuerbachienne d’aliénation : une extériorisation négative de soi ;dans toutes les sociétés dans l’histoire (jusqu’à l’époque de Marx) les individus producteurs ont projeté dans des objets (leurs produits) leurs puissances de production de façon immaîtrisée (insuffisamment consciente car passée au filtre d’une division inégalitaire du travail) de sorte que cette objectivation est devenue une séparation d’avec leurs propres puissances individuelles, qui leur sont devenues comme extérieures, et même " hostiles ", néfastes. Il y a là en jeu toute la structure de la notion hégélienne d’aliénation. Et cependant Marx n’a de cesse, dans cet ouvrage, de fustiger toute la pensée idéaliste hégélienne et néo-hégélienne (Bauer, Stirner, etc.) ; concernant la notion précise d’aliénation, après avoir exposé le sens historique général de cette dépossession individuelle et collective (par la division hiérarchique du travail et la propriété privée) il fait certes la concession d’appeler ce phénomène historique du nom d’aliénation mais en mettant ironiquement ce terme entre guillemets, et en disant user de ce terme uniquement " pour que notre exposé reste intelligible aux philosophes ", c’est-à-dire intelligible aux néo-hégéliens avec lesquels il polémique.

Il me semble qu’en opérant ainsi Marx opère un subtil acte intellectuel à double sens. D’une part il admet qu’au plan de la structure et des images (objectivation immaîtrisée, extériorisation comme dépossession de soi, etc.) il emprunte à un concept idéaliste ; mais d’autre part il marque bien tout ce qui, du contenu spéculatif de ce vieux concept, ne passe pas dans son "recyclage" matérialiste. N’y passe pas l’idée d’une " essence " spirituelle de l’homme, présente au début de son histoire, qu’il aurait perdue dans ses méandres, et qu’il retrouverait à sa " fin ". Ce qui a été nié comme possible (et non pas perdu : cela n’a encore jamais été) pour les hommes à cause de l’établissement (plus ou moins spontané) par eux d’une certaine structure des rapports de production (à un moment plus ou moins indéterminable de l’histoire) ; ce qui a été nié donc, et qu’il faudrait non pas retrouver mais enfin inventer, acquérir, rendre possible, c’est l’usage libre et maîtrisée de l’ensemble des forces productives (manuelles et intellectuelles) que l’homme a réussi à développer dans le cours de son histoire.

Avant de décrire un autre type de subordination, je vais préciser encore un peu le sens de cette dépossession (des individus dominés) par la division du travail.

Dans l’histoire, " la production de la vie matérielle " (c’est-à-dire des biens nécessaires à la simple survivance physique) et la " manifestation de soi " (l’objectivation libre de ses propres potentialités créatrices individuelles positives) ont toujours échu, du fait de la division du travail, à des personnes différentes (les dominés et les dominants, respectivement) ; mais la production de la vie matérielle a semblé (illusoirement) longtemps être aussi une " manifestation de soi " des dominés, juste inférieure à celle des dominants en vertu de la " nature " supposée constitutivement inférieure des individus producteurs.

Ceci change avec l’apparition historique de la société bourgeoise : au sein de celle-ci la " production de la vie matérielle ", c’est-à-dire le travail, a perdu aux yeux des producteurs, les prolétaires, " toute apparence de manifestation de soi ". La séparation entre travail et (apparente) " manifestation de soi " est consommée. La survivance matérielle est devenu le seul but de l’existence des prolétaires, et le travail le moyen de ce but. Cela est dû au fait que la société bourgeoise a fait des producteurs de la société féodale " une masse " privée de propriété"  ", quand les artisans au moins, au Moyen Age, vivaient d’un " travail personnel " fondé sur une propriété, " un petit capital régissant le travail des compagnons "; d’où s’ensuit que les forces productives sont plus séparées que jamais des individus (ceux-ci ne possèdent même plus les outils de travail qui leur donnaient encore au Moyen Age une petite prise sur ces forces), qu’elles apparaissent " comme complètement indépendantes et détachées des individus ", ce qui n’était pas entièrement le cas aux époques antérieures. Dans la société capitaliste l’individu producteur voit son activité productrice comme totalement forcée et étrangère en ce qu’elle ne sert plus qu’à réaliser les fins d’un autre. Il ne se reconnaît plus du tout dans son activité, et le produit de cette activité lui échappe désormais également puisque sitôt achevé il est capté pour, par la vente, grossir la propriété du possédant.
 
 

Subordination au marché mondial

La seconde subordination est celle de l’individu au marché mondial. Elle est spécifique à l’époque de la société bourgeoise . En effet, ainsi que l’explique ici Marx et comme il le répétera dans le Manifeste du Parti Communiste, c’est un des rôles révolutionnaires de la bourgeoisie, en tant que classe devenue dominante, que d’avoir transformé l’histoire en histoire mondiale, universelle. C’est que, poussée par un besoin de débouchés économiques toujours nouveaux, elle a entrepris d’envahir le globe entier, créant un réseau de relations économiques universel, un marché mondial, détruisant les anciennes industries nationales limitées, et donc les autarcies locales et nationales, par la mise en place d’une interdépendance économique généralisée. Les individus ne vivent plus dès lors uniquement leur existence sur un plan local mais aussi sur le plan d’une existence mondiale, mais négative car immaîtrisée, puisque à l’époque de Marx (comme aujourd’hui où il est tant question d’une triomphale " mondialisation ") les individus producteurs (ainsi que les individus possédants qui pour Marx sont les "jouets" d’un développement historique qu’ils ne maîtrisent pas) sont asservis au marché mondial comme à une puissance étrangère à eux et qui pourtant, en réalité, procèdent de leurs activités productrices : " aliénation ", encore une fois. Ce marché mondial consiste en réalité en la division hiérarchique du travail précédemment exposée, mais à un stade de développement extrême, celui du stade global de l’humanité, et non plus au stade parcellaire d’une société isolée. Cette constitution de l’histoire comme histoire universelle implique un formidable développement des forces productives aliénées et donc de l’aliénation des individus: " avec l’extension de l’activitée au plan de l’histoire universelle, les individus ont été de plus en plus asservis à une puissance qui leur est étrangère ": le marché mondial . L’ère de la bourgeoisie et de son marché est donc celle de l’aliénation la plus puissante des individus.

Nous en venons maintenant à une subordination des individus qui me semble d’une grande importance, notamment si l’on songe que certaines lectures (ou mises en pratique politiques) de Marx ont voulu voir à l’œuvre chez cet auteur la thèse d’un primat de la société, de la collectivité, sur tout individu qui en est membre : c’est la subordination de l’individu à un Sujet collectif qui l’englobe.

Cette subordination est déjà combattue par Marx lorsqu’elle est développée sur le plan idéologique par les néo-hégéliens et Feuerbach qui concoivent l’histoire, c’est-à-dire " la série successive des individus en rapport les uns avec les autres " comme un individu unique qui s’engendre lui-même, que ce sujet collectif soit nommé " Esprit " (Hegel), " Conscience de soi " (Bauer), " Genre " (Feuerbach), etc. Les individus ne sont dans cette optique que des moyens, pour ces immenses Sujets idéels, de se développer au cours de " l’Histoire ". Or, nous l’avons déjà dit précédemment, pour Marx cette subordinnation philosophique est une idéologie idéaliste à laquelle Marx oppose la théorie des individus déterminés matériellement comme seuls acteurs de l’histoire: " L’histoire ne fait rien ".
 
 

Subordination à la classe

Mais combien plus terrible, parce que réelle, pratique, et non plus imaginaire, idéologique, semble à Marx (et nous semble) la subordination avérée des individus à leur classe sociale. Cette subordination de l'individu à sa classe est ramenable à celle (précédemment exposée) à la division du travail, puisque tout individu des sociétés de classes est membre de telle ou telle classe corrélativement à la place qu'il occupe dans la division sociale du travail. Nous avons dit en introduction notre crainte au début de nos recherches de trouver dans l'apologie marxienne de "la lutte des classes", de l'action des "masses", une pensée qui fasse bien peu de cas des singularités individuelles dans l’histoire. Une de nos principales questions est de savoir quels différents types de relations sont pensés par Marx entre l'individu et sa classe : dépendance entière, autonomie relative, lien positif et/ou négatif, etc..

Or nous voilà donc face à une dénonciation par Marx de l'assujettissement de l'individu à sa classe. Marx explique notamment cet assujettissement, qui est pour lui un phénomène historique général, par un exemple précis, celui de la formation de la bourgeoisie comme classe .

Soit donc, au Moyen-Age, des individus isolés, serfs s'étant enfuis du domaine appartenant au seigneur dont ils dépendaient, pour s'installer dans des villes comme artisans. Ces individus vivent dans ces villes peu ou prou dans les mêmes conditions (liées à leur fonction d'artisan), et se découvrent peu à peu être porteurs d'intérêts semblables en tant qu'ils s'opposent tous à la classe dominante : la noblesse campagnarde. Pour y résister ils sont donc poussés par ces circonstances à s'unir, d'abord seulement au niveau local ; puis, avec l'extension du commerce, et l'établissement de plus en plus de moyens de communication entre les villes, ces individus prennent conscience de la similitude de leurs luttes, à une échelle de plus en plus large : plusieurs villes, des régions entières, etc. Cette communauté d'intérêts, de luttes, et de conditions d'existence produit la transformation des conditions de vie de chaque individu bourgeois en particulier en des conditions de vie communes à tous les bourgeois et indépendantes de chaque individu isolé. Insidieusement la classe devient une instance comme indépendante des individus qui la constituent, instance qui les dominent, leur imposent plus ou moins inconsciemment leur position dans la vie et leur développement ultérieur. On reconnaîtra donc, aux termes mêmes que nous employons ici, que la classe est une autre forme de l’aliénation déjà décrite par nous. Les individus s'identifient ainsi à un rôle social prédéterminé, c'est-à-dire tout à la fois aux intérêts généraux de leur classe qu'ils prennent pour leurs intérêts personnels, aux représentations idéologiques de leur classe, enfin aux moeurs (ensemble de règles de comportement moyen d'un individu appartenant à un groupe social) "sécrétées" spontanément par leur classe. Ils prennent tous ces paramètres pour ce qu'il y a de plus personnel en eux; ainsi ils tendent à confondre leur personnalité authentique (postulée par Marx comme existant, au moins potentiellement, en tout individu mais entravée par l'appartenance de classe) et la contingence de leurs conditions d'existence qui proviennent de leur appartenance fortuite à tel ou tel groupe social.

En termes de moeurs Marx suppose notamment la connexion entre les plaisirs des individus et leur appartenance de classe. Il existe une loi générale (qui peut souffrir, évidemment quelques exceptions) : à telle appartenance sociale correspondront tels types de plaisir accessibles et vécus effectivement par les individus. Et Marx de montrer, à très grands traits, comment au Moyen-Age la noblesse, en tant que classe dominante, avait la jouissance pour vocation exclusive, quand la bourgeoisie (comme classe montante) subordonnait le plaisir au travail pour autant que son émancipation lui venait de son travail; tandis que les serfs enfin, voués exclusivement au travail, n'avait conséquemment accès qu'à des plaisirs très rares et limités. Sous le règne de la bourgeoisie, devenue classe dominante, ses plaisirs, modelés sur sa base matérielle (c’est-à-dire sa fonction sociale : accumuler) continuent à être subordonnés à l'intérêt. De son côté le prolétariat, de par la longue durée de son travail qui exacerbe son besoin de jouissance, et la limitation qualitative et quantitative des plaisirs qui lui sont accessibles, ne connaît quasiment que des plaisirs brutaux.

Voilà donc des plaisirs bornés, contingents et éthiquement avilissants (puisqu'au mieux pour les classes dominantes (comme la noblesse) qui vivent des plaisirs raffinés, ils impliquent l'étouffement des possibilités de jouissance des dominés), au regard de la perspective marxienne de libre développement, " individuel-collectif" , des activités et des plaisirs des individus .

Enfin, il est encore une autre dimension de la vie de tout individu qui, pour Marx, est conditionnée négativement par l'appartenance à une classe (et donc l'assignation à une place dans la division du travail) : celle des besoins. La plupart des individus, dans toute société de classes, ne satisfont qu'un ou quelques besoins, au dépens de tous les autres qui pourraient se développer en eux. Les circonstances de leurs vies ne leur permettent en effet le plus souvent que " la satisfaction exclusive d'une ou quelques passions " et elles ne leur fournissent par ailleurs les éléments matériels et le temps propice que pour développer une ou quelques facultés.

Globalement, voilà donc comment l'appartenance de classe a fait, dans l'histoire, du développement individuel un développement entravé, " unilatéral et mutilé ". L'histoire apparaît donc comme le lieu d'un gigantesque sacrifice, quasi total, des singularités individuelles, de ce que Marx appelle ici, par opposition à "l'individu en tant que membre d'une classe", " l'individu en tant qu'individu ", autrement dit l'individu en tant qu'il est apte à un développement original et authentique, développement qui vaille comme réalisation positive de soi.

L’individu et la communauté : " l’union nécessaire "

Pour en finir avec ce qui, dans L’idéologie allemande, touche au thème de " l'individu dans les sociétés de classes ", nous en passons maintenant par la question générale du rapport entre l'individu et la société.

Pour Marx ce rapport est inévitable. L'idée d'un individu détaché de toute collectivité lui paraît inepte. Jamais les individus n'ont pu se dispenser de relations mutuelles, notamment en ce que leurs besoins (relatifs aux rapports entre les sexes, à la division du travail, aux échanges divers, etc), les ont toujours mis en situation d'interdépendance. Dès lors on ne peut penser isolément l'histoire d'un individu. Toute génération d'individus est conditionnée dans son existence physique par celles qui l'ont précédées, notamment en ce qu'elle en hérite les forces productives accumulées et les formes d'échanges instituées. De même l'histoire et le développement d'un individu sont conditionnées par ceux des individus avec lesquels il se trouve en relation directe ou indirecte, ceux qui l'ont précédé comme ceux qui sont ses contemporains.

Il y a donc toujours interdépendance. La question est surtout, pour Marx, de savoir si cette interdépendance s'avère néfaste ou bénéfique.

L'interdépendance communautaire qui a existé jusqu'à l'époque de Marx (et jusqu'à la nôtre) ne peut être perçue, d'un point de vue communiste, que comme négative. Marx la nomme " union nécessaire " , c'est-à-dire qui n'a pas été adopté positivement, librement et en pleine connaissance de cause. Communauté de survie (quasi animale) plus que de vie (humaine), fondée sur la séparation des individus en des classes hiérarchisées et des branches d'activité figées. Communauté fondée donc sur l'intérêt et la contrainte et qui, du fait de la séparation fondamentale des individus, est devenu un lien entre eux mais, comme le dit admirablement Marx, " un lien étranger à eux ". La structure politique de ces communautés (et notamment sa structure globale : l'État) en fait des communautés illusoires pour les classes dominées; en effet, par exemple, l'État dans toute societé de classes ne représente réellement que les intérêts de la classe dominante face aux autres classes, mais en le présentant fallacieusement comme l'intérêt collectif de tous les membres de la société, comme "consensus". La conflictualité de classe intrinsèque à cette société tend à être ainsi masquée. Du fait de la division du travail et des différences de classe règne là la contradiction entre les multiples intérêts individuels séparés et "l'intérêt collectif" qui prend " en qualité d’Etat une forme indépendante, séparée des intérêts réels de l’individu et de l’ensemble " de la société. Voilà donc une dernière subordination de l'individu, cette fois à l'État. Tout autant que la division du travail, la propriété privée, le marché mondial et les classes, l'État est une création des individus, mais ces créations semblent dans l'histoire s'être autonomisées de leurs créateurs pour en devenir des déterminations apparemment objectives, externes, "naturelles", incontrôlables : des "aliénations".

Enfin du point de vue de la séparation des individus la société moderne, bourgeoise, tient pour Marx une place décisive. L'avènement de la classe bourgeoise au pouvoir s'est accompagné de l'émergence historique d'une figure de l'individu comme homme privé, ayant principalement à coeur son intérêt personnel, ayant comme motif dominant le profit individuel, et ne voyant donc la communauté et tout autre individu que comme moyens pour atteindre ses buts personnels. Ainsi les individus oscillent entre des rapports de concurrence forcenée et une solidarité de classe ponctuelle, quand il leur est nécessaire de se défendre collectivement contre une autre classe.

Cette société bourgeoise est également celle de la prétendue "liberté individuelle"; celle-ci n'y existe en effet que pour les individus des classes dominantes; si, notamment, le contrat soi-disant "libre" entre le prolétaire et le capitaliste est rompu, l'ouvrier, libre en droit, ne l'est pas en fait car lui manque automatiquement les moyens matériels de cette liberté. Dans cette perspective Marx pointait dès La question juive le fait que la fameuse " Déclaration des droits de l'homme et du citoyen " de 1791, affirmant comme droits fondamentaux à la fois la liberté et la propriété, impliquait la négation de la première par la seconde, c'est-à-dire assurait légalement l'exploitation de l'homme par l'homme. Ces droits sont fondamentalement " les droits de l'homme égoïste, séparé de l'homme et de la collectivité " et, plus particulièrement, le droit à la liberté (fondée sur la propriété) est en fait " le droit à la séparation de l’homme avec l’homme ", " le droit de jouir et de disposer de sa fortune arbitrairement, sans se rapporter à d'autres hommes, indépendamment de la société ".
 
 


B. L’individu dans la lutte révolutionnaire





Nous avons montré jusqu'ici comment, dans L’idéologie allemande, Marx présente toute l'histoire des sociétés de classes comme histoire de la mutilation des individus par la séparation hiérarchisée de ces individus entre eux, et la séparation de chaque individu d'avec la maîtrise de sa vie individuelle et de celle de la collectivité.
 
 

Liberté et déterminisme: les facteurs objectifs et subjectifs de l’histoire

Nous en venons maintenant à l'étude du rôle de l'individu dans la lutte révolutionnaire moderne par laquelle se joue, pour Marx, la possibilité d’un passage à une société communiste. On peut affirmer que ce rôle n'est pas pensé explicitement en tant que tel dans l’Idéologie Allemande, mais bien plutôt à travers un autre thème qui est celui du caractère, libre ou déterminé, de l'action de l'individu dans l'histoire (et notamment dans un tel type de lutte).

Déployer ce thème va nous permettre de nous attaquer enfin à un problème que nous avions exposé (sans en développer encore toutes les implications) dès l'abord de nos considérations sur L'idéologie allemande. Nous disions alors que la pensée marxienne a pu être interprétée comme un matérialisme déterministe, mécaniste, selon lequel l'histoire de l'humanité se déroulerait tout à fait indépendamment de la volonté des individus, conformément à des causes économiques objectives échappant à leur contrôle. Nous nous proposions alors de montrer qu'existe aussi chez Marx une autre lecture de l'histoire qui tienne d'avantage les libres initiatives historiques des individus pour nécessaires et réelles, efficientes. Le problème auquel nous voulons ici nous affronter ("à travers" Marx ) est celui-ci : les individus ont-ils dans l'histoire, et tout particulièrement dans la lutte révolutionnaire, une quelconque liberté de choix (liée à une conscience de la situation historique dont ils participent), ou sont-ils inconsciemment poussés, de façon déterminée, vers tel ou tel choix ? La lutte révolutionnaire est-elle une question de choix individuel conscient et volontaire, ou de déterminations " objectives ", transcendantes à toute volonté et toute conscience ?

Il nous semble indéniable que dès L'idéologie allemande certaines thèses de Marx participent d'un " économisme " mécaniste. A chaque étape de l'histoire correspond une base économique de la société que Marx nomme " société civile ", et qui consiste en " l'ensemble des rapports matériels des individus à l'intérieur d'un stade de développement déterminé des forces productives  " . Cette société civile comprend donc un type précis de propriété, de division du travail, de mode d'échange et un stade de développement des forces productives donné; or, c'est tout cela qui constitue " le véritable foyer (…) de l'histoire  ", ou encore selon une autre image " le fondement de toute histoire ", par lequel s'explique notamment " l'ensemble des diverses productions théoriques et des formes de la conscience  ". La conscience, nous l'avons déjà vu, est déterminée par la vie économique objective. Quant au fait qu'il y ait de l'histoire à proprement parler, c'est-à-dire des changements historiques, cela s'explique dès lors par le rapport, au sein de la société civile, entre les forces productives et le mode d'échange. Ici, Marx met en place une explication de l'histoire (empruntée, semble-t-il, au niveau de sa structure conceptuelle, à la dialectique ternaire hégélienne du mouvement historique de l'Esprit : thèse, anti-thèse, synthèse) qui lui fera longtemps usage. L'histoire n'avance que par des conflits, des révolutions par lesquelles une (ou plusieurs) classe dominée renverse la classe dominante (d'un stade historique donné). Mais ce qui est fondamentalement à l'origine de tout ceci c'est le rapport de " contradiction entre les forces productives et le mode d'échange". Pendant un temps le stade de développement des forces productives se trouve en adéquation avec un mode d'échange donné (lié à un type de propriété et de division du travail donnés); puis les forces productives se développent, et le mode d'échange qui en était la condition de développement en devient une entrave : forces productives et mode d'échange entrent en contradiction, d'où s'ensuit nécessairement une révolution. Celle-ci prend alors " en même temps diverses formes accessoires, telles que (...) heurts de différentes classes, contradictions de la conscience, lutte idéologique, etc., lutte politique, etc. ", formes accessoires qu'il serait tout à fait illusoire de " considérer comme la base de ces révolutions " ! Ici est affirmée tout à fait explicitement une théorie selon laquelle le facteur de l'action politique consciente des individus dans les révolutions (à travers la lutte des classes ou " heurt des différentes classes ", et les " contradictions de la conscience ") ne serait qu'un simple épiphénomène (ou encore un reflet) du seul développement matériel réel : le développement économique.

Mais, fort heureusement, dès L'idéologie allemande, existe au sein de l'oeuvre marxienne un autre "courant", un autre Marx, qui est fondamentalement anti-mécaniste. On peut le voir apparaître déjà de la façon la plus nette dans un texte de la même époque, les fameuses Thèses sur Feuerbach. La première thèse contient une critique de " tout matérialisme jusqu'ici " (c'est-à-dire des théories matérialistes classiques, mécanistes, et notamment du matérialisme de Feuerbach), pour lequel " l'objet extérieur, la réalité, le sensible ne sont saisis que sous la forme d'Objet (...) mais non en tant qu'activité humaine sensible, en tant que pratique, de façon subjective " . La réalité objective doit être conçue autant en tant qu'activité humaine de création de cette réalité qu'en tant qu'objet passif subissant des déterminations. Et tout particulièrement l'être humain lui-même n'est pas un pur objet qui serait modifié passivement par ses seules déterminations extérieures, ainsi que le conçoit la doctrine mécaniste " qui veut que les hommes soient les produits des circonstances et de l'éducation, que par conséquent des hommes transformés soient des produits de circonstances autres et d'une éducation modifiée "; c’est qu’en effet pour Marx " ce sont précisément les hommes [eux-mêmes] qui transforment les circonstances " de leur existence, car ils ne sont pas seulement objets subissant des déterminations, mais aussi sujets d'une action de transformation de leurs conditions d'existence, c'est-à-dire de leurs déterminations. Ce côté actif de l'homme, de l'histoire, consiste en la " pratique révolutionnaire " qui est " coïncidence du changement des circonstances et de l'activité humaine ou autotransformation " .

Ce qui est pensé ici par Marx c'est la mesure dans laquelle les hommes (c'est-à-dire, du point de vue de notre étude comme du point de vue de Marx : les individus) "sont faits" par l'histoire et celle dans laquelle ils la font. Voici ce qu'en dit Marx dans L'idéologie allemande: " L'histoire n'est pas autre chose que la succession des différentes générations dont chacune exploite les matériaux, les capitaux, les forces productives (...) transmis par toutes les générations précédentes; de ce fait, chaque génération continue donc, d'une part le mode d'activité qui lui est transmis, (...) et d'autre part elle modifie les anciennes circonstances, en se livrant à une activité radicalement différente " . Ou encore, un peu plus loin dans le texte: " ...à chaque stade [historique] se trouvent donnés un résultat matériel, une somme de forces productives, un rapport avec la nature et entre les individus, crées historiquement et transmis à chaque génération par celle qui la précède, une masse de forces de production, de capitaux et de circonstances, qui d'une part, sont bien modifiés par la nouvelle génération, mais qui, d'autre part, lui dictent ses propres conditions d'existence et lui impriment un développement déterminé (...); par conséquent les circonstances font tout autant les hommes que les hommes font les circonstances " .

Et Marx de donner l'exemple de la façon dont les individus bourgeois se sont constitués en la classe bourgeoise: ces individus ont été crées par leurs conditions de vie commune (en tant que serfs fugitifs installés dans les villes) " dans la mesure où ils étaient déterminés par leur opposition avec la féodalité existante ", c'est-à-dire avec les conditions historiques héritées ; et en même temps ils ont crée leurs conditions d'existence " dans la mesure où ils se sont détachés de l'association féodale " pour créer (dans les villes) une nouvelle forme d'existence historique.

En résumé, le processus historique est donc un mixte de passivité (ou conservation obligée de l'héritage historique), et d'activité (ou création de nouvelles formes d'existence) ; ce sont bien les individus qui font leur histoire, bien que ce soit dans des conditions héritées et déterminées qu'ils n'ont pas choisies; à partir de cette base non choisie provenant du passé il leur reste cependant à choisir ce qu'il va falloir créer dans l'avenir pour continuer. Un tel choix ne peut se concevoir en tant que choix (au sens fort du terme) que comme conscient et libre, au moins pour partie. Les hommes font donc leur histoire, au moins dans une certaine mesure et donc, au moins dans une certaine mesure, ils la font consciemment et librement.

Marx semble donc ainsi accorder l'existence de facteurs historiques "subjectifs", c'est-à-dire relevant des choix et comportements conscients, simultanément à celle de facteurs économiques "objectifs" (ou du moins ayant acquis une apparence " objective ", " naturelle ", au cours de l'histoire par le processus d'aliénation, mais ne l'étant pas en réalité : les forces productives sont fondamentalement les " forces des individus eux-mêmes " , mais ayant pris l'apparence de forces impersonnelles).

Quels sont ces facteurs subjectifs par lesquels les individus font leur histoire ? Ce sont les facteurs qui se rapportent dans L'idéologie allemande aux catégories des besoins et de la conscience.

C'est par la catégorie de " besoin " que Marx, selon Michel Vadée, pense l'histoire des hommes comme celle d'êtres conscients mus par des causalités internes qui consistent en la poursuite de leurs fins immanentes : la satisfaction de leurs besoins. Au début de L'idéologie allemande, lorsque Marx tâche de dégager les conditions fondamentales de possibilité de l'histoire, il affirme que sa condition première est la satisfaction des besoins élémentaires (" boire, manger, s'habiller, se loger et quelques autres choses encore " ); l'homme est d'abord un être vivant et en tant que tel sa préoccupation première est de demeurer en vie. Cela nécessite de créer des moyens de production des biens propres à satisfaire ces besoins; or " l'action de (...) satisfaire [ces 1ers besoins] et l'instrument déjà acquis de cette satisfaction poussent à de nouveaux besoins, - et cette production de nouveaux besoins est le premier fait historique. Et cette dialectique de la genèse des besoins nouveaux et d'invention de moyens de production aptes à les satisfaire (qui génère elle-même de nouveaux besoins, etc.) se poursuit ainsi tout le long du procès historique. L'existence des besoins humains et la recherche des moyens de les satisfaire semble conçue ici comme la principale force motrice subjective de l'histoire. C'est notamment en vue de la satisfaction des besoins que les forces productives, facteur historique objectif, ont été développées au cours de l'histoire même si, du fait de l'instauration de la division hiérarchisée du travail et de classes dominantes et dominées, ce sont principalement les seuls " besoins " de survivre et de dominer (liés aux intérêts de classes de chaque individu) qui ont prévalu historiquement pour les individus.

Aux yeux de Marx ce facteur historique majeur (les besoins) le devient tout particulièrement à son époque au plan de la lutte révolutionnaire, en ce que les prolétaires (individus de la classe dominée de son temps) lui semblent porteurs d'un besoin de vivre comme " individus en tant qu'individus " qui ne pourrait trouver satisfaction que dans une société communiste, via un révolution radicale. C'est que, dans le cours du développement historique de l'époque moderne est née selon Marx le prolétariat, cette classe " que forme la majorité des membres de la société et d'où surgit la conscience de la nécessité d'une révolution radicale " . Mais qu'est-ce qui ferait d'elle la détentrice d'une telle conscience ?

C’est d’une part le fait que le travail a perdu pour cette classe tout caractère de " source assurée de l'existence " , en raison du régime de concurrence universelle instaurée par la classe bourgeoise et de la transformation de cette classe dominée en " une masse totalement "privée de propriété" " par cette même bourgeoisie. D'autre part ce qui en ferait la détentrice d'une conscience révolutionnaire radicale c'est le fait que la grande industrie, dernier mode de production en date instaurée par la bourgeoisie, a " anéanti tout élément naturel dans la mesure où c'est possible à l'intérieur du travail, et réussit à dissoudre tous les rapports naturels pour en faire des rapports d'argent "; c'est ainsi " le travail lui même qu'elle [a rendu] insupportable à l'ouvrier " car, ainsi que nous l'avons déjà remarqué, le type de travail spécifique qu'elle a mis en place a perdu toute apparence de manifestation de soi, telle que les apparences (trompeuses) que possédaient les modes antérieurs de travail.

Pour ces deux sortes de raisons les individus dominés sont ainsi poussés à se révolter en vertu de motifs subjectifs, conscients : en vertu du simple désir de survivre (que compromet fortement la société bourgeoise) et en vertu du besoin d'auto-réalisation, d'épanouissement (besoin par rapport auquel la même société leur refuse même un ersatz de satisfaction).

Ce premier type de facteurs subjectifs (celui des besoins) est doublé par celui de la conscience. La conscience, en tant que conscience toujours liée à une appartenance de classe s'avère être, au cours de l'histoire, fondamentalement partielle et partiale, et porteuse d'une lourde charge idéologique (c’est-à-dire d’une justification mystificatrice du pouvoir et de l’exitence d’une classe, tout particulièrement de la classe dominante ). Mais il existe néanmoins une sorte de conscience échappant au moins pour partie à ce caractère idéologique, et dont Marx gage qu'elle a à jouer un rôle décisif dans l'histoire : c'est la conscience que les individus ont de la différence entre leur existence " en tant qu'individu " (ou " dans la mesure où elle [leur existence] est personnelle "), et leur existence " en tant que membre d'une classe " (c'est-à-dire " dans la mesure où elle est subordonnée à une branche quelconque du travail "). Ce type de conscience est un phénomène historique récent. En effet, avant l'apparition de la classe bourgeoise, tout membre d'une classe sociale (par exemple un ordre) s'identifie avec sa classe et perçoit donc son statut de membre de cette classe comme " une qualité inséparable de son individualité ". La possibilité d'une désidentification vis à vis de son groupe social d'appartenance, c'est-à-dire la perception de la contingence (ou non-nécessité) de ses conditions d'existence n'apparaît " qu'avec la classe, qui est un produit de le bourgeoisie ". Car la classe (au sens spécifiquement moderne du terme) implique " la concurrence (...) des individus entre eux " , phénomène présent de façon très prégnante principalement dans la période historique bourgeoise, conjointement à la figure individualiste de " l'homme privé ". Ainsi, si nous comprenons bien, les individus n'étant plus alors absolument fixés à une place sociale de par leur naissance (comme dans la société tribale ou sous le régime féodal des ordres) découvrent dans le régime bourgeois de la concurrence des possibilités, même minimes, d'une mobilité sociale, d'un passage individuel d'une classe à une autre, d'une place sociale à une autre ; les individus ont donc alors la possibilité de percevoir que leur appartenance à tel ou tel groupe est contingente, fortuite, et non pas absolument nécessaire, "naturel" (c'est-à-dire liée à une essence individuelle présumée invariable de dominé ou de dominant, en vertu d'un "ordre naturel " de la société). Les individus de la société bourgeoise sont ainsi plus libres que ceux des périodes antérieures, au niveau de la représentation qu'ils ont d'eux-mêmes. Ils tendent à réaliser que leur individualité pourrait ne pas se limiter à leur seule fonction sociale présente, et qu'ils pourraient donc devenir tout autre chose que ce qu'ils sont jusqu'à maintenant.

Ceci étant dit cette conscience de la contingence n'est pas identique selon qu'elle est celle de la classe bourgeoise ou celle de la classe prolétarienne. Chez les individus bourgeois elle demeure limitée. Ceux-ci ont perçu comme état contingent par rapport à leur personnalité réelle leur servitude antérieure en tant que serf, du point de vue de leur nouvelle situation d'artisans citoyens des villes. Mais ni le système global des ordres, dans lequels il n'avaient fait que changer de place en créant un nouvel ordre, ni leur mode de travail (qui demeurait fondamentalement le même que lorsqu’ils étaient serfs, mais étant juste libéré de quelques entraves antérieures), ne leurs semblaient contingents. Ils continuaient ainsi à s'identifier à une fonction dans la division du travail de la société, ainsi qu'à la classe y correspondant.

Ce n'est qu'avec les prolétaires que la conscience de la contingence devient totale et ainsi, selon Marx, adéquate à la réalité de la contingence fondamentale, pour tout individu, de son appartenance restrictive à un groupe social et de sa fixation à une activité sociale. C'est que, nous l'avons vu, le travail n'a plus pour les prolétaires la moindre apparence de " manifestation de soi ". Ainsi le prolétaire perçoit une entière " contradiction entre [sa] personnalité (...) en particulier et les conditions de vie qui lui sont imposées, c'est-à-dire le travail " ; il ne voit plus aucun moyen de s'affirmer dans ce cadre, contrairement aux individus dominés des époques antérieures et, à plus forte raison de tous les individus dominants dans l’histoire qui, de par leur position dans le rapport de forces social, ont toujours été enclins à s’identifier à leur statut social. C'est le travail lui-même, " condition (...) de toute la société jusqu'à nos jours " en tant qu'il implique le système de la division du travail, des classes et donc l'existence de rapports inter-individuels vécus quasiment uniquement en tant que membres de classes, que les individus prolétaires doivent abolir " s'ils veulent s'affirmer en tant que personnes " .

Ici donc le besoin (de se réaliser " en tant qu'individu ") et la conscience (de la contingence de toute relation autre que celle entre " individus en tant qu'individus ") s'unissent comme facteurs subjectifs apparemment décisifs dans une lutte révolutionnaire précise, la lutte des classes de la société moderne.

Nous avons donc montré jusqu’à maintenant que pour Marx (dans L’idéologie allemande) il existe des facteurs " objectifs " de la lutte révolutionnaire, et des facteurs " subjectifs " (liés à l’activité consciente des individus). Cette interprétation est également soutenue par la philosophe hongrois Agnes Heller (20ème siècle), dans La théorie des besoins chez Marx, d’un point de vue plus général, c’est-à-dire par rapport aux principaux ouvrages de Marx. Selon Heller, Marx postulerait donc bien deux sortes de facteurs historiques de la lutte révolutionnaire moderne, qui garantiraient le passage, via une révolution, de la société d’exploitation capitaliste à la société sans classes; nous ne nous attarderons pas ici sur cette question de la nécessité de la victoire des révolutions communistes. Non point que cette question ne touche pas de très près au problème de l’engagement et de la liberté des individus dans un mouvement révolutionnaire (et même plus généralement, dans l’histoire). Seulement il nous semble que dans L’idéologie allemande ce postulat "nécessitariste" (mentionné ci-dessus) n’est pas central, bien qu’il soit au moins une fois affirmé (lorsque Marx affirme que " les individus [ prolétaires de la société moderne ] sont contraints d’abolir la propriété privée ",en vertu du caractère destructeur du développement des forces productives et des formes d’échange et de la limite extrême atteint par l’antagonisme des classes).

Selon Heller donc, la lutte révolutionnaire moderne est pour Marx d’une part déterminée par des lois économiques de l’histoire, d’autre part par le fait qu’ " au plus haut point de l’aliénation capitaliste, il surgit au sein des masses (et en particulier au sein du prolétariat) des besoins dits radicaux " qui s’imposent à ces masses comme un "devoir être" collectif, c’est-à-dire qui les poussent " du fait même de [la] nature [de ces besoins], à transcender le capitalisme- dans le sens du communisme ". Ces besoins contiennent de façon immanente une conscience, " la conscience de l’aliénation, la reconnaissance du caractère aliéné des rapports sociaux ", et constituent en même temps que cette conscience un besoin global " de supprimer cette aliénation, (...) de créer à une échelle générale des rapports de production et des rapports sociaux non aliénés " . A.Heller, qui extrait cette notion de " besoins radicaux " d’une œuvre de jeunesse de Marx, tâche d’en faire une description détaillée (à partir d’occurrences d’œuvres très diverses de Marx), description qui peut nous permettre ici de déployer les différentes dimensions du besoin de vivre " en tant qu’individu " exposé par nous, puisque ce dernier besoin nous semble correspondre tout à fait au concept des besoins radicaux. Si les besoins radicaux sont, d’un point de vue général négatif, besoin de supprimer l’aliénation, d’un point de vue général positif ils sont besoin de la " richesse "humaine" ", c’est-à-dire d’un " libre épanouissement des capacités et de l’intelligence, permettant à chaque individu de s’adonner à une activité riche et étendue "; la richesse matérielle, quant à elle, ne saurait être qu’un préalable (nécessaire mais non suffisant) de cette richesse là. En quoi consiste plus en détail la " richesse humaine " ? Elle est fondée " sur les concepts d’universalité, de conscience, de sociabilité, d’objectivation et de liberté " ; le besoin de la richesse est donc besoin de tout ceci : d’universalité, c’est-à-dire d’une participation individuelle aussi étendue que possible à l’universalité de l’espèce humaine, à la société mondiale, à toutes ses créations, par delà les barrières locales (nationales, culturelles, etc.) ; de conscience, c’est-à-dire d’une vie enfin vécue par tout individu de façon fortement consciente, et selon une conscience qui ne soit plus mutilée par des appartenances restrictives (nationales, culturelles, de classe, etc.); de sociabilité, c’est-à-dire de relations sociales positives entre tous les individus (respect, égalité, amitié et amour, etc.) et non plus de relations prédatrices, instrumentalisantes, avilissantes, etc.; d’objectivation, c’est-à-dire de la possibilité pour tout individu de faire du monde social son monde, d’exprimer librement sa personnalité authentique dans les objets de ce monde (les produits multiples du travail humain, de la créativité), et non plus de s’y objectiver de façon mutilée (ce en quoi consiste l’aliénation, ou extériorisation négative de soi) ; besoin, enfin, de liberté, autrement dit inséparablement besoin de maîtriser la production des multiples aspects de la société (et non plus de subir passivement les déterminations induites par un monde social immaîtrisé, incontrôlable) et besoin de la suppression de tout rapport inter-individuel hiérarchisé, entre dominants et dominés.

Il semble donc qu'existent des facteurs subjectifs de la lutte des classes, impliquant une libre action des dominés en vue de leur libération ; mais, par un violent revirement ceci semble être finalement nié par Marx. Qu'entendons-nous par là ? C'est que c'est le capitalisme lui-même " en tant que totalité, que "corps social", (...) [qui] produit (...) la conscience de l'aliénation, autrement dit les besoins radicaux ". En effet pour pouvoir fonctionner et se maintenir comme "édifice social" le capitalisme a crée ces besoins qu'il est impossible de satisfaire en son sein, besoins " qui sont des traits inhérents à la structure capitaliste des besoins ", qui sont une production du capitalisme " nécessaire à son fonctionnement " de telle sorte qu'il en renouvelle sans cesse l'existence. Comme ces besoins ne peuvent qu'exister, mais non être satisfaits, dans la société capitaliste (ils ne peuvent l'être que dans une société communiste), cette société produit donc, en l'espèce de ce "devoir collectif" révolutionnaire des prolétaires, le facteur même de sa négation, de son dépassement. Si nous comprenons en tout ceci que, pour Marx, c'est le développement objectif de la totalité économique capitaliste qui en fin de compte contraint les prolétaires à se révolter contre lui, alors nous sommes obligés d'en rabattre sur nos affirmations antérieures : nous avions laissé supposer à nos lecteurs que Marx distinguait nettement deux types de facteurs de la révolution, relativement autonomes l'un de l'autre ; ceci impliquait la reconnaissance de motifs consciemment et librement choisis des agents de cette lutte, reconnaissance contrebalançant le caractère apparemment mécaniste des autres facteurs. Mais il semble finalement que les facteurs subjectifs soient victimes d'une hétéronomie, en ce qu'ils sont surdéterminés par les facteurs objectifs. L'action libre (et non pas aveugle, motivée par des déterminations échappant à la conscience et à la possibilité d'un choix réel) que Marx semblait concéder d'une main aux dominés, il semble leur en retirer le crédit de l'autre main.

Du reste, ce que nous disons ici ne surprendra peut-être pas le lecteur, qui dans notre explication antérieure des facteurs subjectifs a pu déceler les prémisses de tout ceci, et qui comprend maintenant que dans une certaine mesure nous n'avions pas encore tout dit, afin de ménager un certain suspens théorique. En effet, si l'on se rapporte à notre explication des causes du besoin (ressenti par les prolétaires) de vivre "en tant qu'individu",on constate que toutes ces causes relèvent du développement économique objectif de la société capitaliste : la transformation par la société bourgeoise des travailleurs en " masse "privée de propriété" " et n'ayant plus aucune source assurée d'existence (en vertu de la concurrence universelle), et la transformation du travail (par la grande industrie) en activité contre-nature " insupportable à l'ouvrier " car détachée de toute réalisation de soi. Tout ceci, qui est fonction du développement économique objectif, du développement des forces productives, est, d'après Marx, ce qui pousse les prolétaires à lutter ; or, on conçoit bien ce qui dans cette évolution historique peut entraîner des réactions de révolte ; mais que cette révolte se produise (et prenne) automatiquement la forme d'un projet de société aussi radical, élevé, que celui d'une société sans classes, cela nous semble impossible à soutenir. Il manque ici, entre les motifs objectifs de révolte et une telle lutte révolutionnaire, la médiation de l'élaboration par les opprimés d'une conscience des causes de leur oppression, du projet d'une autre société, enfin d'un choix libre d'engager sa vie dans une telle lutte. Marx ne fait aucune mention de tout ceci ici. Peut-être nous objectera-t-on que c'est justement la conscience de la contingence fondamentale de leur activité qui a pour les prolétaires la fonction médiatrice dont nous venons d'affirmer l'importance. Malheureusement Marx nous indique que cette conscience est elle aussi fonction du développement objectif des forces productives ! En effet il affirme que " la distinction entre individu personnel et individu contingent " " chaque époque [la] fait elle-même parmi les différents éléments qu'elle trouve à son arrivée (...) sous la pression des conflits matériels de la vie ". En quoi consistent ces conflits ? Ce sont ceux survenant entre forces productives et forme d'échanges, dont nous avons montré qu'ils sont pour Marx les causes objectives de tout mouvement historique. Ici ce rapport entre forces productives et forme d'échanges est identifié au rapport entre le mode d'échange des individus et leur activité (" le rapport entre forces productives et formes d'échanges est le rapport entre le mode d'échanges et l'action ou l'activité des individus "). Tant que la contradiction économique n'est pas apparue (du fait d'un développement plus ample qu'auparavant des forces productives) les conditions dans lesquelles les individus entrent en relation (leur "mode d'échange") ne leur paraissent pas contingentes car " elles ne leur sont nullement extérieures et, seules, elles permettent à ces individus déterminés (...) de produire leur vie matérielle et tout ce qui en découle " : elles leur apparaissent comme la condition même de leur manifestation de soi ; puis, les forces productives s'étant développées, et donc la contradiction étant apparue, ce mode d'échange leur apparaît maintenant non plus comme la condition de, mais comme une entrave à leur manifestation de soi, qui doit être remplacée par un nouveau mode d'échange : " on remplace la forme d'échange antérieure, devenue une entrave, par une nouvelle forme qui correspond aux forces productives plus développées, et, par là même, au mode plus perfectionné de l'activité des individus ". C'est notamment ce " par là même " qui ici nous gène, l'identification mécaniste de l'évolution des forces productives et de celle du mode d'activité des individus. Nous pensons comprendre ici malheureusement que, selon l’axiome général " c'est la vie qui détermine la conscience " Marx déduit que c'est le développement historique des forces productives qui détermine la conscience de la contingence que les individus ont par rapport à leurs conditions d'existence, ainsi que leur besoin de remplacer telle condition d'existence leur semblant contingente. Dans cette même optique ôtant toute portée décisive à la conscience et donc à l'action consciente et volontaire (autre que celle de conséquence automatique de déterminations inconscientes), Marx assène que si l'État moderne venait à être aboli par une révolution communiste, cela ne proviendrait pas fondamentalement d'un décision autonome des individus exploités mais de déterminations matérielle car alors, quand l'État est ainsi renversé " ce n'est pas seulement la volonté [des exploités] qui change, c'est l'existence matérielle (...) des individus qui a changé, et leur volonté n'a changé qu'à cause de ce changement ".

Comment faut-il donc interpréter en fin de compte cette "absorption" de l'action volontaire des individus dans le cadre des facteurs objectifs, cette annulation de leur portée ? Nous pensons que Marx a fait tenir dans ses écrits une diversité de registres de discours et d'options qui peuvent avoir tous une certaine légitimité intrinsèque, mais qui sont parfois difficilement conciliables. D'où s'ensuivrait que " traversée de contradictions irrésolues, sa pensée n'est certainement pas homogène de part en part " . Heller y voit une " géniale incohérence ", entendue ainsi : " De même que tout grand penseur, [Marx] ne sacrifia pas la recherche de la vérité par delà différentes voies, dans diverses directions, au culte d'un système cohérent ". Nous faisons nôtre cette hypothèse sous condition de préciser que, dans L'idéologie allemande, Marx tente justement au contraire de concilier deux positions (ou deux paroles : la " parole politique " et la parole " scientifique " ) en un système cohérent, et ne les "concilie" finalement qu'au prix d'un forçage, c'est-à-dire d'un sabotage d'une des deux positions.

D'une part il veut fonder sa théorie sur des postulats matérialistes, qui ne laissent pas de place pour une quelconque transcendance "spirituelle", idéaliste. Le risque est ici de virer vers un déterminisme mécaniste qui explique la société humaine et les produits de la conscience comme effets de causes matérielles transcendantes à la conscience et (surtout) à la volonté. Ce risque ne nous semble pas évité.

D'autre part Marx ne se veut pas seulement scientifique, mais aussi révolutionnaire, et en tant que tel il semble vouloir tenir sur l'idée que la pratique révolutionnaire (tout au moins à l'époque de la société bourgeoise) peut-être le commencement d'une autoproduction consciente de l'histoire par les individus , qui mène à terme à une société communiste, société de la création consciente et maîtrisée de leurs conditions d'existence par les individus. Mais n'y a-t-il pas là aussi un risque manifeste, celui de réintroduire en contrebande une conception idéaliste de l'existence, par l'idée d'une conscience relativement autonome, transcendante vis à vis des conditions matérielles qui la déterminent ?

Marx a voulu concilier ici ces deux positions, en tâchant d'être matérialiste tout en n'étant pas mécaniste. Cela a semble-t-il échoué. On en arrive en effet au paradoxe d'une conception de l'histoire comme tendant vers la création d'une société de la vie consciente et, surtout, de la liberté (c'est-à-dire de la maîtrise des conditions objectives de l'existence) via le déterminisme, subi passivement, de ces mêmes conditions objectives ! Les hommes sont obligés de devenir libres et conscients en vertu de causes échappant à leur volonté et à leur conscience !

Que l'on ne croit évidemment pas que nous regardons tout ceci d'un air détaché. Cet écartèlement, c'est le notre aussi en vérité pour une bonne part, et il nous faut l'assumer pleinement. C'est que nous n'avons pas pour l'instant d'autre solution à proposer pour concilier ces deux voies (matérialiste et révolutionnaire) auxquelles nous tenons de façon égale. Tout au plus, pour que le choix des individus en faveur de la révolution ait le sens d'un réel choix, conscient et libre (et non pas aveugle et prédéterminé), nous sentons-nous tenu d'accorder à la conscience et à la volonté individuelle une puissance de rupture avec les déterminations objectives, puissance d'où puisse découler déjà la possibilité de considérer un champ des possibles avant que de choisir librement un de ces possibles et pourquoi pas, parmi ceux-ci, le possible de la lutte révolutionnaire. Sans cela "la liberté" et "la conscience" dans l'histoire n'ont pour nous plus guère de sens.

Pour autant il n'est pas question de nier l'importance, pour les individus, des conditions matérielles nécessaires de leur existence et notamment celles de la révolution. Quand par exemple Marx polémique avec les néo-hégéliens qui croient que la révolution n'est à faire que "dans les têtes", et que pour révolutionner ainsi la conscience des gens leur seule pensée d'individu-philosophe suffira ; face à cet individualisme philosophique donc, lorsque Marx s'attache à insister a contrario sur l'importance des conditions collectives et matérielles de la révolution, nous approuvons pleinement. Par exemple Marx insiste sur le fait que c'est la société capitaliste qui a apporté certaines des bases objectives d'une possible révolution communiste à l'échelle mondiale ; en effet si elle a instauré un régime de concurrence entre les individus, régime dont les conditions "recréent quotidiennement [l'] isolement des individus ", elle a aussi, par la grande industrie, crée de " grandes villes industrielles et les communications rapides et bon marché" permettant une communication à une échelle bien plus étendue entre les individus, et donc créant les conditions d'une union nationale (voire internationale) des individus exploités.

Cependant nous postulons que, par rapport à un mouvement révolutionnaire, on ne peut considérer ces conditions objectives que comme nécessaires et non pas comme suffisantes, c'est-à-dire déterminantes en elles-mêmes : ce n'est que l'action libre des individus qui peut être la cause déterminante de la lutte, cause qui utilise les conditions objectives, et non qui est déterminée par elles, c'est-à-dire "utilisée" par elles comme moyens pour "accoucher" de la société communiste.

Cette conception de l'action des individus dans la révolution implique que ces individus ne sont pas porteurs d'un projet uniquement " essentiellement économique (...) [de] la création matérielle des conditions de l'union " communiste des individus (comme si la seule réorganisation de la sphère économique allait produire mécaniquement la réorganisation de toutes les autres sphères de l'existence). Les individus doivent être porteurs (très consciemment, et de façon librement choisie) d'un projet de " révolution totale " , c'est-à-dire d'un projet éthique, culturel et politique, du bouleversement social le plus ambitieux qui ait jamais été conçu de toutes les moeurs, de tous les modes de vie, de tout le système de valeurs culturelles; On ne peut supposer moins en termes de "subjectivation" révolutionnaire des individus.
 
 

Le libre développement individuel : processus ou résultat ?

Nous nous sommes jusqu'à maintenant affronté au problème du caractère libre ou déterminé de l'action des individus dans un mouvement révolutionnaire. Maintenant nous voudrions nous attaquer à un autre problème (relatif à " l'individu dans la révolution ") : les états de liberté (au sens cette fois-ci politique et éthique d'absence de toute sujétion à un autre) et d'épanouissement des individus qui (nous le montrerons plus en détail par la suite) pour Marx sont censés être les résultats de la révolution, peuvent-ils et doivent-ils aussi participer (au moins pour partie) de son processus ? Autrement dit : les organisations révolutionnaires peuvent-elles et doivent-elles se structurer de sorte que leurs adhérents commencent à y devenir plus libres et plus épanouis, ou doivent-elles au contraire exiger de ces adhérents le sacrifice d'eux-mêmes en vue de la création, dans un avenir indéterminé, des conditions du libre épanouissement de tous ?

Marx est peu prolixe dans ce livre par rapport à ces questions, et notamment ne dit rien de précis quand aux organisations révolutionnaires et à leurs modalités. Voyons néanmoins ce que nous avons pu glaner comme brèves indications relatives à notre question. Ce qui est dit par Marx à ce propos semble à première vue contradictoire : en quelques occurrences il affirme que le développement "complet" des individus n'est pas le terme du mouvement révolutionnaire moderne, mais appartient plutôt nécessairement à son processus. C'est que, la révolution communiste devant être une révolution mondiale implique l'appropriation de " la totalité des forces productives existantes ", c'est-à-dire à l'époque moderne, les "forces productives développées jusqu'au stade de la totalité et existant uniquement dans le cadre d'échanges universels " : le marché mondial. En quoi devra consister cette appropriation ? En une appropriaton possédant un caractère universel, c'est-à-dire au " développement des facultés individuelles correspondant aux instruments matériels de production " que l'on s'approprie ; or, ces instruments étant la totalité des instruments existants, leur appropriation " est le développement d'une totalité de faculté dans les individus eux-mêmes " . Ainsi la révolution apparaît comme processus de développement des facultés (jusque là entravées) des individus avec comme terme, après une réorganisation de la société, la possibilité d'employer enfin pleinement ces facultés que l'on a d'abord développées au cours du processus. D'un point de vue encore plus radical Marx affirme en une autre occurrence que le développement complet des individus est la condition de l'abolition de la propriété privée (c'est-à-dire de la dimension "négative", destructrice, de la révolution communiste) ; les individus doivent en effet s'être pleinement développés pour être aptes à s'assimiler les forces productives et les formes d'échanges universels et multiformes qu'ils posséderont après la révolution, c'est-à-dire pour être aptes à en faire l'activité libre de leur existence .

Mais on trouve également dans cet ouvrage (et à seulement quelques paragraphes de distance !) des occurrences d'une position opposée : le développement des individus ne peut avoir lieu qu'après la révolution, car il en résulte. Ainsi Marx affirme-t-il que la suppression " du caractère autonome des conditions existantes par rapport aux individus " (ou suppression de la " soumission de l'individualité à la contingence ", qui en terme positif se comprend comme condition du libre développement des individus) a pour condition " en dernière instance " la suppression de la division du travail : d'abord l'aspect "destructif" de la révolution, ensuite l'épanouissement des individus. C'est pourquoi la société communiste est la seule société où " le développement original et libre des individus " a une réalité concrète, un sens effectif.

La seule façon d'expliquer que Marx ait pu ici se contredire de façon aussi flagrante à quelques paragraphes de distance consiste à supposer qu’il s'est mal exprimé ; il s'agit donc de tenter de comprendre ce qu'il "aurait pu" vouloir dire. Marx ne peut avoir voulu dire que le développement complet, entier des individus est atteint durant la lutte révolutionnaire, puisqu'il assigne le plus généralement (dans L'idéologie allemande) ce développement comme terme au processus de la lutte. Il faut donc supposer que Marx réclame ici que cet état de libre et entier développement ne soit pas "établi" uniquement après la révolution (entendu ici comme prise de pouvoir, suppression d'un certain nombre d'institutions économiques et politiques et instauration de nouvelles institutions) mais commence à être vécu par les individus durant le processus de lutte politique préparatoire à l'insurrection, et vécu comme un commencement d'auto-libération. Si ce n'est pas avec certitude ce que Marx lui-même a voulu dire, c'est en tout cas la thèse que pour notre part nous défendons. Avant l'établissement d'une société communiste mondiale (qui viendra, ou non) aucun individu, quel que soit ses qualités, n'est "complet", car tout un chacun est restreint dans son champ de développement par sa spécialisation sociale ; cependant, pour autant qu'un individu se veuille révolutionnaire il n'a pas à vivre cela sur un mode sacrificiel (en vertu d'un "dévouement à sa classe"), en remettant le début de son auto-développement à plus tard ; la lutte révolutionnaire doit se faire non seulement pour, mais aussi par, des individus qui désirent ardemment se libérer, épanouir leurs potentialités, et qui commencent à le faire dans la lutte, quelle que soit par ailleurs son âpreté, sa violence, sa rigueur.

Il nous semble possible de déduire de ce que nous venons de dire quelques principes que les groupes politiques engagés dans la lutte révolutionnaire devraient adopter : si ces groupes veulent être des facteurs de dissolution du "Vieux Monde" il faut que, par rapport aux individus qui en sont les membres, ils ne reproduisent pas en leur sein les mécanismes de subordination des individus mis en oeuvre dans les sociétés de classe (que Marx pointe dans L'idéologie allemande). Ainsi un tel groupe doit d'une part encourager l'expression au maximum des singularités individuelles (au plan des besoins, des désirs et des idées) sous la condition que cela participe à une dynamique politique collective où ces singularités s'allient positivement (en une "association libre" d'individus), et non s'excluent ou s'isolent de façon individualiste; et d'autre part ce groupe doit mettre en place (et défendre constamment) les règles suffisantes pour contrer tout risque de division hiérarchique du travail (surtout entre les "intellectuels" et les autres, ainsi qu'entre les "chefs" et les "simples militants") au sein même du groupe.

Dans cette même perspective apparaît également le problème du rapport de l'individu prolétaire à sa classe, durant la lutte des classes. Nous avons montré précédemment que les rapports de tout individu à sa classe était conçus dans L'idéologie allemande comme subordination, assujettissement. Faudrait-il en conclure que selon Marx les prolétaires devraient, selon un violent paradoxe, pour parvenir à une société sans classes en passer par une subordination intense à leur classe (à ses intérêts, ses représentations idéologiques, etc.) : la liberté par la subordination ? Ici encore Marx ne nous donne pas beaucoup d'indications, mais celles qu'il donne suffisent à nous faire comprendre que si le prolétariat est une classe paradoxale c'est dans un tout autre sens que celui-ci. Cette classe est et n'est pas une classe. Qu'est-ce à dire ? Elle est bien une classe car elle correspond objectivement, dans la division sociale du travail, à la catégorie spécifique des individus qui ont à charge le travail et qui sont de ce fait les dominés ; mais elle n'est pas une classe en ce qu'elle ne détermine pas totalement les individus à adopter des besoins, des comportements, des représentations idéologiques et des intérêts particuliers, restrictifs. En effet comme elle constitue la très grande majorité de la société elle est la classe qui " n'a plus à faire prévaloir un intérêt de classe particulier contre la classe dominante " , qui n'a pas (comme toutes les classes révolutionnaires antérieures de l'histoire) le projet de renverser la classe dominante pour devenir dominante à son tour ; elle est au contraire porteuse du projet de la suppression de toute subordination des individus, notamment à leur classe. C'est une anticlasse, une classe qui tend à se nier en tant que classe.

Cette thèse paradoxale nous convient en ce qu'elle nous permet de comprendre comment il peut exister deux types opposés de liens d'un individu avec sa classe : un lien négatif de subordination à la classe comme instance transcendante imposant à l'individu des règles de comportement et de pensée moyens, des sortes de stéréotypes grégaires; et par contre un lien positif (qui selon Marx est vécu spécifiquement par l'individu prolétaire, dans la société bourgeoise) qui consiste en la conscience d'une solidarité de principe avec les autres individus qui d'une part appartiennent à la classe des dominés, et qui d'autre part veulent lutter pour abolir cet assujettissement, et tout assujettissement. Cette seconde appartenance est " subjective " (politique, éthique et culturelle), la première appartenance est " objective " (sociologique) . Nul individu ne peut choisir d'appartenir (ou non) objectivement à la classe des dominés du monde moderne ; par contre tout individu qui appartient subjectivement à la classe des prolétaires, entendus comme ceux qui, non seulement sont dominés, mais aussi se révoltent contre cet état et adhérent au projet de création d'une société sans domination, tout individu de cette sorte donc, choisit cette appartenance. Le passage de l'appartenance objective à l'appartenance subjective n'est donc aucunement automatique, n'est pas déterminé objectivement ; il nous faut songer notamment que ce passage implique l'élaboration d'un projet politico-éthique immensément ambitieux, ainsi que son adoption libre et consciente par la classe dominée. En effet ce projet ne recèle pas moins, en son centre, que l'éradication dans tous les rapports interindividuels, de tout appétit de puissance, de toute pratique de domination !! Or il est aisé de constater qu'être dominé (du point de vue central des rapports économiques et politiques) n'induit nullement nécessairement à ne pas être dominant d'un autre point de vue : d'aucuns, par exemple, qui sont écrasés toute la journée au travail par leurs supérieurs hiérarchiques peuvent parfaitement, de retour chez eux, se subordonner à leur tour leur femme, leurs enfants ou encore leur chien.

D'où s'ensuit que dans les organisations révolutionnaires doit être instauré un travail de désidentification aux stéréotypes de comportements et de pensées de la classe objective, en même temps qu'un travail d'auto-transformation en sujets d'une révolution dont la maxime pourrait être (nous citons Nietzche de mémoire) : "Il m'est odieux d’ordonner autant que d'obéir".
 
 




C. L’individu dans la société sans classes





Il s'agit pour nous dans un troisième temps d'examiner le thème de " l'individu dans la société communiste " tel qu'il est à l'oeuvre dans ce même ouvrage, en tant que Marx y présente la société communiste comme la société de l'individu libre, de "l'individu en tant qu'individu".

Ainsi que le soutient Michel Vadée dans Marx penseur du possible la finalité du projet communiste marxien n'est aucunement l'absorption des individus dans un tout communautaire. Le communisme lui-même n'est pas " le but du développement humain " , mais plutôt un moyen de ce but ; et ce but est le développement des seuls êtres humains réels, les individus concrets et singuliers. Ce développement doit être entendu comme libre épanouissement de l'individu, libre exercice de ses facultés. A l'individualisme capitaliste Marx riposte donc lui-même par une sorte de défense de l'individu.
 
 

Individu et société : " l’union volontaire "

Néanmoins il ne s'agit pas de confondre sa figure de la société communiste avec celle d'une libération de l'individu en tant que replié sur lui-même, sur sa propre jouissance de soi : cette liberté individuelle doit d'établir nécessairement en connexion avec la création d'une interdépendance enfin positive entre individu et société, c'est à dire entre individu libre et société sans classes : " C'est seulement dans la communauté que l'individu peut développer ses facultés en tous sens, donc que la liberté personnelle est possible. Dans la communauté réelle [et non plus celle, "illusoire", des société de classes] les individus acquièrent leur liberté simultanément à l'association, grâce à elle et en elle" . Il s'agit de remplacer l'union jusqu'ici " nécessaire ", non librement adoptée par son contraire, une "union volontaire" , la libre association des individus par laquelle pourrait s'opérer une réappropriation et un contrôle collectifs des puissances humaines qui, " aliénées ", ont jusqu'à maintenant échappé à la maîtrise de la plupart des individus, de tous les dominés. Quand aux modalités précises de l'intersubjectivité positive ainsi instituée et de l'accord des individus au niveau d’un projet global de société qui lui est sous-jacent, force est de constater que Marx n'en dit là rien de précis ; mais c'est probablement par souci de laisser aux individus de cette société à venir toute latitude pour en décider plutôt que de jouer les théoriciens utopistes qui légifèrent d'avance sur tout le fonctionnement de "leurs" cités idéales.
 
 

La liberté

On peut préciser le sens de la liberté des individus de la société communiste.

Cette liberté a un premier sens, qui s'inscrit dans la querelle philosophique "idéalisme-matérialisme". En ce sens elle est le contraire de la liberté idéaliste (liberté absolue de la volonté ou "libre-arbitre"), telle qu'elle est conçue par les métaphysiciens ; elle n'est donc pas détachement miraculeux à l'égard des déterminations matérielles, mais maîtrise par l'individu de ces déterminations qui le conditionnent. C'est dire aussi qu'elle est toujours liée à des moyens matériels, objectifs (liés eux-mêmes au développement des forces productives), et qu'elle s'étend autant que ces moyens le permettent sans toutefois s'identifier à eux. Nous avons vu dans la deuxième partie (" L’individu dans la lutte révolutionnaire ") qu’une telle liberté n’a de sens qu’à supposer que les "déterminations" dont il est question ici soient des conditions nécessaires ,mais non des déterminations objectives externes de la vie des individus, sans quoi ce concept de liberté n’a plus aucun sens : on ne peut maîtriser ce qui nous maîtrise absolument. Une des autres dimensions de cette liberté matérialiste est qu'elle est choix fondée sur la connaissance des lois de la nature extérieure et de celles qui régissent notre existence ; ce choix est un jeu avec les possibles induits par ces lois, c'est-à-dire invention, création de modes d'être en fonction de besoins et d'aptitudes individuelles singulières.

Le second sens de la liberté de l'individu communiste est d'avantage politique et éthique, axé sur une éthique des relations interindividuelles; Cette liberté est action spontanée, autrement dit libérée de toute contrainte extérieure sociale, de toute sujétion à un autre être humain. C'est l'activité de celui qui est son propre maître, dont l'activité n'est pas imposée et dirigée par autrui : l’individu autonome.

Le libre développement individuel et ses conditions négatives

Il nous faut maintenant dire ce qu'il s'agirait de détruire, dans la lutte révolutionnaire, pour que les individus parviennent à cet état de liberté, et ce que ces destructions permettent simultanément de construire comme liberté. Ce qui est à détruire ce sont évidemment toutes les formes d'assujettissements des individus précédemment décrites.

Ce qu'il faut abolir globalement c'est l'autonomie (ou "aliénation") acquise historiquement par les structures économiques et politiques par rapport à la volonté des individus ; le communisme a pour tâche de créer la base réelle rendant impossible tout ce qui existe indépendamment des individus. L'individu, dans les sociétés de classes, en est venu à être presque entièrement déterminé par des conditions d'existence qu'il a crées, mais qui lui ont échappé. Cette "aliénation" atteint dans la société capitaliste son point le plus haut car c’est la société où les forces productives sont les plus développées en tant que forces aliénées. Son comportement est devenu ainsi le contraire d'un comportement libre, un comportement purement objectif. D'où la nécessité de " remplacer la domination des conditions données et de la contingence sur les individus par la domination des individus sur la contingence et les conditions existantes ".

Les principales abolitions à opérer dans cette optique sont celles relatives aux instances de subordination les plus importantes : la division du travail, la propriété privée et les classes .

La première conséquence positive de l'abolition de la division du travail et de la propriété privée tient dans ce passage célèbre : "...dans la société communiste, où chacun n'a pas une sphère d'activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale, ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l'après midi, (...) de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique." . Soit donc la possibilité, au delà d'un travail réparti égalitairement entre les individus, travail nécessaire à la production des biens vitaux élémentaires, d'une activité riche, multiforme, liée à un champ d'expérimentation très large, permettant aux individus de devenir des individus "complets" et non plus parcellaires, bornés.

Dans cette optique Marx envisage tout particulièrement qu'une telle réorganisation de la production pourra permettre que ne soient plus étouffées (par la division du travail) les potentialités artistiques qui existent de façon latente chez de nombreux individus, afin que désormais " tout homme en qui un Raphaël sommeille puisse se développer sans entraves " .

Plus généralement ce qui pourrait aussi se développer enfin en chaque individu c'est une multiplicité de besoins et une satisfaction normale de ces besoins, c'est-à-dire " une satisfaction limitée seulement par ces besoins eux-mêmes " et non plus par une vie misérablement étriquée due à la division hiérarchique du travail. Ainsi finirait le développement des besoins et l'accès aux plaisirs de l'existence, tous deux "unilatéral et borné".

L'abolition de la division hiérarchique du travail implique celle du marché mondial en tant qu'il est cette même division oppressive du travail appliquée à l'échelle planétaire. Ce qu'il faut alors s'approprier ce sont les forces productives de l'humanité développées jusqu'au point où elles existent dans le cadre d'échanges universels . Ce que cela implique positivement c'est le passage d'une existence historique universelle négative (la subordination au marché mondial) à une existence historique mondiale positive : chaque individu pourrait être délivré à terme de ses limites nationales et locales. La richesse humaine d'un individu dépendant de la richesse de ses rapports réels (avec les mondes naturel et humain) celle des individus vivants désormais sur un plan universel sera extrême puisque dès lors ils seront mis positivement en rapport pratique avec la production du monde entier et mis en état de pouvoir jouir de toutes ces productions dans tous les domaines de la création humaine.

La subordination de tout individu à une classe étant connexe à celle à la division du travail, la suppression de ces deux subordinations est également connexe. La suppression de l'appartenance de classe devrait avoir comme conséquence une modification radicale des rapports inter-individuels. Avec l'abolition des classes ce qui ne peut que s'écrouler, à terme, pour Marx, ce sont les rapports des individus entre eux " en tant que membres d'une classe " : les rapports de concurrence entre membres d'une même classe ; les rapports de lutte, de domination et d'asservissement entre membres de classes distinctes ; enfin les rapports d'instrumentalisation égoïste d'autrui qui règnent (tout particulièrement dans la société bourgeoise) entre tous les individus.

Par ailleurs, une fois les classes abolies, les intérêts partiels, les représentations idéologiques partiales et les mœurs étriquées propres à chaque classe disparaitront. Ce que Marx perçoit là comme une possibilité historique inestimable c'est l'établissement, à l'échelle communautaire globale, de relations entre les individus uniquement " en tant qu'individus ", c'est-à-dire en tant qu'êtres créateurs à la fois irréductiblement singuliers et pouvant enfin participer pleinement, sur un plan universel, à l'humanité ; et ces individus dès lors, pour la première fois dans l'histoire, pourraient s'envisager mutuellement autrement que par une conformité à tel ou tel stéréotype communautaire, grégaire, autrement qu'au travers de l'adhésion contingente des individus à des rôles sociaux préfabriqués, selon le rapport mutuel des singularités authentiques.

Certes on peut penser que Marx, peut-être pris par l'enthousiasme de ces perspectives révolutionnaires, fait trop peu de cas de l'appétit de puissance et des réflexes de grégarisme, tous deux multi-séculaires et de ce fait probablement ancrés peu ou prou dans chaque être humain ; il en rapporte trop facilement la suppression à l'abolition des seules structures économiques, alors que, répétons-le, une telle suppression ne nous semble avoir une chance d’être menée à bien que si elle est réalisée par des individus ayant très librement et consciement choisi ce projet de suppression des rapports "dominants- dominés". Ce choix est de l’ordre d’un choix de changement de civilisation, tel qu’il ne s’en est peut-être jamais encore produit.
 
 

II. L’individu dans Le Capital
 
 
 
 
 
 
 

A. L’individu dans les sociétés de classes





Si on se réfère à ce qu’en dit Engels dans l’avant-propos de Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, L’idéologie allemande est bien le premier ouvrage où on trouve un exposé de la conception matérialiste de l’histoire que lui-même et Marx n’eurent de cesse de déployer . Le Capital apparaît comme le terme du déploiement de cette conception dans l’œuvre de Marx, de sorte que nous demandons aux lecteurs de procéder à un grand écart intellectuel assez périlleux . Nous entrons maintenant dans un domaine théorique qui à la fois est et n’est pas le même que celui que nous venons de quitter.

Nous traiterons principalement ici, relativement au Capital, des rôles et des situations échus aux individus dans les sociétés de classes. Comme Marx étudie surtout dans ce livre la société capitaliste de son temps, et les individus appartenant selon lui aux deux classes les plus importantes de cette société (bourgeois et prolétaires) nous nous concentrerons sur cette société et sur ces individus. Nous allons suivre le cheminement des trois livres en nous arrêtant sur les lieux théoriques précis où notre thème joue un rôle , montrant ainsi comment ce thème particulier intervient dans le mouvement de cette œuvre.

Le projet global du Capital nous semble celui-ci : exposer " le mode de production capitaliste et les rapports de production et d'échange qui lui correspondent", en dégageant " les lois naturelles de la production capitaliste " . La visée est de penser ce mode de production totalement, comme une totalité ; mais, comme on va le voir, cette totalité n'est pas fixe, c'est une totalité cyclique en mouvement : le capital "est un mouvement, un procès cyclique à travers différentes phases (...) On peut donc seulement le concevoir comme mouvement et non à l'état stable " .

C'est le capital (personnifié par les capitalistes) qui est le principe, l'esprit et le corps de ce mode de production. La Terre (personnifiée par les propriétaires fonciers) et le Travail (personnifié par les travailleurs salariés) ont été transformés, dans le cours du devenir historique, au fil du développement de la classe bourgeoise, en les fonctions du Capital, de cette totalité économique. Disons donc déjà que, de même que dans L’idéologie allemande, les individus de cette société sont conçus ici comme subordonnés à un sujet collectif qui régit leur vie.

Pour penser cette totalité en mouvement Marx a retrouvé sur sa route, comme à point nommé, son amour philosophique de jeunesse : Hegel. Ce qu'il lui a "emprunté" ici spécifiquement c'est principalement sa logique conceptuelle, c'est-à-dire sa méthode dialectique. Il lui accorde le fait d'en avoir " le premier exposé le mouvement d'ensemble " . Encore importe-t-il de souligner qu'il la reprend à son compte après l'avoir renversée, après en avoir rejeté " le côté mystique " (c'est-à-dire idéaliste), selon lequel " le mouvement de la pensée, qu'il [Hegel] personnifie sous le nom de l'Idée, est le démiurge de la réalité " . Au contraire pour Marx " le mouvement de la pensée n'est que la réflexion du mouvement réel, (...) transposé dans le cerveau de l'homme ". Ainsi sa méthode dialectique est " l'exacte opposée " de celle de Hegel. Hegel expose comme totalité en mouvement le parcours de l'Esprit dans l'Histoire. Marx expose le mode de production capitaliste comme totalité en mouvement. Et de même que Hegel concevait la nécessité pour l'Esprit de se constituer en totalités provisoires successives, se totalisant (affirmation) pour ensuite à nouveau se désunir, se décomposer (négation) puis se recomposer (synthèse ou négation de la négation) à un niveau supérieur de totalisation, avec comme seul terme de ce périple la totalisation ultime, enfin apaisante, de l'Esprit Absolu comme Savoir Absolu de lui-même ; de même, semble-t-il, Marx conçoit le mode de production capitaliste comme une totalité historique provisoire, régie certes par un principe cyclique de reproduction de lui-même mais aussi et surtout travaillé par des contradictions internes qui indiquent sa "négation fatale", sa " destruction nécessaire ", son dépassement par la création d'une autre totalité économico-sociale.

Précisons encore ce que la dialectique marxienne emprunte à celle de Hegel. Hegel prétend penser le parcours historique de l'Esprit comme un auto-déploiement : l'Esprit ne se perçoit au début de son parcours que comme un être abstrait, c'est-à-dire saisi à son origine, lorsque ses multiples déterminations ne se sont pas encore pleinement épanouies. Il lui faut tout son périple historique pour déployer une à une toutes ces déterminations (ou "figures", "moments"), afin de se percevoir au terme du parcours comme être pleinement concret, c'est-à-dire dont toutes les déterminations se sont déployées. Ainsi que Hegel le dit dans sa préface de la Phénoménologie de l'Esprit, l'Esprit est comme un arbre, qui réside d'abord tout entier abstraitement dans la graine mais qui ne peut être compris pleinement et concrètement comme arbre qu'au terme de son développement.

Marx reprend à son compte ce point méthodologique essentiel : pour penser le capital il va partir de sa détermination de forme la plus abstraite (" la forme valeur de la marchandise, (...) forme cellulaire économique " de la société capitaliste) pour, du Livre I au Livre III, de déterminations en déterminations, opérer une remontée au concret de la vie sociale et économique. Il faut cependant préciser que Marx se différencie encore ici nettement de Hegel en ce que celui-ci concevait ce mouvement de l'abstrait au concret comme étant réellement le mouvement temporel de l'Histoire, et à la fois le mouvement de sa pensée reproduisant adéquatement ce processus temporel. Pour Marx, par contre, cette progression de l'abstrait au concret ne correspond pas au processus historique, temporel, du développement du capital. La totalité économique du capital (telle qu'elle est déployée dans Le Capital) implique la simultanéité spatiale de l'existence de toutes ses déterminations.

Marx va ainsi aller dans son exposé de déterminations en déterminations de plus en plus concrètes du capital. Du capital, c'est-à-dire de ce mode de production à la fois comme instance sociale impersonnelle, transcendant et déterminant les individus, mais aussi (et ceci touche particulièrement à notre enquête) en tant qu'il a les capitalistes individuels comme personnification, et qu'il a " comme sa condition et son alter-ego ", " dans chaque livre [du Capital] " , à chaque moment de son cycle, le Travail salarié (dont les travailleurs salariés individuels sont conçus comme les personnifications). Ce qui nous intéresse donc tout particulièrement à travers le déploiement progressif des différentes déterminations de forme du capital, c'est la détermination des différentes fonctions (économiques et politiques) des individus, et leurs multiples implications relatives à leur situation dans cette société de classes.

Avant d'en venir à cela en détail anticipons quelque peu en montrant quel est, à grands traits, la progression à l'oeuvre dans Le Capital: dans le Livre I il s'agit d'exposer le procès de production du capital, c'est-à-dire " les divers aspects que présente le procès de production capitaliste en soi en tant que procès de production immédiat ", en faisant pour l'instant " abstraction de tous les effets secondaires résultant de facteurs étrangers à ce procès " ; dans le Livre II est étudié, " sous les prémisses développées au Livre I ", le procès de circulation, qui " dans le monde réel (...) vient (...) compléter " le procès de production. " Dans la 3ème section du Livre II surtout, en étudiant le procès de circulation en tant qu'intermédiaire du procès social de reproduction " il est montré " que le procès de production pris en bloc est l'unité du procès de production et du procès de circulation ". Enfin dans le Livre III il s'agit d'exposer " les formes concrètes auxquelles donne naissance le mouvement du capital considéré comme un tou t" .
 
 

a. Le Livre I
 
 

Au début du Livre I se pose la question du commencement :quelle est la détermination la plus abstraite du capital, par laquelle il faut commencer ? C'est la marchandise, qui est comme le résumé du capital, la " forme cellulaire économique " du capitalisme. En cette " forme élémentaire de la richesse ", objet apparemment familier, réside en effet la clef de l'énigme de l'accroissement de la richesse dans la société capitaliste. Tout laisse à penser que cet accroissement se produit dans la circulation des marchandises, dans leur échange, durant lequel certains marchands plus adroits que d'autres s'enrichiraient à leurs dépens ; mais il n'en résulterait dès lors qu'un transfert de la richesse globale déjà existante, des mains de certains marchands dans celles d'autres. Dès lors reste inexpliquée l'accumulation du capital (ou reproduction élargie) constatable.

Pour éclaircir ce mystère il faut analyser plus avant la marchandise. Il s'avère alors que celle-ci est à la fois valeur d'usage et valeur d'échange. La marchandise est valeur d'usage, c'est-à-dire une " chose qui par ses propriétés, satisfait des besoins humains de n'importe quelle espèce " . La valeur d'échange est " le rapport quantitatif, (...) la proportion dans laquelle des valeurs d'usage d'espèce différente s'échangent l'une contre l'autre " . Elle est ainsi " la forme de manifestation " de la valeur de la marchandise, qui est elle-même la commune mesure des marchandises. La valeur est la quantité de travail humain qui est cristallisée dans la marchandise. Cette quantité se mesure dans cette société en fonction du temps de travail socialement nécessaire à la production de la marchandise, c'est-à-dire " celui qu'exige tout travail exécuté avec le degré moyen d'habileté et d'intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales ", et non pas le temps propre à chaque producteur ou à chaque entreprise particuliers.

La valeur a par ailleurs une forme générale : la forme monnaie ou argent. Celui-ci est l'équivalent général des marchandises en ce qu'il permet de les mettre en rapport en ne les considérant plus comme valeurs d'usage, en faisant abstraction de leurs qualités et utilités, pour ne plus les considérer que comme valeurs. Ceci implique la négation du caractère qualitatif du travail humain. En effet, au double caractère de la marchandise correspond le double caractère du travail servant à la produire. Le travail est travail concret et utile en tant qu'il est " dépense de la force humaine sous telle ou telle forme productive, déterminée par un but particulier " qui est la production d'une valeur d'usage ; en tant que tel il suppose une matière, une technique et des instruments particuliers, et occupe une place déterminée dans la division du travail. Mais il est aussi travail abstrait en ce qu'il est " dépense, dans le sens physiologique, de force humaine "; c'est ce qui est commun à tout travail : être " une dépense de force humaine " abstraction faite du caractère concret du travail. Et c'est ce travail abstrait qui forme la valeur. On peut déjà ici, en une première approche, remarquer comment, d'un point de vue éthique, la valeur d'une production humaine est évaluée dans la société capitaliste : en faisant abstraction du caractère qualitatif du travail tel qu'il peut être vécu par le producteur. Foin de l'utilité de la production et des savoirs faires qui y entrent en jeu : les travailleurs ne sont pas loin d'être par là réduits à des machines biologiques dont l'important est de savoir quel peut être leur rendement, et un rendement qui s'estime lui-même non pas en termes d'utilité, mais de profit pour les individus capitalistes. Nous verrons plus loin les conséquences de ces prémisses.
 
 

Le fétichisme marchand

Marx en vient (dans la partie IV du chapitre 1, intitulée : " Le caractère fétiche de la marchandise et son secret ") à exposer un phénomène majeur d'assujettissement idéologique des individus dans la société capitaliste: le fétichisme marchand.

La marchandise a pu paraître de prime abord, au début de l'exposé du Capital, "quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même ". Il a été montré qu'en fait c'est, tout au contraire " une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d'arguties théologiques ", une chose bien mystérieuse. Il s'agit d'élucider ce mystère ; pour ce faire Marx procède par élimination. La marchandise est à la fois valeur d'usage et valeur d'échange. Il s'agit donc de voir si son caractère mystérieux provient de ses deux déterminations.

La valeur d'usage ne saurait être en cause car ce que l'on peut en dire n'a rien de mystérieux : il est évident que le propre d'un produit en tant que valeur d'usage est de satisfaire " les besoins de l'homme par ses propriétés " et que cette valeur d'usage est le résultat de " l'activité de l'homme [qui] transforme les matières fournies par la nature d'une façon à les rendre utiles ". De plus même si " la forme du bois, par exemple, est changée si on en fait une table " il n'en reste pas moins que la table reste du bois, c'est-à-dire " une chose ordinaire et qui tombe sous les sens ", sans mystères.

Qu'en est-il maintenant des caractères qui déterminent la valeur, c'est-à-dire sa substance (le travail abstrait) et sa mesure (le temps de travail socialement nécessaire)? Ce sont bien d'eux que proviennent le mystère de la marchandise, mais seulement en tant qu'ils sont utilisés à certaines fins. Ces caractères ne sont pas en eux-mêmes facteurs de mystère et de mystification.

Que les activités productives soient, d'un certain point de vue, travail abstrait, c'est-à-dire qu'elles soient réductibles à ce plus petit dénominateur commun d'être "des fonctions de l'organisme humain ", " une dépense du cerveau, des nerfs, des muscles, des organes, des sens, etc. de l'homme ", cela est indéniable.

Par ailleurs la quantité de travail qui, dans le mode de production capitaliste, est le médium de la mesure de la quantité de valeur d'un produit se distingue de façon évidente de l'aspect qualitatif du travail. Enfin, " dès que les hommes travaillent (...) les uns pour les autres, leur travail acquiert aussi une forme sociale ", et il n'est donc aucunement incompréhensible qu'au mode de production capitaliste corresponde une forme sociale du travail, c'est-à-dire ici sa valeur.

On en revient donc à la question initiale : " D'où provient (...) le caractère énigmatique du produit du travail, dès qu'il revêt la forme d'une marchandise? ". Et Marx alors d'abattre ses cartes : ce caractère lui vient " de cette forme elle-même ". Qu'est-ce à dire ? La forme marchandise n'est pas la forme générale de tout produit du travail dans tout mode de production, mais la forme spécifique que ces produits revêtent dans le mode de production capitaliste, qui n'est qu'un mode de production particulier, historiquement déterminé. En quoi consiste cette forme ? Dans ce mode de production les produits sont " les produits de travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres ", dans des unités de production possédées et dirigées par des individus privés. La façon dont les travaux et les produits en provenant prennent un caractère social, et dont en même temps les travailleurs entrent socialement en contact par rapport à ces produits se fait ici uniquement par l'échange des produits, en tant que marchandises. En tant que marchandises, c'est-à-dire autant et même plus comme valeurs d'échanges que comme valeurs d'usage. Dans l'échange ce qui compte c'est la valeur des marchandises mises en présence. Cela signifie que le travail comme travail abstrait est devenu le critérium de la valeur et qu'ainsi les produits acquièrent dans l'échange " une existence sociale identique et uniforme ", existence différente " de leur existence matérielle et multiforme comme objet d'utilité ", de leur aspect qualitatif. Il y a donc dès lors non seulement scission dans le travail entre travail abstrait et travail concret, et dans les objets produits entre la valeur d'usage et la valeur d'échange, mais encore plus il y a subordination. Historiquement s'est produit (par la création d'une société fondée sur l'échange) la scission des produits en valeurs d'usage et valeurs d'échange. Puis cette scission s'est accrue quand le système social de l'échange a pris assez d'ampleur pour que les produits du travail en tant qu'objets utiles soient produits en vue de l'échange, de sorte que leur valeur entre en compte, et comme priorité, dès leur production : subordination de la valeur d'usage à la valeur d'échange.

De cela découle que les travaux privés aient dès lors " un double caractère social " : d'une part ils doivent être utiles, satisfaire des besoins des individus de la société, et ainsi participer du " travail général, d'un système de division sociale du travail qui se forme spontanément "; mais d'autre part ils ne peuvent, dans le système d'échange, satisfaire les besoins des producteurs que pour autant que " chaque espèce de travail privé utile est échangeable avec tous les autres ", c'est-à-dire si tout espèce de travail est considéré comme l'égal des autres au plan qualitatif, comme commensurable aux autres, différent d'eux seulement quantitativement, au niveau de la valeur. Cela nécessite la réduction des travaux " à leur caractère commun (...) de travail humain en général ", " l'abstraction de leur inégalité réelle ": subordination du caractère concret du travail à son caractère abstrait.

Ce qui tend à être nié ainsi c'est le qualitatif : celui du travail qui est celui d'individus particulier, porteurs de savoirs faire et de fonctions productives particuliers ; celui des produits du travail qui ont une utilité singulière et qui devraient être produits en vue de la satisfaction des besoins de individus. Nous pouvons donc dire maintenant pour quoi le travail abstrait et le caractère quantitatif du travail, bien que n'étant pas en eux-mêmes mystificateurs et donc néfastes, le sont au sein de cette société. Le travail abstrait et " la mesure des travaux individuels par leur durée " le sont quand ils prennent respectivement, dans la société capitaliste, la forme de la valeur des produits et la forme de la grandeur de la valeur de ces produits : négation du travail concret.

De tout cela s'ensuit que " les rapports des producteurs, dans lesquels s'affirment les caractères sociaux de leurs travaux ", rapports d'achat et de vente, "acquièrent la forme d'un rapport social des produits du travail " . " Un rapport social déterminé des hommes entre eux revêt ici pour eux la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles ". Ainsi la dépersonnalisation du travail et de ses produits induite dans la production par l'institution du travail abstrait comme critérium de la valeur rejaillit dans la sphère de la circulation : les produits "désindividualisés" semblent soudain vivre d'une vie autonome par rapport à leurs producteurs, s'échanger entre eux sans se soucier nullement de leur origine (issues du travail d'individus) et de leur destination première (satisfaire les besoins des individus) ; ainsi, soudain pourvus d'une sorte de personnalité propre, les marchandises semblent-ells nous dire : " notre valeur d'usage peut bien intéresser l'homme ; pour nous, (...) nous nous en moquons bien ; ce qui nous regarde c'est notre valeur ", " nous nous envisageons les unes les autres que comme valeurs d'échange ".

Les individus humains, quand à eux, ne s'envisagent plus socialement de façon personnalisée puisque " le rapport le plus général entre les producteurs consiste à comparer les valeurs de leurs produits, et sous cette enveloppe de choses, à comparer leur travaux privés à titre de travail humain égal " abstrait.

Ils ne s'envisagent plus que comme des choses puisque leurs objectivations (leurs travaux et leurs produits) sont jugées à une aune quantitative : c'est la "réification" des rapports sociaux des personnes, donc des personnes elles-mêmes.

Relativement au fétichisme l'argent, a priori marchandise comme une autre, tient en fait un rôle central. C'est qu'elle est, on l'a déjà dit, l'équivalent général de toutes les marchandises, par laquelle les marchandises peuvent s'échanger, c'est-à-dire se comparer en n'étant considérées que comme valeurs et plus du tout comme valeurs d'usage ; C'est pourquoi la forme argent est la forme centrale, " acquise et fixe du monde des marchandises " par laquelle s'opère le voilement des " caractères sociaux des travaux privés et [des] rapports sociaux des producteurs ", autrement dit le fétichisme.

Il nous est possible maintenant d'expliquer pour quoi Marx nomme "fétichisme" le type de mystification que nous venons de décrire. Le fétiche est le nom que les occidentaux ont donné aux objets de culte des sociétés dites "primitives", objets auxquels étaient attribués par leurs producteurs un pouvoir magique et une action indépendants de leurs volontés. De même les producteurs de la société marchande attribuent implicitement à leurs productions une activité et une individualité indépendantes de leurs volontés, une volonté propre. Plus généralement Marx compare le fétichisme dont sont victimes ici les producteurs à l'illusion produite par toute religion, illusion selon laquelle " les produits du cerveau humain " que sont les mythes religieux " ont [aux yeux des croyants] l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux ", quand ils ne sont en réalité que les reflets, dans un espace mental imaginaire, des conditions économiques et sociales de ces individus.

Mais le fétichisme n'est pas seulement une illusion, comparable à une religion.

Il n'est pas illusion dans la mesure où il est le reflet, dans la conscience des producteurs, de ce que sont réellement leurs rapports sociaux dans la société capitaliste. En effet les caractères sociaux des travaux des producteurs s'affirment dans cette société dans les limites de l'échange, dans les rapports établis par l'échange ; or ce sont des rapports " entre les produits et indirectement entre les producteurs ", uniquement en tant qu'il sont, comme acheteurs et vendeurs, supports de marchandises. Ainsi " les rapports [des] travaux apparaissent ce qu'ils sont, c'est-à-dire non des rapports sociaux immédiats des personnes dans leurs travaux (...), mais bien plutôt des rapports sociaux entre des choses ". Le fétichisme est en ce sens la conscience juste de la subordination des individus producteurs à leurs produits.

Mais cette conscience est aussi, d'un autre point de vue, mystifiée. Pourquoi ? D’une part parce que, évidemment, jamais les choses n’acquièrent réellement une personnalité ni les personnes ne deviennent entièrement des choses. D’autre part, parce qu'elle implique de considérer la forme capitaliste des rapports de production et de circulation comme objective, dans le sens de "naturelle" et "éternelle", quand elle n'est objective que dans le sens où elle est la forme déterminée d'un mode de production singulier, historiquement déterminé : le mode capitaliste. La conscience fétichiste est une "naturalisation" de la forme valeur et du rapport comme valeurs des produits du travail, à quoi Marx rétorque par la démystification de cette "naturalité", "l'historicisation" de cette forme.

Nous allons préciser encore un peu plus le sens du fétichisme, en montrant selon d'autres points de vue en quoi il consiste pour les producteurs et pour les économistes de cette société, les modalités et les causes de leur "naturalisation" de leur société.

Il importe de noter en premier lieu que la mise en place des rapports marchands et de son fétichisme n'a pas été, selon Marx, une action pleinement consciente. Les individus des sociétés européennes ont établi, à un certain moment de leur histoire, le système de l'échange généralisé des marchandises sans le conceptualiser, autrement dit sans réaliser qu'ainsi ils considéraient implicitement leurs produits en tant que valeurs comme les enveloppes sous lesquelles se cachait des travaux humains abstraits. C'est bien au contraire " en réputant égaux dans l'échange leurs produits différents " qu'ils ont établi " par le fait que leurs travaux sont égaux ".

C'est donc un forçage quand à ce que sont fondamentalement leurs travaux et leurs produits, au plan qualitatif, forçage opéré du point de vue d'une pratique sociale peu consciente, et non d'un point de vue théorique conscient : " ils le font sans le savoir ". Ces individus produisent leur monde social de façon encore très inconsciente.

Mais au bout d'un certain temps les hommes (certains d'entre eux du moins) tentent de faire un retour réflexif sur leur société pour " pénétrer les secrets de l’oeuvre sociale à laquelle il[s] contribue[nt] ". Marx désigne là, ce me semble, sans les nommer, les économistes qui l'ont précédé. Ceux-ci parviennent à comprendre jusqu'à un certain point les rapports économiques marchands ; mais jusqu'à un certain point seulement, car ils demeurent des individus prisonniers des effets fétichistes de leur société. C'est que leur analyse des formes de la vie sociale capitaliste part des "résultats du développement " historique ayant mené à ce mode de production, sans percevoir comme tel ce processus. Or ces résultats du processus (les formes "valeur", "travail abstrait" et "marchandise") ont pris déjà, au point du procès où les économistes interviennent " la fixité de formes naturelles de la vie sociale ". Les économistes, abusés par cette apparence, auront dès lors comme seul but de comprendre le sens de ces formes en tant qu'ils les postulent immuables, en niant a priori leur historicité.

Cependant il leur est difficile de nier que les rapports sociaux capitalistes soient ceux d'une société spécifique et qu'il en ait existé d'autres différents auparavant ; les économistes ont alors recours à un sophisme semblable à celui des théologiens chrétiens : ceux-ci concevaient leur religion comme authentique en tant qu'" émanation de Dieu " et toutes celles qui l'avaient précédé comme " une invention des hommes ", contingente et illusoire. De même, aux yeux des économistes, les institutions de la société féodale sont " artificielles " tandis que les institutions de la société bourgeoise leur paraissent " naturelles ". " Ainsi il y a eu de l'histoire mais il n'y en a plus ", elle s'arrête au seuil de la société bourgeoise, régie par des lois purement naturelles.

On voit là combien l'effet de "naturalisation" d'un rapport social, s'il semble se mettre en place pour partie spontanément, comme un reflet involontaire de ce même rapport social, peut aussi être renforcé et légitimé par des idéologues à seul fin de voiler le caractère au moins virtuellement transitoire, transformable, d'un mode de production qui est aussi, comme jusqu'à maintenant tous les modes de production, un mode... d'exploitation. Avant de montrer cela en détail concernant "l'éternisation" de la forme valeur, on peut noter que Marx en donne deux exemples plus concis dans ce même chapitre. D'une part l'exemple des physiocrates (économistes du XVIIIème siècle) qui légitimaient le pouvoir des propriétaires fonciers en voyant la rente foncière non comme " un tribut arraché aux hommes mais [comme] un présent fait par la nature même aux propriétaires ". De même le premier dogme de l'économie moderne s'avère être celui selon lequel " des choses sont, par nature, capital, et qu'en voulant les dépouiller de ce caractère purement social on commet un crime de lèse-nature ". Dans les deux cas : naturalisation d'un rapport social de production-exploitation à des fins, notamment, de légitimation.

Revenons en maintenant à la fétichisation de la forme valeur. Marx reconnaît à l'économie politique le mérite d'avoir commencé à analyser la valeur et sa grandeur; mais les économistes ne se sont jamais demandés " pour quoi le travail se représente dans la valeur et la mesure du travail par sa durée dans la grandeur de la valeur ". C'est que ces formes lui semblaient être " d'une nécessité tout aussi naturelle que le travail productif lui-même ". Ainsi, plus ou moins consciemment selon les cas, ces économistes ont légitimé une période historique " dans laquelle la production et ses rapports régissent l'homme au lieu d'être régis par lui ".

La découverte scientifique de ce que la valeur d'une marchandise s'exprime par le travail dépensé dans sa production constitue certes un progrès historique. Pour autant cette découverte n'a pas dissipé la mystification selon laquelle la valeur, façon dont le travail est reconnu socialement spécifiquement dans la société capitaliste, serait en fait un attribut naturel, invariant, de tout produit. L'individu croit là avoir découvert la nature invariable du caractère social du travail, " tout aussi naturel que la forme gazeuse qui est restée la même après comme avant la découverte de ses éléments chimiques ".

Cette fétichisation ne concerne pas uniquement la conscience des économistes bourgeois mais également celle de l'ensemble des individus de la société marchande(même si cela est vécu seulement implicitement par eux, sans être théorisé), en tant que tous ils doivent entrer en contact par l'échange de leurs produits. En effet la chose la plus importante pour tous les individus de cette société est de savoir tout d'abord combien ils obtiendront en échange de leurs produits, autrement dit dans quelles proportions ces produits s'échangent les uns avec les autres. Or bientôt, cette proportion, atteignant une certaine fixité, leur semble venir " de la nature même des produits du travail " qui semblent posséder " une propriété [naturelle] de s'échanger en proportions déterminées comme les substances chimiques se combinent en proportions fixes ". La récurrence des métaphores l'atteste : les individus dont la conscience est fétichisée perçoivent leur monde social sur le modèle du monde objectif naturel. De même que ce monde naturel, leur monde leur semble régi par des lois naturelles, fixes et irréductibles, lois que l'on peut tout au plus connaître pour mieux en user, mais qu'il ne saurait être question de transformer.

Avant que le principe de la mesure de la grandeur de la valeur (par le temps de travail) ne soit scientifiquement formulé les grandeurs de valeur d'une marchandise semblent aux individus se déterminer au hasard car ces " quantités changent sans cesse, indépendamment de la volonté et des prévisions des producteurs ". Voilà donc des individus qui, ayant crée un mode de production sans en connaître le lois, les perçoivent désormais comme d'incompréhensibles "lois du hasard", comme une capricieuse et impénétrable fatalité, non plus divine mais "économique-naturelle". Leur propre mouvement social prend à leurs yeux " la forme d'un mouvement des choses, (...) qui les mène, bien loin qu'ils puissent le diriger". Leur propre monde leur fait face comme une sorte d'instance extérieure, de même que la nature ; sa téléologie et ses lois leur semblent aussi absolument transcendantes à leurs téléologies individuelles (leurs volontés) que le sont les lois de la nature.

Certes lorsque la production marchande est, à un certain stade historique, pleinement développée, se produit la découverte de ce que, finalement, la quantité de la valeur ne se détermine pas au hasard comme il semblait jusque là aux producteurs, mais selon la loi régulatrice du temps de travail socialement nécessaire. Mais cette découverte est également fétichisée, tant par les économistes que par les autres producteurs qui en prennent conscience, car ils en font une (nouvelle) loi naturelle indépendante de leurs volontés, quand elle n'est qu'une loi "artificielle", relative à une période historique et transformable. Les individus n'ont somme toute fait que remplacer une loi transcendante à leurs volontés par une autre similaire : une "loi du hasard" par une "loi de la nécessité".

Combien cette perception de la vie sociale peut avoir de rapport avec la perception religieuse c'est que Marx laisse à nouveau entendre. D'une part le fétichisme est désigné par lui comme " religion de la vie quotidienne " de la société capitaliste ; d'autre part il désigne le christianisme " avec son culte de l'homme abstrait" comme " le complément religieux le plus convenable " pour la société où règne ce fétichisme. Qu'est-ce à dire ? Marx ne se fait pas ici plus précis ; néanmoins il nous est permis d'interpréter.

La religion chrétienne écrase l'individu et sa volonté sous le poids du dessein providentiel divin, avec lequel il peut, au mieux, se mettre autant que possible en adéquation, mais qu'il ne peut infléchir. De même l'individu, dans la société capitaliste, en tant que sa conscience est fétichisée, se perçoit certes comme pourvu de volonté et d'une capacité de choix, mais qui doit tenir compte de lois économiques prétendument naturelles et incontournables, dont une part importante des effets demeurent immaîtrisables par lui, et avec lesquelles il peut tout au plus tenter de "jouer".

Quant à " l'homme abstrai t" afférent au christianisme que faut-il entendre par là ? Probablement que la figure chrétienne d'une "nature humaine" identique pour tous les hommes et essentiellement mauvaise (le péché originel), d'une part tend à nier les différences de classes existant entre les individus en les subsumant sous une figure illusoire de "l'Homme" ; d'autre part elle tend à légitimer l'écrasement des individus (tout particulièrement des exploités) par une faute immémoriale qui en serait la cause.

De même, le fétichisme n'implique-t-il pas le voilement de la spécificité individuelle de chaque travail (travail concret)? Ne sont-ce pas ainsi les places différentes des individus dans le travail social, et donc l'appartenance à des classes différentes, qui sont ainsi dissimulées?

La religion comme le fétichisme apparaissent comme des conditionnements idéologiques à la résignation à l'ordre existant.

Pour établir clairement que le fétichisme appartient spécifiquement à l'époque de la société marchande, Marx montre succinctement ici comment et pourquoi dans d'autres modes de production la conscience des individus, si elle peut être mystifiée, ne l'est cependant pas de cette façon particulière. Il décrit de ce point de vue quatre modes de production : celui de Robinson, " l'homme indépendant "; celui du Moyen-Age européen; celui de " l'association immédiate ", forme naturelle primitive de la communauté ; enfin celui de " la réunion d'hommes libres ", c'est-à-dire de la société communiste. Nous nous contenterons ici, en guise de récapitulatif, de dégager de ces propos de Marx, les traits d'une conscience non-fétichisée des rapports sociaux des individus dans leurs travaux et par là en creux, les traits de la conscience fétichisée.

Les individus des sociétés autres que marchande (examinées ici par Marx) savent qu'ils ont des besoins individuels à satisfaire, et que les travaux qu'ils exécutent le sont en vue de créer des objets immédiatement utiles, personnels (sauf dans la société féodale où une partie des travaux est exécutée pour le seigneur).

Au contraire dans la société capitaliste pleinement développée les travaux sont exécutés en premier lieu en vue de créer des produits ayant la valeur d'échange la plus importante possible, autrement dit en vue d'un échange porteur de profit ; et secondement seulement en vue de la satisfaction des besoins individuels. Tout au plus, le seul besoin individuel qui soit pris en compte prioritairement en cela est celui, monstrueusement égoïste, du capitaliste : le besoin de profit.

Les individus des sociétés non-capitalistes savent également que pour satisfaire leurs besoins il leur faut exécuter des travaux divers selon une division du travail dont résultent des travaux et des produits qualitativement différents.

Ce phénomène est aussi à l'oeuvre dans la société capitaliste (division du travail et diversité des travaux et des produits), mais il est masqué : les produits du travail ne sont plus perçus selon leurs qualités singulières, mais comme des marchandises s'échangeant réciproquement, c'est-à-dire selon leurs seules différences quantitatives de valeur.

Dans les sociétés non marchandes la forme concrète du travail (dans laquelle s'affirme la singularité des forces individuelles) en est également (et directement) la forme sociale car les forces des individus participent à la force de travail sociale comme à un tout organique. Ainsi les individus ont conscience de leurs différentes fonctions productives comme " des formes diverses par lesquelles [ils] s'affirme[nt] ", des " modes divers du travail humain " dans lesquels sont mis en jeu leurs forces individuelles.

Dans la société capitaliste la forme sociale du travail étant sa forme abstraite le caractère irréductiblement concret (donc individuel) du travail tend à disparaître de la conscience des individus eux-mêmes : "réification" des personnes, dépersonnalisation. La négation pratique de l'individualité du travail passe dans la conscience de l'individu.

Dans les sociétés non-capitalistes encore, tout individu peut savoir combien il lui faut en moyenne de temps de travail pour exécuter un ouvrage, mais il sait que c'est une quantité déterminée de sa force de travail personnelle qu'il dépense ainsi, et aussi que ce temps de travail moyen nécessaire est fonction de sa plus ou moins grande habilité individuelle.

Dans la société marchande, par contre, la prise en compte du temps de travail se fait au niveau global, social (temps de travail socialement nécessaire), en faisant abstraction de la variabilité de ce temps de travail moyen selon les individus en vertu d’une rationnalisation scientifique du travail qui tend à éliminer cette variabilité individuelle.

Globalement on peut donc dire que, dans les sociétés non capitalistes examinées ici par Marx, les rapports sociaux des personnes, à travers leurs travaux et les objets qui en proviennent, s'affirment comme leurs propres rapports personnels ; à l'opposée ces mêmes rapports, en société capitaliste, se déguisent en rapports sociaux des choses, des marchandises.Les sujets individuels disparaissent derrière leurs objets.
 
 

Le contrat de travail et le rapport d’exploitation

Tout ceci étant dit, reste que le mystère de la formation de la plus-value n'est toujours pas éclairci. Or, bien que Marx ait établi, nous l'avons vu, que la plus-value ne peut se former par l'échange, il affirme néanmoins ensuite que " la métamorphose de l'homme aux écus en capitaliste doit se passer dans la sphère de la circulation et en même temps ne point s'y passer " Expliquant cela il va nous falloir anticiper (ainsi que le fait Marx lui-même dans le chapitre VI du Livre I : " Achat et vente de la force de travail") sur certaines des déterminations du Capital et du Travail dans le procès de circulation, déterminations qui correspondent à certaines des fonctions économiques des individus capitalistes et travailleurs.

Ces déterminations n'expliquent pas en quoi consiste la production de la plus-value mais quelle en est la condition de possibilité. Il faut que sur le marché, lieu où s'achètent et se vendent les marchandises, le " détenteur de moyens de production et de subsistance rencontre (...) le travailleur libre " (c'est-à-dire à la fois indépendant de tout maître précis et dépossédé de tout moyen de production) " qui vient y vendre sa force de travail ". Cet acte d'achat et de vente de la force de travail se produit en vertu d'un contrat entre deux contractants juridiquement égaux. C'est " l'unique condition historique " qui " recèle tout un monde nouveau ", " une époque de la production sociale ", celle du capital.

Pour ce qui concerne spécifiquement notre recherche nous voyons apparaître ici certaines des fonctions des travailleurs et des capitalistes dans la sphère de la circulation : les premiers comme " travailleurs libres ", possesseurs- vendeurs de leur force de travail, les seconds comme possesseurs des moyens de production et de subsistance et acheteurs de la force de travail. Là les individus entrent socialement en rapport selon un régime juridique, régime d'égalité. Il faut noter que se produit ici pour l’individu ouvrier une des figures majeures de sa réification : cet individu perçoit sa force de travail, c’est-à-dire toute une partie de sa personnalité comme une "chose" qu’il possède et vend contre salaire. Il se perçoit lui-même comme une chose.

Mais, pour percer à jour le secret du "comment" de la production de la plus-value il faut dépasser cette apparence de libre choix et d'égalité des contractant ; il faut " quitter cette sphère bruyante [de la circulation] où tout se passe à la surface et aux regards de tous pour les suivre tous deux [les contractants] dans le laboratoire secret de la production ". Dès que l'on a franchi ce seuil voilà à quelles métamorphoses des individus contractants on assiste : " Notre ancien homme aux écus prend les devants et, en qualité de capitaliste, marche le premier; le possesseur de la force de travail le suit par derrière comme son travailleur à lui ; celui-là le regard narquois, l'air important et affairé ; celui-ci timide, hésitant, rétif, comme quelqu'un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s'attendre qu'à une chose : être tanné. ". Les deux individus mis en présence atteignent ici à de nouvelles déterminations, économiques et politiques, (capitaliste et travailleur) qui leur enlèvent leurs masques rassurants d'acheteur et vendeur ; derrière l'égalité et la liberté apparente du contrat apparaît sa vérité : la contrainte sociale (le possesseur de la force de travail ne possède que cela, et est donc obligé de la vendre pour survivre, contrairement au possesseur des moyens de production). Il s'ensuit un rapport hiérarchique structurel de domination et d'exploitation : le capitaliste, " marche le premier " et " l'air important "; l'autre " le suit par derrière " et lui appartient désormais.

Le droit se révèle donc comme ce qu'il est : expression juridique d'un rapport de force, et tout ceci n'est plus fondamentalement affaire de contrat mais de lutte, de violence, de "tannage" (animalisation des rapports humains) liée à une inégalité structurelle implicite. Ce qui vient à jour ici c'est le rapport d'exploitation entre capitalistes et travailleurs qui est à la base même de cette société. Ce rapport s'explique par le fait que la force de travail des exploités est la seule marchandise qui peut produire de la plus-value (ou surtravail), car c'est la seule qui peut travailler quotidiennement plus longtemps que le temps requis à sa production. Dans la société capitaliste le travailleur salarié produit dans sa journée de travail globale non seulement la valeur de sa force de travail (son salaire) qui lui permet de reconstituer sa force de travail (" travail nécessaire "), mais aussi un temps de travail extra, travail forcé, " surtravail imposé ou extorqué au producteur immédiat ". Toute survaleur (et de là toute appropriation et accroissement de richesse) provient de cette différence entre travail nécessaire et surtravail. D'où apparaissent ici de nouvelles fonctions économiques des individus : le travailleur est " une machine à produire de la plus-value " et le capitaliste " une machine à capitaliser cette plus-value ".

Il faut signaler que la plus-value n'est pas spécifique au mode de production capitaliste mais est " la part de surtravail issue de l'exploitation quel que soit le mode d'extorsion ". Tout individu des classes dominées dans toute société de classes a eu à ce jour, dans la sphère de la production la fonction de producteur de la plus-value. Le rapport d’exploitation est, dans ces sociétés, le rapport fondamental entre dominanst et dominés.

La différence réside dans le fait que dans les sociétés non-capitalistes le partage entre travail nécessaire et surtravail était directement visible, séparé dans l'espace et calculable en temps réel.

Par contre dans la société capitaliste, le capital ne se contentant plus de s'approprier la plus-value mais aussi de la produire (puisqu'il possède et organise les lieux de production), celle-ci se dissimule dans le temps devenu apparemment homogène de la journée de travail. Le surtravail est rendu invisible, et ainsi également le rapport d'exploitation dont il découle tend à l'être. Cela implique, au niveau de la conscience des individus travailleurs, la mystification qui leur présente leurs rapports sociaux comme vécus, en tant que "citoyens", selon un régime de liberté et d'égalité, d'échange équitable et libre dans la circulation d'abord puis, par répercussion, dans la production.
 
 

L’individu exploité dans les sociétés esclavagistes et féodales

Ceci nous amène à faire une digression comparative sur la situation des individus exploités dans deux modes de production antérieurs au capitalisme : les modes de production esclavagiste et féodal.

Nous n'entrerons pas dans un exposé longuement détaillé, suivant en cela Marx lui-même qui, à notre connaissance, a principalement concentré ses recherches sur la société capitaliste, donnant seulement des indications sur d'autres types de société.

Dans le système esclavagiste l'esclave " est placé au rang des autres êtres naturels en tant que condition inorganique de la production, à côté du bétail et comme appendice de la terre ". L'esclave a le statut de moyen de production. Il est ouvertement considéré comme un instrument, ou comme bête de somme, alors que dans la société bourgeoise on prétend hypocritement que le travailleur, qui est également en réalité un instrument (un "employé" : creusez ce mot...) des exploiteurs, est un individu libre et possédant autant que tout autre un droit imprescriptible à la dignité. Tandis que dans la société capitaliste le travailleur salarié se possède lui-même comme marchandise force de travail, l'esclave, lui, est considéré comme la marchandise d'autrui, qui doit être produite puis vendue pour être consommée. L'économie esclavagiste suppose ainsi l'existence d'un marché, " l'association permanente de l'esclavage avec un appareil destiné au transfert organisé d'individus depuis les zones productrices d'êtres humains vers les zones consommatrices ".

Le travailleur moderne et l'esclave ont par contre au moins un point commun : ils ne possèdent pas leurs moyens de production.

Enfin notons une seconde différence entre le salarié et l'esclave : la dépendance du premier est reproduite dans la sphère de la production alors que celle du second a son fondement hors production, dans un rapport politique fondé sur la violence (conquête, pillage) d'une population sur une autre. " Le marché des esclaves est constamment alimenté en marchandise-force de travail par la guerre, la piraterie, etc. Il est l'appropriation en nature de la force de travail étrangère par la contrainte physique directe ". Ainsi, alors que le droit de propriété du capitaliste sur la force de travail du salarié découle historiquement de l'expropriation primitive des paysans, mais ensuite d'un contrat apparemment pacifique, le droit de propriété de l'esclavagiste sur l'esclave résulte d'un rapport explicite de domination préliminaire au procès de circulation. Dans le premier cas la violence de l'exploitation est voilée, dans l'autre cas elle est constamment exposée.

Qu'en est-il, par ailleurs, de la situation de l'individu exploité dans la société féodale ? Dans le chapitre XXVI du livre I du capital (" Le secret de l'accumulation primitive ") Marx décrit la genèse du mode de production capitaliste, c'est-à-dire le passage " de l'ordre économique féodale à l'ordre économique capitaliste ". Ce passage s'explique par " une accumulation primitive (...), antérieure à l'accumulation capitaliste". Celle-ci consiste en " la séparation radicale du producteur d'avec les moyens de production ", moyens dont il avait auparavant la possession. Ici se dessinent en creux les figures des deux types d'individu exploité dans le monde féodal : le serf, attaché à la terre intégrée au domaine de son seigneur, et dépendant de lui, et l'artisan des corporations (associations de personnes exerçant la même profession). L'aspect relativement positif de la transformation du serf et de l'artisan en travailleur salarié est " leur affranchissement [pour le premier] du servage et [pour le second] de la hiérarchie industrielle " des corporations. C'est qu'il était nécessaire, pour qu'ils puissent disposer économiquement de leur propre personne (c'est-à-dire " devenir libre vendeur de travail ") que le serf cesse " d'être attaché à la glèbe ou d'être inféodé à une autre personne " et que l'artisan ait " échappé au régime des corporations ".

Mais cette transformation de la figure du travailleur comporte également un aspect radicalement négatif : pour que ces affranchis deviennent vendeurs d'eux-mêmes il faut qu'ils aient été expropriés, " dépouillés de tous leurs moyens de production et de toutes les garanties d'existence offertes par l'ancien ordre des choses". Il s'agit ainsi de dépouiller " de grandes masses de leurs moyens de production et d'existence traditionnels " et de les lancer " à l'improviste sur le marché du travail ". La base de toute cette évolution est l'expropriation des cultivateurs, que Marx expose ensuite. Nous n'entrerons pas d'avantage dans les détails de ce procès historique, préférant nous concentrer sur l'individu de la société capitaliste. Qu'il nous suffise d'avoir indiqué ici succinctement quelques différences entre l'exploitation des individus selon les diverses époques et sociétés, ainsi que leurs "libertés" respectives. Cela nous permet tout particulièrement de faire à nouveau la part du caractère réel et du caractère mystificateur de la fameuse "liberté" des "citoyens" de nos "démocraties" bourgeoises, à la fois réelle (au regard des sociétés antérieures) et formelle (comparativement à ce qui a été perdu, et surtout à ce qui pourrait être conquis dans la société future).
 
 

Revenons au rapport social d’exploitation sous le capitalisme. Vivant selon ce rapport social mystifié, les individus ne se réduisent pas à ces fonctions économiques. Ils luttent aussi relativement à l'établissement d'une journée de travail normale, les travailleurs pour la réduction de la durée de cette journée et les capitalistes pour son augmentation. Alors apparaît une détermination des individus qui est à la fois économique mais aussi explicitement politique, comme individus appartenant à deux classes (économiques et politiques) en lutte l'une contre l'autre. Ainsi se fait jour, au delà de la concurrence interne à chacune des deux classes, les solidarités de classe.

Cette lutte se déroule en référence au cadre juridique du contrat de travail, "entre deux droits égaux", " droit contre droit ". Mais c'est la force qui décide de l'issue de la lutte.

Dans cette lutte les capitalistes associent la production de la plus-value absolue et celle de la plus-value relative. La plus-value absolue " base générale du système capitaliste " consiste en l'" allongement de la journée de travail au-delà du point où l'ouvrier aurait produit seulement l'équivalent de la valeur de sa force de travail, et l'appropriation de ce surtravail par le capital ", la durée du travail nécessaire demeurant égale. La production de cette plus-value trouve ses limites dans la résistance des travailleurs et la fixation de la durée légale de la journée de travail qui s'ensuit, ainsi que dans les limites des capacités physiques des travailleurs. La production de la plus-value relative consiste à faire baisser la durée du travail nécessaire, la durée de la journée de travail globale demeurant égale. Cela s'obtient en développant la force productive sociale du travail, ce qui fait baisser la valeur des marchandises consommées par les ouvriers dans le procès de reproduction de sa force de travail, donc la valeur de sa force de travail (le salaire qui y correspond). Ce développement de la productivité s'obtient en révolutionnant " de fond en comble les procès techniques du travail et les regroupements sociaux " : création de la manufacture et de la fabrique modernes avec la mise en place de la coopération qui y est afférente. On verra un peu plus loin comment le capital s'empara ainsi du travail pour le reconfigurer entièrement, en y éliminant les relatives liberté et créativité qu'il impliquait pour le travailleur au Moyen-Age.

De ce que nous venons de dire sur ces rapports conflictuels de classe il ne faudrait pas déduire que, par là, les individus exploités échappent déjà pleinement à leur rôle de fonctions du capital. Leur lutte économico-politique peut être le vecteur d'une lutte révolutionnaire impliquant l'abolition de cet assujettissement mais cela n'est aucunement automatique, et en premier lieu il s'agit d'une lutte pour l'amélioration relative des conditions de travail dans le cadre du mode de production capitaliste, tout en demeurant une fonction du capital.

Dans le Livre I les individus travailleurs interviennent également comme une des deux déterminations spécifiques du capital (en tant qu'instance impersonnelle) dans la sphère de la production.

Ces deux déterminations sont le capital constant et le capital variable.

Le capital constant est l'ensemble des moyens de production produits par un travail antérieur (équipements, machines et matières premières), tandis que le capital variable consiste en la force de travail salariée. Les individus producteurs sont donc ici la détermination du capital la plus importante en ce qu'ils se trouvent à la base de cette totalité économique, en tant que producteurs de plus-value.
 
 

l’individu et l’organisation capitaliste du travail

Nous allons maintenant nous attarder quelque peu sur les modalités du bouleversement capitaliste du procès de production, et sur toutes ses conséquences en terme d'assujettissement pour les individus exploités. Cette question est principalement traitée par Marx dans la quatrième section du Livre I, aux chapitres 13 ("La coopération"), 14 ("Division du travail et manufacture") et 15 ("Machinisme et grande industrie"). Ce qui est ici décrit c'est la mise en place en Europe, dans la période allant de la fin de l'époque féodale jusqu'au 19ème siècle (de la coopération simple à la fabrique), d'une organisation collective du travail hyper rationalisée mais au pire sens du terme, c'est-à-dire mécanisée et déshumanisée à l'extrême ; autrement dit c'est l'évolution du processus du travail selon " une rationalisation sans cesse croissante, [entendue] comme une élimination toujours plus grande des propriétés qualitatives, humaines et individuelles du travailleur ".

Essayons d'expliquer cela plus en détail.

La coopération est la première modification subie par le processus de travail par sa subordination au Capital ; elle apparaît historiquement en opposition aux formes précédentes du procès de travail, liées à l'économie paysanne et à l'entreprise artisanale indépendante. Elle constitue le point de départ historique de la production capitaliste : la collaboration d'un grand nombre d'ouvriers, travaillant en même temps et dans le même lieu sous les ordres du même capitaliste, pour produire la même sorte de marchandise. Cela implique également que ces ouvriers " travaillent ensemble et côte à côte, d'après un plan général, dans un même processus de production ou dans des processus (...) connexes ".

La coopération dont il est question ici est somme toute " la forme fondamentale de toute la production capitaliste ", bien que considérée ici d'abord sous une forme spécifique, la forme simple ; de cette forme simple procède toutes ses formes plus développées (la manufacture et sa division du travail, et la fabrique). D’une part cette forme simple est historiquement la 1ère forme de la coopération capitaliste, et d'autre part elle apparaît plus tard dans l'évolution historique à côté des formes plus développées.

Si le travailleur s'insère dans la coopération c'est qu'il est devenu "libre", c'est-à-dire a été exproprié, séparé radicalement des moyens de production qu'il possédait auparavant, et sur quoi se fondait son indépendance et aussi son " habileté manuelle , [son] adresse ingénieuse et [sa] libre individualité ". Et cependant ce que le travailleur a gagné c'est la constitution de la " force sociale du travail ", l'association collective des efforts individuels des travailleurs ou socialisation du travail : " En collaborant avec d'autre selon un plan, l'ouvrier se débarrasse des limites posées à son individualité et développe ses possibilités créatrices ". Néanmoins cette dimension positive de la coopération pour l'ouvrier demeure principalement virtuelle, puisque la coopération est dirigée et organisée par les individus de la classe exploiteuse, et donc les avantages de cette organisation captés pour servir leurs fins. Pour de multiples raisons que nous ne détaillerons pas ici, la coopération permet un accroissement extraordinaire de la productivité du travail ; dans la société capitaliste elle est donc la " méthode du Capital en vue de l'exploiter [le processus de travail] d'une façon plus rémunératrice par l'augmentation de ses forces productives "

Le rapport fondamental entre les capitalistes et les ouvriers, rapport d'exploitation, se traduit dans la coopération par le fait que la fonction des capitalistes y est, à travers le plan, celle de la direction absolue, despotique, du processus de travail (en vue de l'exploitation maximale de ce même processus). " Le commandement suprême " est donc ici devenu " l'attribut du Capital ", commandement dont il délègue les formes dérivées de " surveillance subalterne [des ouvriers] à une bande organisée d'officiers et de sous-officiers, (...) salariés du Capital " .

Au caractère despotique de la direction par les capitalistes correspond la perte de possession de la maîtrise de leur activité productive par les travailleurs. C'est que la " connexion des fonctions des divers ouvriers se trouve en dehors d'eux, dans le capital" : seul le capitaliste a réalisé le plan qui organise et finalise leur ouvrage collectif. Ainsi " leur propre unité [de travailleur collectif] leur apparaît comme l'autorité du capitaliste, comme une volonté étrangère ". Le processus de travail coopératif étant régi et possédé par l'instance (transcendante aux ouvriers) du Capital, dès qu'ils entrent dans ce processus " les ouvriers ont (...) cessé de s'appartenir, ils sont incorporés au capital ". Ainsi la force productive sociale, qui est en fait la force combinée des différentes forces de travail des ouvriers, qui est donc en réalité immanente à eux, apparaît comme extérieure à eux et immanente au capital.

Maintenant qu'en l'espèce de la coopération nous avons décrit la forme primitive même du processus de travail en société capitaliste, venons-en à ses formes dérivées, à commencer par la manufacture. C'est la " forme classique de la coopération [capitaliste] fondée sur le division du travail ", qui prédomine de 1550 à 1770 environ. Elle naît par la réunion dans un même lieu d'un grand nombre d'artisans qui au départ savent exécuter leur métier en entier, dans l'ensemble de ses opérations ayant comme finalité des produits finis. Du reste le métier reste la base technique de la manufacture: l'exécution du travail reste professionnelle et " dépend de la force, de l'adresse, de la rapidité, de la sûreté de la main de chaque ouvrier dans la maniement de son instrument ". Le caractère gratifiant, positif du mode de travail antérieur de l'artisan n'est pas encore totalement nié.

Cependant cette positivité subit déjà là une sévère opération de réduction de par la division du travail spécifique de la manufacture. Celle-ci consiste en la "fragmentation de l'opération globale [de production d'un objet] en ses diverses parties" . Un ouvrier individuel ne fait plus les diverses opérations successives d'où résulte un produit global, fini ; il n'effectue plus qu'une opération partielle en connexion avec d'autres ouvriers qui font chacun une des opérations d'où résulte les produits finis.

La manufacture apparaît ainsi comme " un mécanisme de production dont les organes sont des hommes ", et si des machines y apparaissent déjà sporadiquement " la principale machine de la manufacture est l'ouvrier collectif combiné " ! L'individu travailleur n'est plus ici un homme, mais, une chose, un rouage d'une immense machine qui doit juste "fonctionner" le plus efficacement possible.

Déployons en détail les conséquences néfastes pour l'individu de cette forme de la coopération capitaliste. Celle-ci " estropie l'ouvrier, fait de lui une espèce de monstre, (...) en activant le développement de sa dextérité de détail par la suppression de tout un monde d'instincts et de capacités ". C'est qu'en effet, contrairement à la coopération simple qui ne révolutionne pas le mode de travail de l'individu, la manufacture le révolutionne en enchaînant le travailleur à une seule fonction partielle de son ancien métier ; celui-ci devient plus habile dans cette fonction, mais perd vite sa capacité à exercer son métier en entier. Ainsi, d'une part il devient " incapable d'effectuer une production indépendante puisqu'il n'est plus qu'un accessoire de l'atelier du capitaliste "; d'autre part ne produisant plus jamais à lui seul un produit fini, il a perdu par rapport à son activité le sens positif d'objectivation de soi que cette activité possédait quand il était encore artisan indépendant. Le caractère parcellaire de son activité lui fait aussi perdre l'objectivation multiple de soi, c'est à dire de facultés diverses (convergeant dans la réalisation de produits finis) puisqu'il a perdu cette diversité de facultés pour n'en conserver qu'une, correspondant à son unique fonction.

Par ailleurs le processus de scission entre les puissances intellectuelles du processus de production (c'est à dire " les connaissances, l'intelligence et la volonté " qui y sont mises en oeuvre) et les ouvriers, processus dont nous avons montré qu'il commence à poindre dans la coopération simple (de par la direction despotique du capitaliste) se développe encore dans la manufacture de par la parcellarisation du travail : toutes les facultés intellectuelles " que les ouvriers parcellaires perdent se concentrent en face d'eux dans le capital. La division manufacturière du travail leur oppose les puissances intellectuelles de la production comme la propriété d'autrui et comme pouvoir qui les domine ".

De plus, de même que dans la coopération simple, la force productive globale résultant (dans la manufacture) de la combinaison des forces productives individuelles des travailleurs apparaît comme force productive du capital ; le capital est une instance transcendante aux individus exploités, qui capte leurs forces, qui, pour ainsi dire, les vampirise.

Au bout d'un certain temps la manufacture (qui implique simultanément un asservissement croissant des individus exploités) va se heurter à des obstacles qui, selon Marx, vont nécessiter l'invention du machinisme et de la grande industrie. Ces obstacles relèvent de tout ce qui, dans la manufacture, peut subsister de relativement positif dans le travail de l'ouvrier. En effet l'habileté de métier, bien que parcellarisée, restant la base technique de la manufacture et le mécanisme collectif n'y ayant point encore un squelette matériel indépendant des ouvriers, ceux-ci ont encore une relative position de force (notamment, de par leurs compétences indispensables au fonctionnement du "mécanisme collectif", ils peuvent encore effectuer une pression sur leur exploiteur) et ne cessent ainsi de se livrer à des actes d'insubordinations.

Pour briser cette insubordination et simultanément pour assouvir les besoins de production générés par la manufacture même, le développement des machines devient nécessaire. Il se produit justement à partir d'un tel développement une véritable révolution industrielle : la grande industrie est crée, dans laquelle les machines en viennent à remplacer les hommes relativement à la conduite des outils dans le processus de production ; or, contrairement à l'ouvrier qui, pour exercer un tel maniement, ne peut employer que ses propres organes, limités, la machine peut manier et conduire un nombre bien plus élevé d'outils : d'où pour les capitalistes, un gain de productivité inouï. Dans la fabrique (lieu de production spécifique de la grande industrie) une sorte de coopération de machines partielles (combinées en un "système de machines") permet sur la base de la division manufacturière du travail, de remplacer le travail d'une grande série d'ouvriers partiels de la manufacture.

Ainsi la fabrique, sous sa forme le plus développée, implique l'évincement de nombreux ouvriers remplacés par les machines, mais aussi pour ceux qui ne sont pas évincés la destruction de leur ancien mode de travail. C'est que la fabrique supprime la base professionnelle propre à la manufacture. Elle " constitue un grand automate " (dont la " forme la plus achevée est l'automate constructeur mécanique "), c'est-à-dire " un organisme mécanique de production objectif que l'ouvrier trouve tout fait ", indépendant de lui, et auquel il doit s'adapter, alors que dans la manufacture la combinaison des ouvriers était subjective, fondée sur une connexion de la différence qualitative de leurs savoirs-faire et de leurs travaux. De même, " dans la manufacture chaque processus partiel [du travail] devait être adapté à l'ouvrier ", c'est-à-dire à sa compétence professionnelle singulière, alors que dans la fabrique ce n'est plus nécessaire, le processus de travail étant décomposé objectivement par une analyse scientifique, afin d'être accompli par les machines, par rapport auxquelles le travailleur doit dès lors s'adapter pour effectuer des tâches non (ou peu) qualifiées d'accompagnement. Les différences qualitatives du travail sont " ici supprimées, les ouvriers de plus en plus nivelés, on ne trouve tout au plus [entre eux] que des différences d'âge et de sexe ".

De même que dans la manufacture (mais de façon encore plus accentuée) l'individu ouvrier est voué ici à être toute son existence un rouage d'une machine. Et ce qui apparaît nouveau avec le machinisme de la fabrique, c'est que la spécificité de la production capitaliste en général qui consiste en ce que (puisque l'ouvrier n'organise pas lui-même son activité productive et ne possède pas ses outils) " l'ouvrier n'emploie pas la condition de travail, la condition de travail au contraire employant l'ouvrier ", cette spécificité, donc, " acquiert [là] une réalité techniquement tangible ". En effet désormais ce n'est plus seulement le plan du travail collectif, ni les puissances intellectuelles du procès de travail qui apparaissent au travailleur comme des instances indépendantes et hostiles ; l'outil, le moyen de travail lui-même , " en se transformant en automate, (...) se dresse face à l'ouvrier comme du (...) travail mort dominant et usant jusqu'à l'épuisement la force de travail vivante ".

Par ailleurs le processus de scission entre les puissances intellectuelles du procès de travail et les travailleurs (commencé dans le coopération simple puis développé avec la manufacture) est parachevé par la grande industrie, qui sépare la science du travail et l'oblige à se mettre au service du capital, c'est-à-dire au service de l'oppression du travail. L' "habileté particulière, individuelle" de l'ouvrier a été dépouillée jusqu'à n'être plus qu' " un accessoire infime " du processus du travail qui disparaît devant " la science, les forces naturelles énormes et la masse de travail social qui sont incorporées au système mécanique " de la fabrique.

Au point où nous sommes parvenus nous n'en avons malheureusement pas encore fini avec les effets dévastateurs de ce stade le plus "avancé" du mode de production capitaliste ; en effet, la machine contenant elle-même (contrairement aux instruments de travail antérieurs) la force qui la meut (vent, eau, vapeur, etc.) la valeur de la force musculaire humaine est dépréciée, c'est-à-dire la valeur du travail de l'ouvrier : son salaire. Il s'ensuit que désormais " pour qu'une famille vive, il faut que quatres personnes [d'une famille] fournissent au capital non seulement du travail, mais encore du surtravail, là où auparavant il n'y en avait qu'une " : le salaire qui était avant celui de l'ouvrier père de famille est réparti dès lors sur l'activité de toute la famille! Ainsi les membres de la famille ouvrière qui n'effectuaient pas jusque là un travail, la femme et les enfants, sont enrolés. Cela signifie une augmentation conséquente du degré d'exploitation du travail par le capital. Si les prolétaires veulent survivre ils sont à ce moment là contraints d'accepter les conditions les plus barbares imposées par le capital : " la vente et l'achat des forces de travail étaient [auparavant] un rapport de personnes libres ", mais maintenant l'ouvrier est amené à l'extrémité de vendre sa femme et ses enfants, " [il] devient marchand d'esclaves ", vendeur des êtres qui lui sont le plus proches.

La machine est donc le moyen capitaliste par excellence de briser la résistance (présente jusque dans la manufacture) des ouvriers. Elle détruit la base technique du métier. Elle évince de nombreux ouvriers, en en remplaçant l'action musculaire (et ce de façon croissante, car la machine, à l'époque de Marx, s'empare sans cesse de nouvelles branches de production non encore conquises), et place les ouvriers restants en position de concurrence avec leurs propres femmes et enfants : " ainsi la machine engendre une population ouvrière superflue obligée d'accepter la loi dictée par le Capital ", ce qui lui permet d'augmenter de façon monstrueuse la durée de la journée de travail ; d'où s'ensuit une masse effarante de dégradation physiques et morales, dont Marx dresse ici la liste (en forme de réquisitoire) et que nous ne détaillerons pas.

Nous nous trouvons ainsi face ou paradoxe selon lequel le moyen le plus formidable qui ait été inventé dans l'histoire pour réduire le temps de travail, (c'est-à-dire pour permettre aux individus exploités de disposer de la plus grande partie de leur existence à des fins de développement individuel dans des activités "libres" et "gratuites") " devient le moyen infaillible de transformer la vie entière de l'ouvrier et de sa famille en temps de travail disponible pour la mise en valeur du capital " ! Le moyen potentiel d'une libération inouïe des individus se tourne en son contraire absolu, en instrument tout aussi extrême de négation de ces individus.

Mais les exploités ne se laissent pas si facilement convertir en objets des capitalistes, ils résistent à cette entreprise de "chosification" pratique dont Lukacs montre qu'elle est le pendant de la réification psychique (précédemment expliquée par nous).

D'une part ils se révoltent en premier lieu contre la machine elle-même, par rapport à laquelle ils se perçoivent à juste titre en situation de concurrence mortelle, d' "antagonisme total ". D'autre part ils luttent (en tant que classe) contre l'extension illimitée de la durée de la journée de travail, et en instaurant un tel rapport de force ils parviennent à imposer une fixation de la journée de travail normale. En réaction à cela les capitalistes, de leur côté, pour pouvoir continuer à capitaliser autant (voire même plus) de plus-value répliquent par l'intensification du travail: " Dès que la réduction de la journée de travail devient loi, la machine devient le moyen de tirer de l'ouvrier un travail plus intense ", soit par accroissement de la rapidité du travail, soit par réduction du nombre d'ouvriers par machines.

Pour conclure ces considérations spécifiques constatons qu'à l'évidence la conséquence majeure de l'organisation capitaliste du travail est la violence systématique faite à l'intégrité psychique et physique des travailleurs. Dans la production plus que dans n'importe quelle autre lieu de l'espace social Marx nous montre que " derrière l'exploitation en masse, anonyme, il y a (...) des noms et des prénoms, des individus de chair vive " et que sous le couvert de ses allures "rationnelle", "scientifique " et "civilisatrice" c'est à une mutilation systématique de ces individualités que se livre le mode de production-exploitation capitaliste.
 
 










b. Le Livre II





Le Livre II traite du procès de circulation des marchandises qui est, au niveau du capital comme totalité, le complément indispensable du procès de production. Son lieu propre est le marché, lieu où s'échangent les marchandises.

En étudiant ce procès il s'agit d'expliquer, non plus l'origine de la plus-value, mais la manière dont elle se réalise en se métamorphosant en profit. Autrement dit il s'agit de décrire la façon dont le capital, selon un procès cyclique, retourne à son point de départ, c'est-à-dire se reproduit lui-même, mais de façon élargie. C'est la reproduction élargie, ou accumulation du capital, qui est conditionnée par la réalisation de la plus-value. Le capital à chacun de ses nouveaux cycles s'augmente, c'est-à-dire se transforme en capital constant et en capital variable additionnels. Sa seule reproduction à l'identique ne saurait lui suffire, "l'impératif catégorique" de la production capitaliste étant la production pour le "profit", pour la "croissance". Disons encore plus précisément que le Livre II explique la rotation du capital, qui est le processus permettant de passer de la production de la plus-value à sa transformation en profit ; cette rotation est formulée par Marx ainsi : A-P-M-A' . Le capital est d'abord argent, ou capital financier (A) ; puis, l'argent étant investi dans l'achat de moyens de production et de forces de travail il devient moyens de production et force de travail, ou capital industriel (P), par lequel il peut devenir, par la production, marchandise ou capital commercial (M) ; puis, une fois vendues ces marchandises, il redevient capital financier, mais augmenté : profit (A'). Et le cycle recommence... Ainsi est montré l'unité des procès de production (immédiat) et de circulation qui constituent ensemble " le procès de production capitaliste pris en bloc ".

Ce que nous avons exposé des modalités de la rotation du capital vaut pour les capitaux individuels de chaque entreprise capitaliste particulière. Cela vaut également au niveau global du capital social total puisque " le mouvement d'ensemble du capital social " consiste en un enchevêtrement des " cycles des capitaux individuels [qui] s'entrelacent, se supposent et se conditionnent les uns les autres ".

Achevons ces considérations générales sur le Livre II (considérations apparemment extérieures à notre étude mais indispensables, à notre sens, à la compréhension du contexte dans lequel les occurrences de notre thème s'insèrent) en indiquant quelles sont, outre la rotation du capital, les déterminations de forme spécifiques atteintes par le capital dans le procès de circulation. Ce sont celles de capital fixe et de capital circulant.

Le capital fixe est la fraction des moyens de production pour lesquels la durée de consommation productive excède celle de la production d'une unité vendable de marchandises. Il n'est donc consommé productivement que partiellement et se renouvelle par à coups. Le capital circulant comprend l'autre fraction des moyens de production (dont la durée de consommation productive se limite à la production d'une unité vendable de marchandises) et la force de travail salariée. Ce capital se renouvelle à chaque cycle de circulation.

Il faut noter que, ainsi que nous l'avions remarqué relativement au capital variable, la force de travail des individus travailleurs participe également ici du capital en tant qu'instance impersonnelle. Etre un capital circulant, voilà une fonction de la force de travail des individus, c'est-à-dire une fonction des individus eux-mêmes puisque la force de travail n'est autre que " l'ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d'un homme, dans sa personnalité vivante, et qu'il doit mettre en mouvement pour produire des choses utiles ". Et nous pouvons là dégager une tendance générale de la situation de l'individu exploité dans le société capitaliste : être, pratiquement et idéologiquement, perçu et utilisé comme un élément "sans qualités", un rouage, subordonné à une totalité impersonnelle qui le transcende et qui en fait une de ses fonctions.

Ainsi l'individu exploité est capital variable (dans la production) et capital circulant (dans la circulation) : fonction, dans les deux cas, du Capital impersonnel.

Ainsi, également dans l'usine, il n'est qu'un rouage, un "travail parcellaire", d'une immense machine collective régie par le plan despotique du capital.
 
 

Considérons maintenant les autres fonctions des individus dans le procès de circulation.

Précédemment en mettant au jour l'importance (idéologique et pratique) du contrat de travail dans la société capitaliste nous avons, de façon anticipé, exposé une des fonctions des capitalistes et des travailleurs durant le procès de circulation : respectivement acheteurs et vendeurs de force de travail. Nous n'y revenons donc pas. Mais il est d'autres fonctions assignées aux individus appartenant à ces deux classes dans ce procès.
 
 

Les individus en tant que consommateurs

Le travailleur et le capitaliste y sont tous deux acheteurs de biens de consommation et consommateurs de ces biens.

On pourrait supposer que cette fonction sociale est moins asservissante pour le travailleur que celle de producteur de plus-value. Il nous semble clair que la consommation de biens, que ce soit ceux destinés directement à la reproduction de sa force de travail (nourriture, logement, soins médicaux, etc.) ou ceux relatifs à une activité dite de "loisir", est le plus souvent plus gratifiante que l'activité productive, au regard du caractère abêtissant et mutilant de la majorité des activités productives actuelles. On peut d'autant plus en juger ainsi si l'on se réfère aux pays les plus industrialisés non au temps de Marx, mais à notre époque. La réduction du temps de travail, par rapport à celui de l'époque de Marx, y est avérée, tout au moins globalement. Même s’il faut aussi prendre en compte comme facteurs de compensation " l'extension progressive de la distance du domicile du travailleur vers son lieu de travail " et " la fatigue nerveuse accrue, à la fois du fait de la technique contemporaine, du bruit envahissant, de la pollution de l'air ", ou encore de la surpopulation urbaine, reste qu'il semble que " d'importants secteurs de la masse des salariés et appointés jouissent aujourd'hui de bien plus de "temps libre" qu'à l'époque de Marx ". Mais force est de constater avec Mandel que le " temps libre " n'est pas devenue " un temps de liberté " (c'est-à-dire " une source d'appropriation par l'homme de toutes ses libertés"). La mise en place, dans les pays capitalistes les plus "développés", d'une "société de consommation" ne nous a aucunement amené vers une "révolution douce". " L'équation : des revenus accrus + des loisirs plus étendus = plus de liberté, s'est révélée illusoire ". Les rapports sociaux d'exploitation régnant dans la sphère de la production n'ayant à l'évidence aucunement été abolis, et la sphère de la circulation formant avec elle une unité indissociable, il n'y a pas lieu de s'étonner qu'y règne le même principe d'enrégimentement. Il se fait simplement plus sournois qu'autrefois par le biais des plaisirs consuméristes (qui sont une récupération habile de la "révolution" des moeurs qui a traversé ces pays ces quarante dernières années) ; il s'agit ainsi de donner à la pilule de l'asservissement généralisé un goût acidulé qui en fasse oublier la composition essentielle. Ainsi, en quelques décennies les loisirs ont été commercialisés d'une façon extraordinairement intense, au grand bénéfice...du capital. Bénéfice financier, mais aussi idéologique : son monopole quasiment intégral concernant les médias (presse, radio, télévision, cinéma, édition, etc.) lui permet de diffuser massivement ses messages idéologiques, et ainsi de procéder à un véritable "façonnement industriel des esprits", un conditionnement généralisé à la résignation. Les moyens de communication potentiellement remarquables qui ont été crées depuis peu servent principalement, dans ce cadre économico-politique, d'instrument d'abrutissement des consciences. On fait ainsi des citoyens, en tant que "consommateurs", des spectateurs passifs et non des participants actifs, conscients et critiques à la vie sociale. Dès lors c'est " l'ennui béant qui prolonge la fatigue et qui finit par se combiner avec elle, aussi bien dans le travail que dans le "temps libre" ".

On pourrait du moins objecter à tout ceci que l'avènement de la "société de consommation" s'est accompagné au moins d'un effet positif : une certaine "démocratisation de la culture", un accès proportionnellement plus important aux oeuvres culturelles (philosophiques, scientifiques, artistiques, etc.). Cela semble indéniable, mais cela se produit d'une façon tronquée, avec de multiples effets pervers. D'une part, se trouvent sur le marché bien plus de biens de consommation "culturels" de qualité douteuse ou carrément avariés que ceux qui, provenant des époques passées comme de la nôtre, pourraient développer la conscience révolutionnaire, ou ne serait-ce que le goût ou l'esprit critique des individus. Et le conditionnement publicitaire pousse plus à acheter les biens relatifs à une "culture de masse" que ceux relatifs à une culture exigeante et critique. Il va de soi que la classe dominante préfère atrophier la conscience des individus avec, par exemple, la dernière chansonnette à la mode que de risquer de lui ouvrir l'esprit en lui faisant découvrir la peinture de la Renaissance italienne ou l'oeuvre de Spinoza.

Par ailleurs, comme toutes les productions de la société capitaliste, les produits culturels "critiques" prennent nécessairement la forme de marchandises. En conséquence elles n'échappent pas à la quantification subie par tous les objets d'utilité dans cette société. Cette quantification agit sur la conscience des consommateurs de biens culturels, en ce qu'ils tendent à ne plus les percevoir que comme des produits ne différant guère que quantitativement, selon la différence de prix entre eux. Ce qui tend alors à passer à la trappe c'est l'aspect qualitatif des oeuvres culturelles "authentiques", la charge subversive (plus ou moins directe) qui fait qu'elles indiquent l'écart entre ce qui est (une société d'exploitation) et ce qui pourrait être (une société propice au libre et solidaire développement de tous les individus). C'est ce que Marcuse a appelé la "désublimation répressive" de la "conscience malheureuse" de la culture occidentale, par laquelle "le Grand Refus" de ce qui est, contenu par l'art et la philosophie, a été lui-même refusé, intégré à l'ordre existant. Si l'on ajoute que les œuvres critiques sont principalement diffusées en direction de consommateurs appartenant aux classes bourgeoise et moyenne, et en leur présentant surtout comme valeur d'usage de ces produits une gratification issue d'un divertissement "raffiné", l'acquisition d'un certain prestige, ou encore (pour les individus qui appartiennent à la catégorie des intellectuels) l'occasion d'une étude érudite pour adeptes de la "pensée pure", on a là un tableau peu réjouissant des travers de ladite "démocratisation de la culture".

Des créations les plus extraordinaires de l'esprit humain on fait ainsi les biens d'une consommation presque aussi passive que celle de n'importe quel feuilleton télévisé. Et de fait, on voit ainsi se côtoyer selon un principe de nivellation radicale, dans les supermarchés de la culture, les toutes dernières camelotes médiatiques et les plus grandes "révolutions" intellectuelles et artistiques de l'histoire : Marx à côté de Sulitzer, Poivre d'Arvor face à André Breton, Fra Angelico non loin de F. Bayrou...

Et même relativement à la seule consommation des produits nécessaires à la reproduction de la force de travail on peut considérer que les individus ne sont pas libres, mais plutôt dépossédés du choix de leur mode de vie.

D’une part les techniques publicitaires de conditionnement se sont tellement développées que parler de libre choix de l'individu-consommateur dans nos sociétés semble une plaisanterie de mauvais goût, ce d'autant plus qu'en amont les marchandises mises sur le marché ne l'ont évidemment pas été à partir d'une concertation démocratique relative aux besoins que les producteurs désiraient satisfaire dans la consommation.

Mais également ce qui apparaît aujourd'hui, c'est que les produits de consommation les plus élémentaires sont rendus de plus en plus toxiques par les manipulations odieuses des adeptes capitalistes du "profit à tout prix". Dans la toxicité même de tel immeuble amianté, de telle viande "folle", de telle lessive polluante on peut voir les conséquences de plus en plus dramatiques, cette fois dans la sphère de la consommation, de l'absence de maîtrise des individus exploités sur le monde que pourtant ils produisent : leur monde.

Le travailleur salarié semble donc quasiment aussi asservi en tant que consommateur de marchandises qu'en tant que producteur. Il ne s'agit évidemment pas de rejeter toute "démocratisation" culturelle partielle, qui peut fort bien être aussi et malgré tout un vecteur de bouleversement de certaines consciences individuelles. Mais il ne faut pas non plus s'illusionner : globalement les exploités ont simplement droit aujourd'hui à une passivité sociale plus "riche".

Quant à l'individu capitaliste en tant que consommateur, on pourrait imaginer qu'il a, par contre, tout loisir de jouir de biens de consommation d'une bien plus grande qualité et de bien plus de temps de loisir. Mais Marx nous montre que cela ne peut quand même pas l'amener à un libre développement de soi, fut-il égoïste. On peut déjà penser que, quand cela serait, il n'en serait pas moins humainement méprisable, puisque cette liberté serait fondée sur l'asservissement de tant d'individus exploités. Mais Marx nous montre que, de toutes façons, un tel individu ne peut être pleinement libre ; en effet il lui est impossible de prendre son libre développement comme principale fin de son activité. C'est que, en tant qu'il " fonctionne comme capital personnifié ", " qu'il est le capital fait homme ", " le but de son activité n'est ni la valeur d'usage ni la jouissance, mais bien la valeur d'échange et son accroissement continu "; ainsi " sa volonté et sa conscience ne réfléchissant que les besoins du capital qu'il représente ", il voit dans sa consommation personnelle un vol ou au mieux un emprunt fait au capital. Et comme, la production capitaliste se développant, le capitaliste accumule de plus en plus de richesses, un penchant à la jouissance vient à se développer en lui qui contredit à l'impératif de dépenser le moins possible pour sa dépense personnelle pour accumuler le plus possible de richesse. Ainsi se déploie en lui un conflit " entre le penchant à l'accumulation et le penchant à la jouissance ", entre la fonction sociale qu'il incarne et l'aspiration à une liberté individuelle égoïste. Et s'il tient à conserver cette liberté égoïste il lui faut continuer d'accumuler de la richesse pour appartenir à la classe dominante, donc il lui faut continuer d'incarner la fonction sociale qui l'empêche… d'être pleinement un "libre" jouisseur égoïste. Nul ne peut être, semble-t-il, un individu au développement libre en société capitaliste, pas même les dominants. Le capitaliste lui-même semble asservi au Capital comme instance impersonnelle.
 
 

Fonctions du capitaliste dans la circulation

Le capitaliste a par ailleurs d'autres fonctions, économiques, dans cette sphère de la circulation : il est financier, banquier, entrepreneur, commerçant et publicitaire. Le principal but du capitaliste alors est d'accélérer la rotation du capital " en chassant les temps morts entre production et vente " des marchandises (publicitaires et commerçants) et " entre investissement et production " de nouvelles marchandises (financiers, banquiers et entrepreneurs).

Nous allons clore ces considérations sur le Livre II du Capital en montrant comment y sont décrits des phénomènes selon lesquels " la société se présente comme un fait indépendant des individus ". Ce qui est à l'origine de ces phénomènes c'est le fait que la " production marchande généralisée implique (...) une organisation sociale en proie à une contradiction essentielle ".

C'est la contradiction entre l'appropriation privée des moyens de production et de circulation et le procès de production qui est objectivement socialisé (le travailleur collectif, crée historiquement par et pour le mode de production capitaliste).

L'individu capitaliste, pour obéir à sa fonction qui est d'accumuler toujours plus de capital a besoin de développer le caractère socialisé du travail, qui seul permet d'augmenter la productivité. Et il pose ainsi les prémisses d'une possible socialisation socialiste de la production ; ainsi son action individuelle d'accumulation tend à être contre-carrée par les médiations mêmes des rapports sociaux qu'il est obligé d'utiliser pour parvenir à ses fins.

De l'autre côté de la barrière (si l'on ose dire) cette contradiction fait aussi percevoir aux individus producteurs la société comme fait indépendant de leurs volontés, dans la mesure où leur travail collectif dans une unité de production ne sert pas en fin de compte principalement à satisfaire leurs besoins mais celui d'un seul individu, le propriétaire de l'unité en question.

Enfin, et surtout s'il est un individu pour qui, du fait de la contradiction susnommée, la société semble une instance transcendante à son contrôle, c'est à nouveau l'individu capitaliste, pour de nouvelles raisons. C'est que, pour que le capitaliste puisse réaliser l'appropriation, sous forme de profit, d'une partie de la valeur produite dans la production, il faut qu'il réalise la valeur en faisant reconnaître les travaux privés de "ses" travailleurs comme travail social ; ceci dépend, en dernière instance, de ce que les marchandises produites par ce travail privé soient vendues. Et ceci dépend des aléas du marché, de la concurrence qui y règne entre les différents capitalistes ainsi que de la demande plus ou moins grande qui y a cours de telle marchandise. De la sorte tout capitaliste individuel, en tant qu'il appartient à la classe dominante de la société, domine les autres classes de la société, mais sans maîtriser la société elle-même dans tous ses tenants et aboutissants. Il ne maîtrise pas ses lois ; bien au contraire, il dépend d'elle et ne les contrôle pas. C'est ainsi son action de capitaliste, ayant pour finalité la capitalisation de plus-value, dont il ne contrôle pas pleinement les effets, la réussite ou l'échec, puisqu'il ne contrôle pas totalement ce qui en est le moyen : la vente de ses marchandises. Ainsi, de même que dans le phénomène du fétichisme exposé précédemment, la société apparaît à des individus (ici spécifiquement les capitalistes) comme un fait partiellement transcendant à leurs volontés, en vertu de sortes de "lois aléatoires" qui régissent son fonctionnement au niveau de la circulation des marchandises.
 
 

c. Le Livre III





Nous en arrivons maintenant au Livre III, c'est-à-dire à la considération du "procès d'ensemble de la production capitaliste". Il s'agit de " la production capitaliste dans sa totalité "; mais, comme il a déjà été montré dans le Livre II que " le procès de production capitaliste pris en bloc est l'unité du procès de production et du procès de circulation ", il ne saurait être question, dans le Livre III, " de se répandre en généralités sur cette unité " mais au contraire d'exposer " les formes concrètes auxquelles donne naissance le mouvement du capital considéré comme un tout. ". "Les formes que revêt le capital dans le procès de production immédiat comme dans le procès de circulation [ne] sont que des phases particulières " de ces formes concrètes. Ce qui nous est montré spécifiquement dans le Livre III c'est comment ces formes concrètes du capital le " rapprochent progressivement de la forme sous laquelle il se manifeste dans la société, à la surface pourrait on dire, dans l'action réciproque des divers capitaux, dans la concurrence et dans la conscience ordinaire des agents de la production eux-mêmes " .

Une des " formes concrètes " dont il est question ici est celle de la plus-value. Celle-ci, en dehors de l'exposition du procès d'ensemble de la production, demeure une abstraction partiellement déterminée, insuffisamment concrétisée. Il s'agit d'en arriver à " la transformation de la survaleur en ses différentes formes et en ses composantes distinctes les unes des autres ". Cela consiste notamment en une explication de la transformation de la plus-value en profit, et de la valeur en prix de production.

En effet à ce stade de l'exposé en observe qu'à travers le jeu de la concurrence sur le marché une part de la fraction de la valeur de la marchandise se détache : c'est le prix de production, qui est une transformation de la valeur opérée par la concurrence et assurant aux capitaux de composition organique différente un profit proportionnel à leur grandeur. Il se formule "C+V+profit moyen", alors que la valeur se formule "C+V+PL". Le prix de production est ainsi à la fois autre chose et la même chose que la valeur.
 
 

La mystification de la plus-value

Par ailleurs, au début de l'exposé du Livre III le profit (qui est excédent des recettes sur les dépenses) apparaît comme la forme modifiée de la plus-value, autrement dit comme n'en différant que formellement ; ainsi le profit, " tel qu'il se présente d'abord à nous est la même chose que la plus-value : il en est simplement une forme mystifiée qui naît cependant nécessairement du mode de production capitaliste ", c'est à dire " une forme où se voilent et s'effacent son origine et le mystère de son existence ". C'est que, lorsque l'on compare les dépenses et les recettes du capital pour établir le profit, on considère le coût de production comme égal à la somme du capital constant et du capital variable (C+V) ; dès lors " dans la composition apparente du coût de production on ne voit pas la différence entre capital constant et capital variable " ; alors " l'origine du changement de valeur [c'est-à-dire de la production de la plus-value] qui se produit pendant le procès de production " est " nécessairement transféré de la portion variable du capital au capital dans son ensemble ", alors que c'est le capital variable seul (la force de travail salariée) qui a la capacité de produire la plus-value. Ainsi même si pour l'instant " le profit et la plus-value ont été traités comme des grandeurs numériques identiques ne différant que par la forme ", c'est le rapport capitaliste (entre capital et travail) et la création de la plus-value qui en découle qui se mystifie, se voile une fois encore. " La plus-value travestie en profit a (...) renié elle-même son origine (...); elle est devenue méconnaissable " . Cette mystification croît encore en puissance du fait qu'à ce stade le taux de profit est déjà quant à lui numériquement différent du taux de plus-value. En effet, alors que le taux de plus-value se formule PL/V (plus-value sur capital variable) et implique donc que c'est bien le capital variable qui est la source de la plus-value, le taux de profit, calculé en se basant sur la croyance mystifiante selon laquelle la plus-value est crée par le capital total (C+V), se formule PL/C+V. Le taux de profit entérine donc le fait que " dans le concept de profit la différence organique entre capital constant et capital variable se trouve éliminée ".

Au stade suivant de l'exposé cette mystification va atteindre son comble, puisque non seulement taux de profit et taux de plus-value sont alors toujours considérés comme deux grandeurs différentes, mais également désormais le profit et la plus-value.

Cela correspond à l'établissement d'un " taux général de profit, et partant un profit moyen correspondant à la grandeur donnée du capital investi dans les différentes sphères de production ". Le taux général de profit est déterminé par la composition organique des capitaux dans les diverses branches de la production, donc par les divers taux de profit des sphères particulières et par la répartition de la totalité du capital social dans ces différentes sphères ; sa formation signifie la redistribution de la plus-value entre les capitalistes des différentes branches, au profit des branches à composition organique élevée et au détriment des branches à composition organique faible.

Par ailleurs, au niveau des différentes branches d'industrie, la concurrence conduit à l'établissement d'un profit moyen (ou égal) pour des capitaux de même grandeur investis dans des branches différentes. Cette égalisation est réalisée par des transferts de capitaux et de travail, de branche à branche. Du coup ce " n'est plus qu'un fait du hasard si la plus-value effectivement produite dans une sphère particulière de production, donc le profit, coïncide avec le profit contenu dans le prix de vente de la marchandise " puisque, si nous comprenons bien, ce dernier profit est déterminé non par la plus-value effectivement crée dans la production de cette sphère mais par le profit moyen qui est transversal à tous les capitaux de même grandeur investis dans des branches différentes.

Par ailleurs, avec " la transformation des valeurs en prix de production la base de la détermination de la valeur est cachée à la vue ", puisque dans le prix de production le profit moyen remplace, comme détermination à prendre en compte, la plus-value telle qu'elle est prise en compte dans la détermination de la valeur. Ainsi le profit " apparaît [alors] comme quelque chose d'extérieur à la valeur immanente de la marchandise ".

On pourrait croire que toutes ces explications économiques nous éloignent complètement de toute considération sur l'individu. Il n'en est rien ; en effet, lorsque Marx montre que la transformation de la plus-value en profit implique une mystification il s'agit bien évidemment de la mystification de la conscience des individus vivants sous les lois de ce mode de production. Marx le dit on ne peut plus explicitement : " Tous ces phénomènes [relatifs à la différence entre les valeurs des marchandises et leurs prix] semblent contredire aussi bien la détermination de la valeur par le temps de travail que la nature de la plus-value consistant en surtravail non payé. Donc, dans la concurrence tout apparaît à l'envers. La forme achevée que revêtent les rapports économiques telle qu'elle se manifeste en surface, dans son existence concrète, donc aussi telle que se la représentent les agents de ces rapports et ceux qui les incarnent quand ils essaient de les comprendre, est très différente de leur structure interne essentielle mais cachée (...). En fait elle en est même l'inverse, l'opposée ". Au niveau de leur conscience quotidienne, empirique, "ordinaire", les individus de la société capitaliste sont donc victimes ici d'un effet psychique de renversement de la réalité, tant qu'ils ne s'arrachent pas aux fausses évidences de leurs rapports tels qu'ils leur apparaissent superficiellement. C'est un des multiples assujettissements mentaux dont sont victime les individus de cette société et qui, les empêchant d'envisager leurs rapports sociaux pour ce qu'ils sont (et tout particulièrement ici la plus-value comme surtravail extorqué, non payé, c'est-à-dire une des dimensions principales de l'exploitation), les dissuadent ainsi de se révolter contre ces rapports et donc aident à perpétuer leur assujettissement économique et politique.

Pour contrecarrer ces deux assujettissements conjoints (mental et "pratique") il faut, aux yeux de Marx une lutte des classes politique menée avec la conscience théorique maximale de son contexte, c'est-à-dire du mode de production capitaliste ; et c'est bien pourquoi, nous semble-t-il, il a pris tant de peine à théoriser les modalités de ce mode de production.
 
 

Le fétichisme du capital porteur d’intérêts

A cette première mystification des individus repérée dans le Livre III s'en ajoutent deux autres (dont il est question spécifiquement dans le chapitre XXIV du Livre III intitulé : " Le capital porteur d'intérêt, forme aliénée du rapport capitaliste "), qui sont relatives au capital marchand et au capital porteur d'intérêts.

La mystification du capital marchand se comprend par rapport au profit qui lui est afférent, le profit commercial. Celui-ci est le profit réalisé par le commerçant auquel le capitaliste industriel cède une partie de la plus-value (crée dans la production) pour la vente de ses marchandises. La forme du capital marchand sera ainsi A-M-A' ; sous cette forme la plus-value en tant que plus-value (c'est-à-dire en tant qu'elle est crée spécifiquement par la force de travail salariée, dans le procès de production) est cachée, car la création de plus-value dans le capital marchand (A') semble se produire dans la seule sphère de la circulation (par une extériorisation de l'argent en marchandise, qui redevient ensuite argent), alors qu'elle dépend entièrement de la plus-value qui a été réalisée d'abord dans la production. En effet, il faut que cette plus-value soit d'abord produite, pour qu'ensuite une partie en soit cédée au commerçant d'où s'ensuive le profit commercial. L'origine du profit commercial, l’exploitation, tend donc à être dissimulé à la conscience des individus.

Cependant ce profit n'est pas complètement mystificateur en ce qu'il " représente vraiment le produit d'un rapport social et pas celui d'un simple objet " (comme, nous allons le voir, pour le capital porteur d'intérêt). En effet la forme du capital marchand, A-M-A', " représente (...) encore un procès (...), un mouvement qui se décompose en deux processus contraires, en achat [A-M] et vente [M-A'] de marchandises ", ce qui est un rapport social.

A côté de cela la mystification du capital porteur d'intérêt (et du profit qui lui est inhérent, l'intérêt, qui consiste en la partie du profit industriel que le capitaliste industriel verse au banquier pour l'avance que ce dernier lui consent) est bien plus profonde. En effet le capital porteur d'intérêt apparaît comme la forme la plus fétichisée du rapport capitaliste, " l'inversion (...) des rapports de production " (en quoi consiste la personnification des choses et la réification des personnes) " élevée à la puissance maxima " ; autrement dit encore : " la mystification capitaliste [des consciences] dans sa forme la plus brutale ". Nous retrouvons ici une des armes idéologiques majeures de la société capitaliste - le fétichisme-, dans sa variante la plus violente aux yeux de Marx.

Il convient de signaler dès l'abord que Marx s'intéresse ici au capital porteur d'intérêt uniquement sous sa forme de capital-argent, les autres formes du capital porteur d'intérêt lui semblant dérivées de celle-ci. La formule de ce capital porteur d'intérêt est A-A'. C'est la " formule générale (...) du capital condensée dans un raccourci dépourvu de sens " . Cela en est la formule générale condensée car c'est la formule de la rotation entière du capital (A-P-M-A'), mais rendue vide de sens en ayant abstrait les étapes des procès de production et de circulation (P et M) par quoi on peut comprendre comment se produit A-A', c'est-à-dire la plus-value se réalisant en profit.

Toute conception fétichiste du capital implique de le concevoir comme " une valeur qui se reproduit elle-même en s'accroissant dans cette reproduction grâce à sa qualité inhérente de valeur qui se perpétue et s'accroît sans cesse ", c'est-à-dire grâce à une qualité à la fois naturelle et mystérieuse, inexpliquée, d'auto-accroissement. Le capital est ainsi formulé comme un rapport de grandeurs entre une somme principale en tant que valeur donnée (A) et la même somme produisant "miraculeusement" de la plus-value, c'est-à-dire en tant que valeur qui fructifie par elle-même (A').

Cette fétichisation du capital, ou négation de son origine réelle (le rapport social d'exploitation du travail, qui permet la mise en valeur de la valeur) atteint son paroxysme avec le capital porteur d'intérêt pour plusieurs raisons.

La première raison réside dans la spécificité de la marchandise singulière qu'est l'argent, et de cette marchandise dans la sphère monétaire. L'argent, nous l'avons déjà dit, est la marchandise qui est " l'équivalent général " de toutes les marchandises, celle par laquelle elles peuvent être mises en rapport dans l'échange en ne prenant plus en compte leurs valeurs d'usage, en ne considérant que leurs valeurs ; autrement dit c'est "la forme dans laquelle de la valeur (...) existe comme valeur d'échange autonome " de toute valeur d'usage. C'est donc la forme par laquelle sont voilés la valeur d'usage et le travail concret, au profit de la valeur et du travail abstrait, la forme spécifique par laquelle s'opère le fétichisme.

Or, dans " le procès de reproduction du capital, la forme argent est éphémère, élément simplement transitoire " de la rotation, ce qui atténue (relativement) son pouvoir de fétichisation des rapports sociaux. Par contre, " sur le marché monétaire, le capital existe toujours sous cette forme[argent] "; l'argent est la seule forme du capital qui y apparaît, de sorte que le fétichisme qui est inhérent à cette forme imprègne, plus fortement que n'importe quelle autre sphère, le marché monétaire. Ici il n'y a plus que des valeurs (A) qui fructifient (A') , il n'y a plus place pour la valeur d'usage (les besoins des individus) et le travail concret (les travaux en tant qu'individualisés). C'est le règne du quantitatif pur et autonome. Le capital se présente ici comme ailleurs comme " de l'argent produisant de l'argent, une valeur se mettant en valeur " mais " sans aucun procès qui serve de médiation aux deux extrêmes " A et A', contrairement au capital global (où P et M servent de médiations) et au capital marchand (où c'est M seulement qui a cette fonction). De la sorte, sous cette forme, le capital conçu comme " argent engendrant de l'argent ", c'est-à-dire comme " fétiche automate ", " est clairement dégagé " car ici enfin " il ne porte plus les marques de son origine ", c'est-à-dire du rapport d'exploitation dont découle la plus-value, dont une partie est versée par l'industriel au banquier pour une avance consentie. Le procès de mise en valeur dans la sphère monétaire dépend donc en réalité de celui réalisé dans la production. Et c'est ce que cache la représentation fétichiste du capital porteur d'intérêt. C'est en quoi cette mystification est une aubaine pour les économistes idéologues désireux de " présenter le capital comme source indépendante de la valeur et de la création de la valeur " puisqu'elle " rend méconnaissable l'origine du profit " (ici sous la forme spécifique de l'intérêt) en octroyant " au résultat du procès capitaliste de production [le profit, ici en tant qu'intérêt] - séparé du procès lui-même - une existence indépendante " de la production.

Il s'ensuit également de cette représentation fétichiste du capital l'inversion du rapport entre le profit et l'intérêt. Tandis qu'en réalité l'intérêt n'est qu'" une partie du profit, c'est-à-dire de la plus-value que le capitaliste extorque à l'ouvrier, [il] se présente maintenant, à l'inverse, comme le fruit proprement dit du capital " et le profit, lui, ne semble plus être qu'un " simple accessoire et additif qui s'ajoute au cours du procès de reproduction ".

De la formule du capital porteur d'intérêt, A-A', Marx donne un exemple concret : si un capitaliste prête 1.000 livres sterling à un taux d'intérêt de 5%, la valeur de ces 1.000 livres utilisées comme capital durant une année sera égale à C+Ci' (où C est le capital et i' le taux d'intérêt). La valeur sera ici égale à 1.000 + 1.000 x 5/100 =1.050 livres sterling, sans que le capital-argent prêté soit passé par des médiations. Ainsi, de même qu'un " vin à la cave améliore sa valeur d'usage au bout d'un certain temps " selon un processus naturel lié à ses propriétésnaturelles, de même semble ici faire l'argent. C'est ici que l'on voit se profiler la deuxième raison pour laquelle ce fétichisme est le plus pur, le plus achevé qui soit, seconde raison qui est d'ailleurs connexe à la première. En effet ici, sous la forme argent, le capital, qui est fondamentalement un rapport social des individus, rapport de production-exploitation et d'achat et vente des marchandises, semble être devenu un objet, l'argent : " le rapport social est achevé sous la forme du rapport d'un objet (...) à lui-même ". C'est la réification la plus puissante des personnes, de leurs rapports sociaux, dont le résultat sous forme de capital argent s'autonomise d'eux et est perçu comme la vie d'un objet, d'une marchandise. D'où s'ensuit que la plus-value produite ici par le capital dans le marché monétaire " semble (...) revenir en tant que tel " au capital et que, par ailleurs, le capital argent, dès qu'il est prêté, semble avoir comme " propriété de créer de la valeur, de rapporter de l'intérêt, (...) aussi naturellement que le poirier porte des poires ". On reconnaît là un autre trait fondamental du fétichisme (que nous avions déjà dégagé dans nos considérations sur le chapitre 1 du livre I): la "naturalisation" d'un rapport social historiquement déterminé, l'attribution de propriétés naturelles à une invention humaine "artificielle".

Jusqu'ici nous avons donc retrouvé, par rapport au fétiche argent, deux traits fondamentaux du fétichisme : la réification des rapports sociaux et la "naturalisation" d'un artefact humain. Nous en venons maintenant, pour finir, au trait de la personnification des choses.

Marx nous donne l'exemple d'individus qui adhèrent à la conception fétichiste du capital porteur d'intérêt. Ainsi d'un certain Dr Price, économiste du 18ème siècle, qui concevait le capital " comme un simple chiffre s'accroissant par lui-même ", automatiquement, et suivant une progression géométrique infinie, par un système de prêt à intérêts composés. Croyant avoir trouvé la formule de la loi de cet accroissement, il prétendit ainsi, par exemple, que selon ce principe un penny prêté à la naissance de Jésus à intérêts composés représenterait à son époque une somme plus importante que celle contenue par 150 millions de mondes faits d'or massif !! Plus prosaïquement il se proposait, par son système de prêt, d'aider l'Etat anglais à payer aisément toutes ses dettes, et Marx montre que ces théories furent effectivement peu après à l'origine de lois édictées en Angleterre en vue de résorber les dettes étatiques.

Tout ceci a pour Marx bien plus qu'une simple valeur d'anecdote, puisque selon lui ces thèses de Price se sont infiltrées puissamment dans l'économie moderne. Ainsi un article (de 1859) de l’Economist peut affirmer que " le capital placé à intérêts composés (...) a une telle propension à tout ramener à lui que toute la richesse du monde dont on tire du revenu est depuis longtemps devenu intérêt du capital ". Marx voit là à juste titre le symptôme d'une perception magique et inversée de la réalité : le capital porteur d'intérêt est une invention des êtres humains, une de leurs médiations, une de leurs choses ; mais voilà que cet être impersonnel se personnifie à leur yeux, et en une sorte de divinité despotique. Ainsi il semble désormais que " toute richesse qui puisse jamais être produite, appartient au capital et tout ce que celui-ci a reçu jusqu'à présent n'est qu'un paiement par accompte à son appétit all-engrossing (qui ramène tout à lui). D'après ses lois naturelles, tout le surtravail que le genre humain pourra jamais fournir lui appartient ". Sous le regard fétichisé le capital devient un Moloch auquel on doit soumission, une divinité avide à laquelle le sacrifice constant des efforts humains est dû. Les individus sont ainsi asservis au joug mental d'une chose qu'ils ont crée, et qu'ils se représentent (sans pleinement s'en rendre compte) comme une divinité, une instance extérieure à eux, indépendante, et qui les domine.

Mais ceci, ne l'oublions pas, est une idéologie. Derrière cette personnification illusoire du capital, il y a des êtres humains, personnifications humaines réelles du capital : les capitalistes. En réalité ce sont eux qui considèrent que " toute richesse qui puisse jamais être produite " leur appartient de droit, et non pas "le Capital" qui ne veut ni ne pense rien, contrairement à ce que veut nous faire croire la mystification fétichiste.

Ainsi la conception fétichiste du capital représente de façon mystifiée et légitimante la réalité du monde capitaliste.

Elle représente le capital comme se reproduisant lui-même " grâce à une qualité secrète innée, de façon purement automatique et suivant une progression géométrique" alors qu'en réalité " la conservation, donc aussi la reproduction de la valeur des produits du travail passé [le capital] est (...) seulement le résultat de leur contact avec le travail vivant ", c'est-à-dire dépend absolument de ce contact mis en oeuvre par les travailleurs durant la production. La perpétuation du capital dépend constamment du travail des individus qu'il exploite. La conception fétichiste enfin, présente comme un rapport naturel entre les individus et une chose autonome et despotique, ce qui est en fait un rapport modifiable et se déroulant uniquement entre des individus : le rapport capitaliste, ce " rapport social déterminé dans lequel le travail passé s'oppose, indépendant et tout puissant, au travail vivant ". C'est-à-dire, en termes d'individus, le rapport social, médiatisé par des appartenances de classe, au sein duquel les capitalistes individuels dominent les individus travailleurs.
 
 

Bien que Marx théorise donc dans ce troisième Livre l'existence de plusieurs voiles mystificateurs qui tendent à cacher le processus même de la valeur qui se met en valeur dans les divers profits et dans le prix il semble cependant ne pas en rester à ce niveau : grâce aux Livre I et II (qui livrent la compréhension des procès de production et de circulation) les formes concrètes du capital ne sont plus des apparences trompeuses mais " l'apparaître de la valeur elle-même sous les masques de ses transfigurations ". Il a fallu d'abord, du point de vue de la logique de l'exposition, renoncer " aux formes phénoménales qui servent de point de départ à l'économiste vulgaire ; rente provenant de la terre, profit (intérêt) provenant du capital, salaire provenant du travail " pour les retrouver à la fin, mais dépouillées de leurs travestissements.

On peut alors comprendre ces formes comme les sources de revenu des 3 principales classes du mode de production capitaliste, la rente étant celle des propriétaires fonciers, le profit celle des capitalistes et le salaire celle des travailleurs.

On voit là intervenir la détermination spécifique des classes dans le Livre III, autrement dit, de notre point de vue, la détermination des individus " en tant que membres d'une classe ". Celle-ci consiste donc ici en la précision de la source de revenu de chaque individu, selon sa classe.

Le profit sert à l'individu capitaliste, d'une part pour sa consommation personnelle, d'autre part et surtout, en tant qu'il souhaite rester capitaliste, à réinvestir, à accroître son capital. Le salaire sert au salarié(e) pour sa consommation personnelle et celle de sa famille, en vue de reproduire sa force de travail, de faire subsister les autres membres de sa famille (enfants et femme, lorsqu"ils ne travaillent pas eux-aussi), enfin de consommer divers biens et services dits "de loisir". Du point de vue du fonctionnement du capital le salaire est à la fois le prix de la force de travail (médié par le régime concurrentiel du marché) et la condition indispensable de la réalisation de la plus-value dans la consommation finale des marchandises.
 
 

De "l’aliénation" dans Le Capital

Maintenant que nous avons achevé de mettre en évidence les diverses situations des individus (capitalistes et prolétaires) dans la soiété capitaliste, telles qu'elles sont exposées dans l'ensemble du Capital, il nous est loisible de nous affronter à un problème à la résolution duquel nous nous étions promis (dans l'introduction de cette étude) de ne pas faillir : il s'agit du problème de la notion de l'aliénation dans Le Capital. Rappelons les trois questions que ce problème englobe : la notion d'aliénation est-elle encore à l'oeuvre dans Le Capital ? Si cela est le cas, y-a-t-elle encore un rôle important, ou au contraire n'y subsiste-t-elle que comme le résidu accessoire de positions spéculatives, ontologiques, propres au "jeune Marx" et dont le "vieux Marx" n'aurait pas su se débarrasser entièrement ? Enfin, la théorie de la "réification" (ou "fétichisme marchand") est-elle la survivance majeure de la notion d'aliénation jusque dans son oeuvre de maturité ?

Pour répondre à ces questions, nous nous référerons notamment aux réponses que leur donne Ernest Mandel. A la première question, Mandel répond par l'affirmative : la notion d'aliénation opère toujours dans les oeuvres de maturité, tant dans les Grundrisseque dans Le Capital. Relativement au seul Capital, Mandel cite des passages précis où le terme même apparaît pour décrire divers phénomènes d'assujettissement des individus que nous avons donné à voir durant notre exposé. Essayons donc, en faisant retour sur quelques points de notre démonstration antérieure, de discerner ces diverses sortes d'aliénation.

Nous avons dit précédemment que dans la société capitaliste le Capital, création historique humaine, était devenu une sorte d'instance impersonnelle régissant la totalité économico-sociale, et donc régissant de façon transcendante à leurs volontés ses propres personnifications humaines (les capitalistes) ainsi que les personnifications du Travail et de la Terre (les travailleurs et les propriétaires), dont elle a fait des fonctions de son système.

Nous montrions notamment que, d'une part, cette instance impersonnelle s'incorporait comme une de ses déterminations les individus travailleurs, tant au stade de la production (capital variable) qu'au stade de la circulation (capital circulant), et que d'autre part elle régentait même ses propres personnifications en leur assignant comme finalité non la jouissance de soi et la liberté mais bien plutôt la capitalisation toujours plus importante, c'est à dire l'accroissement de la puissance du Capital. C'est dire que le capital est là devenu " une force sociale aliénée, devenue autonome, qui se dresse comme une chose et comme puissance des capitalistes grâce à cette chose, contre la Société ".

Tous les individus de la société capitaliste sont donc décrits comme étant placés dans un rapport fondamental d'aliénation au principe même de leur société : le capital. Et d'où provient cette aliénation ?

Elle provient, pour les individus travailleurs du moins, de la séparation des prolétaires d'avec leurs moyens de production, dont nous avons montré qu'elle était à l'origine de l'existence de la figure historique du travailleur "libre" et de l'organisation désormais totale du travail (en vertu de sa possession des instruments de travail) par le Capital, de façon extérieure à la volonté du travailleur. On aura reconnu les termes mêmes (soulignés par nous à dessein) qui servent à décrire une aliénation : séparation, extériorité. Et en effet, la séparation radicale d'avec les moyens de production, cause même de la première aliénation décrite par nous est elle-même conçue par Marx comme une aliénation, l'aliénation individuelle du travailleur vis à vis de son travail, et par conséquent aussi, vis à vis des produits de son travail : " Puisque avant son entrée [celle de l'ouvrier] dans le processus de production, son propre travail lui est aliéné, est approprié par le capitaliste et incorporé dans le capital, il s'objective au cours du processus sous forme de produits aliénés. "

Cette aliénation principielle du travail dans la société capitaliste se traduit de deux manières dans le processus même du travail, deux manières que nous avons décrites précédemment, relativement au travail dans la coopération simple, la manufacture et la fabrique : il s'agit d'une part (de la coopération à la fabrique) du rapport croissant d'extériorité, d'étrangeté, de non-maîtrise que l'ouvrier a vis-à vis de ses conditions de travail et ses produits ; il s’agit d'autre part de la séparation, elle aussi croissante, des puissances spirituelles du travail d'avec les travailleurs. Marx, de même que dans L'idéologie allemande, n'emploie pas souvent pour décrire ces deux évolutions le terme même d'" aliénation ", mais par contre fréquemment les métaphores exactes qui s'y rapportent : le plan despotique du capital est " une volonté étrangère " aux ouvriers , les facultés intellectuelles perdues par les ouvriers dans la manufacture " se concentrent en face d'eux dans le capital ", " comme pouvoir qui les domine " , l'outil devenu machine dans la fabrique " se dresse face à l'ouvrier comme du travail mort dominant et usant jusqu'à l'épuisement la force de travail vivante ", etc.

Et de fait, Marx désigne en certaines occurrences nommément ces deux évolutions du rapport de l’ouvrier à son travail comme aliénations, en parlant d'une part de " la forme autonome et aliénée " donnée par le mode de production capitaliste aux conditions et aux produits du travail, et d'autre part du fait que " tous les moyens [capitalistes] pour développer la production (...) lui aliènent [à l'ouvrier] les puissances spirituelles du processus de travail."

Ainsi, sans même que nous ayons encore à parler de l'évidente filiation entre "l'aliénation" et le "fétichisme" (nous y viendrons pour répondre à notre troisième question), avons-nous attesté de la présence de "l'aliénation" dans Le Capital.

Par ailleurs, cette exposition de ces différentes aliénations nous permettent de répondre promptement à notre seconde question. Il est manifeste que cette notion intervient ici pour éclairer des phénomènes majeurs de la société capitaliste, des phénomènes dont nous avons montré ailleurs qu'ils sont des conditions mêmes de la reproduction de cette société ; elle n'y intervient certes pas seule, ni (comme dans L'idéologie allemande) comme le concept central servant à cette élucidation, mais plutôt conjointement à une constellation d'autres concepts élaborés de 1845 à la fin de la vie de Marx (valeur d'usage et valeur d'échange, force de travail, valeur etc...). L'aliénation n'est pas, dans le Capital, le concept central mais pour autant il est loin d'être un concept négligeable, il fait pleinement partie de l'arsenal conceptuel du "vieux Marx", n'est pas une survivance désuète du point de vue spéculatif du "jeune Marx". On peut considérer à bon droit que cette théorie de l'aliénation " est le développement cohérent de celle contenue dans L'idéologie allemande. ", c'est-à-dire la complexification et l'enrichissement (par d'immenses recherches étalées sur des années) de ces premières intuitions d'une théorie matérialiste de l'aliénation. Puisque nous avons soutenu que "l'aliénation", dans L'idéologie allemande, ne recelait pas un quelconque arrière-fond ontologique (feuerbachien ou hégelien), on comprendra que nous tenons que la même notion, qui procède de la première n'implique pas davantage dans Le Capital un reste d'idéalisme spéculatif. Il n'est pas question d’une quelconque "nature humaine" (ou encore d’un quelconque "être générique") qui se seraient extériorisés de façon hostile aux hommes, et dont la perte serait rapportée à un passé immémorial mystérieux.

Ce qui s'extériorise négativement, ce sont des créations humaines déterminées liées à un processus historique précis et descriptible d’un point de vue matérialiste (les moyens de production, le travail coopératif, les puissances spirituelles du procès de travail, les machines, etc.), et cette extériorisation est expliquée par un processus historique récent et daté (celui de la genèse et du développement de la société capitaliste, de sa division du travail et de ses classes spécifiques). Enfin cette notion d'aliénation ne doit pas tant se comprendre, comme celle de Hegel ou de Feuerbach (perte de la spiritualité pure de l'Esprit ou des qualités humaines "génériques", autrefois possédées) comme une " perte de ce qu'on avait déjà possédé jadis pour l'essentiel " mais plutôt comme le signalement de ce " qu'on reste en retard par rapport à ce qui est déjà possible" en terme de développement humain positif. Cette notion est ainsi liée à une anticipation et une prospection de l’avenir plutôt qu’à une rétrospection.

Passons maintenant à notre troisième question, relative au rapport entre la notion d' "aliénation" et celle de "fétichisme marchand". Que la notion de "réification" participe de celle d'aliénation élaborée dans les œuvres de maturité, cela nous semble clair. Ce qui s'extériorise ici, qui prend une figure apparemment indépendante vis à vis des individus, ce sont leur propres rapports sociaux d'échange, qui leur apparaissent comme des rapports entre leurs produits (les marchandises), produits qui semblent acquérir ainsi une autonomie et une personnalité propre. Cela s'applique tout particulièrement au capital porteur d'intérêts, forme la plus violente de ce fétichisme, et qui apparaît aux individus comme être personnel extérieur à eux et qui les domine despotiquement ! Outre le vocabulaire même de "l'aliénation" qui fait ici retour ("domination" des hommes par certaines de leurs "choses" qui acquièrent une apparente "extériorité", "indépendance" et volonté propre) il convient de noter comme preuve suffisante que cette forme précise du capital est expressément désignée comme " forme aliénée du rapport capitaliste ". Maintenant nul ne s'étonnera si nous affirmons cependant que, si le fétichisme est indéniablement une des dimensions de la notion d'aliénation dans Le Capital, elle n'est ni la seule dimension de cette notion ni nécessairement la plus importante. Nous avons en effet exposé d'autres aliénations décrites dans cet ouvrage, et démontré par ailleurs que ces aliénations jouaient un rôle non négligeable en vue de l'élucidation des diverses modalités de l'assujettissement et de la mutilation des individus dans la société capitaliste. Par conséquent, il nous semble impossible de soutenir, comme Henri Lefebvre par exemple, que : " La théorie de l'aliénation (...) [des œuvres de jeunesse] devient dans le Capital théorie du fétichisme ". Le fétichisme n'est ici qu'une des aliénations participant à la théorie marxienne globale de l'aliénation. Elle est un reflet au niveau psychique des aliénations pratiques fondamentales des individus dans la production (conditions de production et instruments de production qui dominent l'homme) et dans la circulation (autonomisation des marchandises dans l'échange). Ce reflet est une aliénation psychique en ce qu'il est "naturalisation" de rapports sociaux potentiellement transitoires, modifiables ; ces rapports sociaux apparaissent alors comme "objectifs", "naturels", extérieurs à la volonté des individus.
 
 














CONCLUSION







Arrivé au terme de notre parcours théorique, nous revenons à ce qui fut notre point de départ. Notre motivation n'était évidemment pas purement théorique : réaliser une étude de "marxologie pure" quel sens cela pourrait-il bien avoir à part celui d'une bourde monumentale, quand on sait que Marx n'a jamais conçu sa théorie autrement qu'en interconnexion nécessaire, impérative avec une pratique politique. Nous avons voulu ici comprendre davantage notre monde, pour tenter de le transformer valablement à tous les niveaux, ce qui nous semble une tâche urgente. Nous nous sommes efforcés de nous initier de façon critique à une pensée révolutionnaire, en l'abordant par un biais précis, qui nous semblait pertinent.

En vertu de quelles oppressions subies en propre, en particulier, un individu peut-il se révolter contre la société qui organise ces oppressions ?

Quelle est la place spécifique d'un individu dans la lutte révolutionnaire qui procède d'une union des opprimés révoltés ?

Quel est l'état visé pour et par les individus dans la nouvelle société à construire sur la base du refus du "Vieux Monde"?

Tels ont été nos trois axes de questionnement.

Par rapport à ces trois "lieux" théoriques (sociétés de classe, lutte révolutionnaire, société sans classes) Marx s'est avéré plus prolixe que nous ne l'aurions imaginé relativement à notre thème. Sous réserve d'un examen critique plus serré que le nôtre, nous considérons comme viables pour aider à comprendre notre temps les théories de Marx concernant l'individu dans les sociétés de classes et l'individu de la société communiste. La situation individuelle dans les sociétés de classes est conçue par Marx comme étant celle d'une (quasi complète) négation des potentialités individuelles créatrices et singularisantes. Cela est déjà admirablement expliqué dans L'idéologie allemande de par l'instauration historique de la division hiérarchique du travail, des classes et de la propriété privée, d'où s'ensuit le rapport inter-individuel majeur de la domination (politico-économique et idéologique) des individus dominants sur les individus dominés et l'état d'aliénation individuelle et collective. Dans le Capital la négation des individus est également expliquée par la division hiérarchique du travail, l'existence de classes et de la propriété privée (des moyens de production), mais avec un appareil conceptuel et une documentation historique bien plus riche. On passe du concept de domination à celui d'exploitation (comme rapport inter-individuel central de la société de classes); par ailleurs le concept d'aliénation est fortement étayé et de nouveaux concepts déterminants entrent en jeu : valeur d'usage et valeur d'échange, marchandise, travail concret et travail abstrait, etc.

Par ailleurs, nous semble aussi tout à fait valable ce que Marx conceptualise comme le projet de la société communiste. Nous ne sachions pas que, depuis un siècle, on ait proposé aux humains un projet aussi ambitieux, aussi extraordinaire. Marx a notamment dégagé certaines des conditions négatives principales d'une société du libre développement des individus (en connexion positive avec la communauté), d'une histoire enfin maîtrisée et pleinement consciente : abolition des classes, de la propriété privée, de la division du travail. Par ailleurs, il a mis ainsi au centre éthique de sa pensée, comme sa motivation première, la motivation de la libération de tous les individus.

C'est justement par rapport au thème de l'individu en prise avec une telle lutte de libération que nous avons, a contrario, rencontré des thèses centrales du matérialisme marxien (déterminisme externe ou mécanisme) qui nous obligent à tempérer notre enthousiasme. Nous avons donc tâché d'ouvrir une question, sans pouvoir encore entièrement y répondre : pouvons-nous reprendre à notre compte tous les présupposés de Marx ? N'est-il pas nécessaire de rejeter toute dérive mécaniste, "nécessitariste", économiciste, de cet auteur, telles que nous en avons relevées nettement dans L'idéologie allemande ? Nous tenons qu'il faut infléchir, chaque fois que c'est nécessaire, la pensée de Marx du déterminisme strict vers le postulat d'une liberté de choix fondamental de l'individu (bien que par rapport à des conditions déterminées), et tout particulièrement du choix révolutionnaire comme libre, lié à un champ multiple des possibles et à un pari incertain sur un avenir incertain, en fonction d'un projet éthique et politique très exigeant. Un individu qui fait le choix audacieux, risqué, de la révolution ne le fait pas en vertu de seules déterminations objectives qui le "pousseraient" dans le dos. Un tel individu fait un réel choix, au sens plein du terme : il aurait pu tout aussi bien ne pas miser sur la révolution.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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